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Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)

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DU MOT M’RABOTH

On a parfois, en France, confondu les chériffs religieux avec de simples marabouts vulgaires, analogues à ce mendiant derviche, à ce multiforme « taleb sorcier » de qui le haillonnement pittoresque amusa nos peintres, lors de la conquête. Il avait en ce temps-là beaucoup de besogne, ce m’raboth[22]. Il pullulait, il devenait légion, pendant ces années de pacification pénible : car il servait aux insoumis de conseil, d’émissaire, d’espion et de négociateur — de chef au besoin — et c’était, sans compter les honneurs, de profitable besogne. Tel l’ont vu ceux qui les premiers explorèrent ces parages. Tel il reparaîtrait à l’occasion, mouche bourdonnante, réfugiée dans le nord ou dans quelque oasis. Mais son actuelle influence est piètre et s’exerce toute en dehors de celle des chériffs, des grands maîtres de confréries sahariennes.

[22] M’raboth, ou marabout, peut se traduire par moine, ermite ; littéralement, le mot signifie : « celui qui vit dans un ribat » — et le ribat est un asile, un réduit.

Par extension de sens, nos soldats nomment marabouts les coupoles ou koubbas sous lesquelles est enseveli un marabout — et, par une seconde extension, ils ont appelé marabouts les grandes tentes rondes ressemblant, selon ceux, à des koubbas.

Le bas peuple arabe, en sa naïveté égalitaire, nomme bien aussi m’raboth les chériffs vénérés. Mais ceux-ci s’en plaignent et s’en dépitent, jugeant qu’on les ravale ainsi au niveau d’un gardien de troupeaux de l’Erg, ou d’un jardinier du Touat, ou d’un tailleur de gandouras d’Ouargla, petit marabout de rencontre, végétant petitement de petites aumônes gagnées par son petit savoir-faire, lequel, en Afrique comme ailleurs, tient assez bien lieu de savoir.

Et le dédain des chériffs, expliquant ceci, devient immense et plisse leur front dont les fines veines charrient le sang même du Prophète. N’importe lequel d’entre eux se trouve froissé (même si par politique il le cache) lorsque la bêtise des humbles fidèles ou la légèreté des Européens l’appelle marabout. — J’y insiste. Eux aussi, les chériffs, y insistent à l’occasion : je me souviens que, me trouvant un jour (février 1899) dans la grande zaouïa ou maison-mère des Tidjanïa, mon inadvertance à ce sujet fut douloureusement relevée par les membres de cette lignée sainte. Comment ma langue avait-elle laissé échapper ce qui constituait une telle « gaffe » saharienne ? Je l’ignore. Mais je sais — et je sentis dès alors — que l’égratignure à l’amour-propre devait être bien cuisante pour qu’on fît à « l’hôte de Dieu » un reproche, même amical.

— Ne vois-tu pas, me dit-on, l’affront qui nous vient de ce terme impropre, dont trop de musulmans nous affligent aussi ? Excuse-nous… Tu ne peux nous confondre avec ces marabouts, pauvres hères rencontrés sur ta route…

J’en avais rencontré, en effet : joueurs de viole dans les cafés maures des ksour, empiriques guérissant les ophtalmies ou la fièvre par des inscriptions sur des œufs, ou même rentiers paisibles vivant des revenus de quelque koubba. L’un de mes chameliers également se disait m’raboth, l’ineffable va-nu-pieds Ben-Abdallah, fertile en récits édifiants comme en ingénieux poèmes… Et je compris que le rapprochement pouvait sembler peu flatteur à qui manie des millions[23] d’âmes, du sein de retraites agréablement opulentes, parmi les odeurs d’encens, la joie des intrigues et la quiétude de la méditation ; — à qui, méprisant le clergé des mosquées payé par la France, le clergé[24] « fonctionnariste », se dit fils et continuateur du Ressoul créa l’Islam.

[23] Le terme de millions n’est pas ici une figure : on estime à plus de cent soixante-dix millions (170.000.000) le nombre des khouan ou affiliés des « ordres » religieux musulmans.

[24] A proprement parler, il y a des théologiens, des prédicants, mais point de clergé et nul sacerdoce dans la religion d’Islam. Les musulmans ont théoriquement, pour chef spirituel, le chériff de la Mecque, et, pour chef temporel, le sultan de Constantinople. Mais en Asie comme en Afrique les déserts de sables sont vastes et eux, les officiels conducteurs d’âmes, sont très loin…

Quant à la hiérarchie rituelle en Afrique française, à ce clergé qui émarge à notre budget d’Algérie ou de Tunisie, imans, cadis, etc., il reconnaît la première de ces autorités ; mais il ne peut guère l’imposer, n’ayant pas lui-même d’influence. Il assiste donc aux progrès des « ordres » particuliers. Il les redoute et les désavoue, mais à voix baissée, car il est Arabe et prudent.

Pour les tribus nomades, ce sont les plus instruits du douar qui conduisent la prière en commun. Dès qu’un fidèle y sait déchiffrer péniblement quelques sourates du Koran, on le déclare taleb (savant), et très propre à catéchiser son entourage. Or, tous ces talebs ou tolba sont affiliés aux confréries — tous.

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