← Retour

L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques

16px
100%

VI

Les conteurs du moyen âge, prêtres ou laïques, ont semé, plus que personne, de ces beaux mensonges à destinée singulière, qui, soutenus d'âge en âge par la crédulité naïve, sont parvenus à se faire en pleine histoire une floraison inattendue.

C'est à l'un d'eux, le moine Jean, que l'on doit par exemple, la première version du joli conte que Collé prit de bonne foi dans l'histoire anecdotique et déjà presque légendaire du Béarnais, et dont il fit le fond de sa comédie: La Partie de chasse de Henri IV. Il s'imaginait, et de son temps quelqu'un pouvait-il le démentir? qu'il mettait en scène une aventure vraie dont il ne changeait ni l'époque ni le héros, tandis qu'en réalité il faisait sa pièce avec un conte qui datait du XIIe siècle, et dans lequel l'Angevin Geoffroy Plantagenet avait joué d'origine, et, comme on dit, créé le beau rôle[85].

[85] Hist. de Geoffroy Plantagenet, par le moine Jean, p. 26-40.—Hist. litt. de la France, t. XIII, p. 356.—Quand Geoffroy mourut, l'aventure échut à son fils avec le reste de son héritage. Dans une ballade anglaise sur ce sujet, c'est Henri II, fils de Geoffroy, qui joue son rôle. V. l'analyse de cette ballade dans le Magasin pittoresque, 1839, p. 345-347.

Il en est de même pour la fameuse histoire du chien de Montargis, dont les faiseurs d'Ana, sur la foi du vieux Vulson de la Colombière[86], illustrent tous le règne de Charles V, croyant ainsi lui constituer ses meilleurs droits au surnom de Sage et au titre de Salomon de la France. La vérité, c'est qu'elle courait le monde bien avant que ce roi ne fût né. On la trouve dans la Chronique d'Albéric, moine des Trois-Fontaines[87], qui se termine à l'année 1241, c'est-à-dire un peu moins d'un siècle avant la naissance de Charles V.

[86] Théâtre d'Honneur et de Chevalerie, t. II, p. 300.

[87] Hanovre, 1680, in-4, p. 105.

Le moine, qui plus est, la donne comme bien antérieure à son temps, puisqu'il la fait se passer sous le règne de Charlemagne; encore la raconte-t-il moins comme une vérité que comme une fiction: «C'est, dit-il, une de ces fables tissues par les chanteurs gaulois, qui, bien qu'elles plaisent, s'écartent par trop de la vérité de l'histoire. Comme bien d'autres, elle a été composée en vue de gagner un peu d'argent.» Il disait vrai: l'un des romans dans lesquels elle fut intercalée en façon d'épisode, sans que les noms de Macaire et d'Aubry fussent changés, a été retrouvé, il y a deux ans, par M. Guessard, à la bibliothèque de Saint-Marc, à Venise[88].

[88] Notes sur un manuscrit français de la Biblioth. de Saint-Marc, par F. Guessard, 1857, in-8, p. 18.—La même histoire se trouve sous d'autres noms dans une version portugaise de Tiran le Blanc. V. à ce sujet, le Bull. de l'Alliance des arts, 25 mars 1843, p. 302-303.

En la voyant ainsi se promener de chansons en chansons, et de romans en romans, on peut juger de sa popularité, mais il ne semble aussi que plus difficile de fixer l'époque véritable où elle dut se passer, si toutefois elle eut jamais quelque réalité. Des chansons et des romans, elle fut tout naturellement transportée sur les images; on sait que son titre populaire, Histoire du chien de Montargis, lui vient de ce que la principale péripétie s'en trouvait figurée sur un bas-relief placé au dessus de la cheminée de la grand'salle du château de Montargis[89]. Montdidier, où l'on disait qu'était né le chevalier Aubry; Paris, où l'on racontait que le duel de son chien avec l'assassin Macaire avait eu lieu dans l'île Notre-Dame[90], s'étaient ainsi vu préférer, à cause du bas-relief, une ville qui n'avait autrement rien à faire en tout cela[91].

[89] On voit ce bas-relief vaguement indiqué sur la gravure que Du Cerceau a donnée de cette grand'salle dans ses Villes et Châteaux de France.

[90] Le récit qu'on trouve dans le Mesnagier publié par M. J. Pichon, t. I, p. 93, ne lui donne pas d'autre champ clos.

[91] V. encore, à ce sujet, Bullet, Mythol. franç., p. 64. La gravité des gens qui citèrent ce débris de roman comme un fait historique contribua beaucoup à autoriser l'erreur. L'un des plus célèbres avocats du XVIIe siècle, Cl. Expilly, ne se fit-il pas un jour une preuve juridique de ce combat du chien et de Macaire? V. son Plaidoyer XXX, et Bruneau, Observat. sur les lois criminelles, in-4º, p. 376.

