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Islam saharien : $b chez ceux qui guettent (journal d'un témoin)

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XII

30 septembre.

Le fort ne faiblit point,
Fût-il broyé comme le musc
Ou pilé comme le camphre…

Est-ce pour m’encourager, est-ce par simple hasard que Si-Kaddour m’a lu ces vers, pris dans le livre intitulé : les Perles des Pensées, autre œuvre du fécond théologue feu Bou-Saad-ed-Djazerti ?

Le fort ne faiblit point…

Je veux méditer cette parole : je veux « ne pas faiblir », non seulement envers la malveillance que je sens autour de moi, un peu davantage chaque matin — mais surtout envers moi-même : voilà mes rêves pendant qu’un vieux taleb m’explique la généalogie des Djazerti et l’emblème de leurs deux filiations : la chaîne corporelle, ou transmission de l’existence de chair ; la chaîne mystique, ou chaîne dorée, transmission de la baraka, de la bénédiction particulière, de la divine étincelle qui se lègue d’esprit en esprit.

— En va-t-il de même, ô taleb, chez les autres marabouts ?

Le cœur de Si-Kaddour se prit à saigner sous le coup de mes confusions stupides.

— Ya Sidi !! par ta tête chérie !! Pourquoi ce mot de « marabout » qui nous flagelle et nous insulte ?… Si le saint chériff actuel l’entendait à travers l’espace, il aurait le foie transpercé, Sidi, crois-moi. Et le Vénéré Sidi-Bou-Saad, son aïeul (Dieu lui donne le repos éternel !) se retournerait sur le flanc gauche dans son tombeau de la koubba, ya Sidi ! ya Sidi !!…

Pauvre Si-Kaddour… Son regard navré glissait entre les branches, jusqu’au Désert roux et ardent qu’il semblait prendre à témoin.

— O taleb, calme ta douleur ! Je sais que les Djazerti ne sont pas de vulgaires marabouts : ils sont chériffs.

Le brave homme me remercia de la rectification, puis continua de protester comme si je n’avais pas rectifié :

— Ya Sidi, ta bonté dépasse réellement celle de David, père de Salomon ! Et ta justice est extraordinaire ! Mais par Allah, vois-tu, ma tête s’égare quand j’entends appliquer au « Maître » ce terme vulgaire de mraboth (marabout). Un mraboth est un simple hère, qui s’en va faire de petits miracles devant de petites gens, et souvent vole leur argent, tel un vil imposteur. Mais les chériffs sont autre chose, par la bénédiction de la Sainte Kaaba ! Je n’ai pas à parler des prétentions de nos rivaux. Ils t’affirmeront ceci ou cela : les uns disent vrai, les autres mentent. Allah voit tout et connaît tout. Mais les Djazerti descendent du Prophète, Sidi. La lignée du lion ne doit pas se confondre avec la lignée du chacal, même quand elle bifurque !

Alors il m’expliqua, tantôt plein de lenteur et plein d’animation, ces hérédités compliquées des Saints purs entre les purs :

— La transmission de la chair, Sidi, peut se faire en même temps que la transmission de la baraka ; c’est ce qui arrive chez nous maintenant. Notre saint chériff actuel (qu’Allah protège son voyage !) descend directement de l’Illustre Sidi-Bou-Saad par son père Sidi-Mohammed et son grand-père Sidi-el-Aïd, lequel était le fils aîné du Sublime et du Vénéré (Dieu leur conserve à tous trois le salut !). Tous trois furent possesseurs et de l’héritage du sang et de l’héritage spirituel. Mais au-dessus d’eux, Sidi, avant eux, les deux chaînes se sont parfois écartées. Elles se rejoignent finalement à l’origine, en la personne de Celui après lequel il ne peut plus y avoir de prophète, le Père et fondateur de l’Islam, Notre-Seigneur Mohammed le glorifié (Dieu accorde à lui et aux siens le salut le plus complet !). Et la chaîne dorée remonte ensuite, comme tu sais, de Notre-Seigneur Mohammed à l’archange Djébril qui lui apporta le saint Koran… Et de l’archange Djébril elle va s’attacher au trône admirable d’Allah, et se fondre dans son indicible Lumière, comme un flambeau dans un grand foyer qui brûlerait sans se consumer… Et c’est Lumière sur Lumière… Et Dieu conduit vers la Lumière celui qu’il veut, car il peut tout et connaît tout…

La voix du bon taleb s’évanouit ici, accablée d’extase ; et nous restâmes muets sous l’ombre verte des treilles où frémissait le vent léger. Je pensai alors moins pieusement, mais non sans émotion pourtant, à une autre brillante lumière que du Désert j’avais aperçue, le soir de ma blessure, — à cette miraculeuse lumière qui m’a « conduit » en la zaouïa de Mozafrane, — que jamais depuis je n’ai revue… et dont je n’ai pu, malgré mes questions, découvrir l’origine ni le lieu.

— Tu dois te tromper. Sidi. C’était une des lampes d’argent, comme celle de ta chambre… ou quelque torche de palmier, promenée par un de nos esclaves…

Non. Quelle torche de palmier aurait cet éclat brillant et fixe ? Quelle lampe antique, à la mèche grésillant dans l’huile, projetterait ce rayon clair ?

Elle demeure encore aujourd’hui pour moi un songe parmi d’autres songes, l’apparition de cette flamme irréelle.


Nous étions alors sous une vigne en forme de tonnelle, qui couvre une suite de portiques dans le goût populaire italien — arcades bâties du reste par des maçons venus de Tripoli, à travers sables, Maures du rivage avant travaillé jadis à Malte, à Palerme — tant se mêlent les arts et les races autour de cette mer intérieure mi-chrétienne et mi-musulmane, d’où le souvenir païen n’est pas complètement enfui…

— Repose-toi, ô Sidi, fit le taleb. Le sommeil du corps, quand l’âme éveillée rêve, est un bienfait délicieux. Remercié soit le Très-Haut qui nous l’accorde ! Et moi je te laisse une courte minute. Je reviens, Sidi, presque avant que d’être parti.

Si-Kaddour s’absenta une grande heure, puis reparut, la mine soucieuse et comme angoissée. Il allongeait son bras sec, avec un geste de pythonisse douloureuse, au-dessus du bloc de marbre où fumaient, dans l’atmosphère pure, nos deux tasses de menthe et de thé.

— Ya Sidi, me dit-il, demain je te ferai voir, inch’ Allah, l’arbre de l’hérédité, la « double chaîne » des Djazerti, peinte de vermillon, d’or et d’azur. Si-Ahmed lui-même te montrera le parchemin.

Ainsi, c’était pour cela qu’il m’avait quitté, pour négocier l’exhibition de cette feuille ! J’éprouvai subitement, devant son visage contracté, la certitude qu’une lutte s’était prolongée entre lui et ceux qui ne m’aiment point. Les Djazerti se révèlent mes ennemis, plus que jamais — disons mes adversaires et ceux de ma race. Tout à l’heure ils ont passé le long de cette tonnelle (peut-être m’y savaient-ils, peut-être ne m’y savaient-ils pas). Leurs beurnouss blancs défilaient, tels des frocs de moines luxueux… Et leurs yeux ne m’entrevoyaient point : l’« infidèle » n’existe plus devant leurs âmes de Saints très élevés.

Cependant cette résistance à laisser mes yeux roumis se poser sur les enluminures me parut de fâcheux augure. On ne l’eût point faite il y a huit jours ; et tous les Arabes d’origine noble paradent si volontiers de leurs généalogies, dès que sont là des hôtes nouveaux.

— Alors, demain, Sidi ?

Je secouai négativement la tête.

— Je ne pense point, ô taleb, qu’il soit nécessaire d’aller contrôler tes paroles.

L’excellent vieux me regarda, d’un air surpris, ensuite inquiet, enfin désespéré. Hélas ! aucune des supplications déjà exprimées par lui, qui en est prodigue, n’atteignit la véhémence de celle qui se déchaînait maintenant. Elles en tremblaient, ses joues ridées, et ses paupières à mille petits plis, et ses grosses lunettes de corne.

— Ya Sidi ! Sidi !! Par la bénédiction d’Allah sur toi ! par le ventre de celle qui t’a conçu ! tu vas me jeter dans le deuil du tombeau !!… Sid’Ahmed lui-même, je le le répète, le propre neveu du chériff, doit te montrer les peintures !! Il me l’a promis sous les serments inviolables !!!… Que ton esprit distingué, Sidi, ne manque pas cette occasion de voir des choses édifiantes, et d’éviter un tel chagrin au plus dévoué de tes serviteurs !!!

Incapable, malgré toutes mes bonnes raisons, de résister davantage, je me suis engagé sottement pour le prochain après-midi, au temps qui suit la prière d’aasser.

— Voyons, calme-toi ; c’est entendu, taleb, j’irai…

— Ya Sidi !

— J’irai, j’irai…

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