L'aventure de Pépin, abattant d'un seul coup de sabre la tête d'un lion furieux dans la cour de l'abbaye de Ferrière[92], doit être aussi rangée parmi les contes dont on ne connaît pas le héros véritable, et pour lesquels chaque nation, chaque époque ont un acteur de rechange[93].

[92] Monachus Sangallensis, cap. XXIII.

[93] Cette histoire se rencontre, par exemple, dans l'Historia de las guerras civiles de Granada, par Perez de Hita, et elle était, d'après le titre, sacada de un libro arabigoy traducido en castellano.

Celui-ci a été mis en cours par le moine de Saint-Gall, et n'en est pas plus respectable. Le bon religieux, en effet, est coutumier de mensonges ou tout au moins de suppositions historiques[94]. Sa Chronique n'est très souvent qu'un écho prolongé des commérages émerveillés de la légende.

[94] C'est encore lui (Des Faits et Gestes de Charles le Grand, coll. Guizot, t. III, p. 247) qui renouvelle pour Pépin le Bossu, bâtard du grand Charles, le récit de l'aventure de Tarquin le Superbe abattant les têtes des plus hauts pavots de son jardin, etc. Enfin, M. Depping (Rev. franç., 2e série, t. III, p. 262) l'a convaincu d'erreur pour la relation qu'il fait de l'ambassade d'Haroun à Charlemagne.

Le savant historiographe de la Marine, M. Jal, l'a pris en faute pour un fait plus important que celui dont nous venons de parler, plus spécieux dans son mensonge, ce qui en accroît le danger, et, qui pis est, tout autant répété. Aussi M. Jal s'indigne-t-il moins contre le vieux moine, qu'il ne donne sur les doigts des routiniers qui, de nos jours encore, reprennent sans examen et perpétuent son conte. Voici ce fait, qui, tout d'abord, vous reviendra en mémoire, comme l'un des plus rebattus de vos souvenirs de collège. Nous le donnons tel que le raconte M. Michelet, à la page 57 d'un livre où il figure plus mal qu'en tout autre, puisque c'est le Précis de l'histoire de France, ouvrage d'éducation dans lequel des vérités triées et certaines devraient seules avoir place:

«Un jour, dit donc M. Michelet, d'après le moine de Saint-Gall, un jour que Charlemagne s'était arrêté dans une ville de la Gaule narbonnaise, des barques scandinaves vinrent pirater jusque dans le port. Les uns croyaient que c'étaient des marchands juifs, africains, d'autres disaient bretons; mais Charles les reconnut à la légèreté de leurs bâtiments. «Ce ne sont pas là des marchands, dit-il, ce sont de cruels ennemis.» Poursuivis, ils s'évanouirent. Mais l'empereur s'étant levé de table, se mit, dit le chroniqueur, à la fenêtre qui regardait l'Orient et demeura très longtemps le visage inondé de larmes. Comme personne n'osait l'interroger, il dit aux grands qui l'entouraient: «Savez-vous, mes fidèles, pourquoi je pleure amèrement? Certes, je ne crains pas qu'ils me nuisent par ces misérables pirateries; mais je m'afflige profondément de ce que, moi vivant, ils ont été près de toucher ce rivage, et je suis tourmenté d'une violente douleur, quand je prévois tout ce qu'ils feront de maux à mes neveux et à leurs peuples.»

Tel est le fait, très agréable à raconter certainement, et dont, à cause de ce charme même, on se garderait presque de vérifier à fond l'authenticité, de peur de ne pouvoir plus après en illustrer son livre. Voici maintenant la réfutation, d'autant plus hardie, qu'il y a là, je le répète, un récit qui tient fortement dans l'esprit des historiens et dans le souvenir du public. Mais les historiens ne le feront pas moins, et le public y croira toujours.

«Je voudrais bien, dit M. Jal[95], qu'on renonçât au plaisir de répéter..... la fameuse anecdote mise en circulation par le moine de Saint-Gall..... Le silence d'Eginhard est d'un grand poids contre l'authenticité de cette historiette, qui fait arriver inopinato vagabundum Carolum dans une ville maritime de la Gaule narbonnaise, et lui fait voir des barques normandes sur un point du littoral de la Méditerranée..... En y songeant bien, l'on verra que le conteur ne nous dit pas plus la date du voyage du vagabundus Carolus que le nom de la ville où il arriva inopinément.

[95] Journal des Débats, 21 oct. 1851.

«On conviendra qu'Eginhard, bien placé pour savoir ce que faisait le roi dont il suivait les pas, n'aurait pas manqué de raconter cette anecdote, plus importante assurément que les mentions des chasses ou des parties de pêche auxquelles assista Charlemagne; on se rappellera surtout que la Chronique de Roderic de Tolède, comme les Gesta Normannorum publiés par Duchesne, et la Chronique rimée de Benoît de Saint-Maure, rapportent à l'année 859 ou 860, c'est-à-dire à quarante-six ans environ après la mort de Charlemagne, la première entrée des Normands dans la Méditerranée; enfin l'on se demandera... si le moine de Saint-Gall, qui écrivait pour Charles le Gros, en 884, alors que la France, toujours menacée ou envahie par les Normands, appelait un défenseur énergique, n'imagina pas, dans une intention louable de patriotisme, ce petit mensonge, ou, si l'on veut, cet apologue, dans lequel Charlemagne s'adresse en pleurant à ses successeurs.

«Pour moi, ajoute M. Jal, je n'en saurais douter quand j'entends le chroniqueur s'écrier à la fin de son récit: «Pour qu'un pareil malheur ne nous arrive pas, que le Christ nous protége, et que votre glaive redoutable se trempe dans le sang des Normands, en même temps que le fer de votre frère Carloman!» Il me semble que le moine de Saint-Gall, fier de la leçon qui ressortait pour son maître de son ingénieuse invention, dut se dire à peu près, comme à une autre époque Estienne Pasquier, à propos d'une anecdote qui caressait la magistrature: «Je crois que cette histoire est très vraie, parce que je la souhaite telle.»

Et pour combien d'autres n'en est-il pas de même! La vérité, cette suprême loi, se subordonne aux convenances. Nous le prouverons par plus d'un fait encore; mais, pour le moment, il ne s'agit que de Charlemagne et des Normands.

Je ne veux pas quitter ceux-ci sans vous dire en passant que l'histoire du mariage de Rollon, leur chef, avec Giselle, fille de Charles le Simple, à l'occasion du traité de Saint-Clair-sur-Epte, en 911, n'est pas moins imaginaire que toutes celles qui précèdent, par la raison que Rollon avait alors environ soixante-quinze ans, et pour cette autre plus décisive, que Giselle n'était probablement pas née encore[96]. Quel moyen de faire conclure un mariage, même politique, entre un septuagénaire et une fille à naître?

[96] V. un travail de M. Auger dans les Mémoires de la Société biblioph. histor., et l'Histoire de Normandie, par M. Th. Licquet, Rouen, 1835, in-8º. Le savant conservateur de la Bibliothèque de Rouen avait hasardé pour la première fois, dans les Mémoires de la Société des antiquaires de Normandie pour 1827 et 1828, cette opinion, qui, entre autres approbations, obtint celle de M. Raynouard (Journal des Savants, 1835, p. 753), après avoir trouvé quelques contradicteurs, notamment dans le Bulletin des Sciences historiques du baron de Férussac, t. XIV, p. 204.

Je ne veux pas non plus m'éloigner de l'époque de Charlemagne sans vous émettre au passage certain doute du savant Fréd. Lorentz[97], touchant l'existence de cette fameuse école palatine que Charlemagne présidait sous le nom de David, où l'on voyait Alcuin prendre celui d'Horace, Engelbert celui d'Homère, etc. Selon l'érudit allemand, c'est un conte absurde. J'ajouterai, pour concilier tout, que M. Francis Monnier[98], sans vouloir détruire ni même combattre ce doute de Lorentz, ne l'accepte pas, du moins tel qu'il l'a émis. La réunion «que la postérité a nommée Académie palatine» fut, il en convient, «une réunion toute morale de savants» qui se connaissaient, sans beaucoup se voir, et qui, pour ainsi dire, ne se réunissaient qu'à distance, mais dont l'influence n'en fut pas moins tout aussi active sur l'esprit de leur temps que celle d'une école permanente et d'une académie à séances assidues: «Frédérik Lorentz, dit-il, s'est trop pressé de la reléguer au rang des fables, car, ajoute-t-il avec un grand sens, si l'on ne veut s'arrêter qu'au mot lui-même, Charlemagne est bien autre chose que le fondateur d'une académie, d'une université, puisqu'il les a toutes préparées. Il est, avec Alcuin, son intelligent ministre, le restaurateur des lettres en Occident.»

[97] De Carolo Magno litterarum fautore, etc., 1828, in-8, p. 42, et Alcuins Leben, p. 171.

[98] Alcuin et Charlemagne, 2e édit., 1864, in-12, p. 127.

Puisqu'il a tout à l'heure été question d'Eginhard, je crois bon de vous répéter en courant que ses amours et son mariage avec Emma ou Imma, fille de Charlemagne, ne sont qu'un roman, dont la première version, naïvement consignée dans la Chronique du monastère de Lauresheim, a été depuis amplement exagérée dans son mensonge par les conteurs, les poètes et les peintres[99]. Il est sûr que Charlemagne n'eut pas de fille du nom d'Emma, et, quoi qu'en ait dit dom Rivet[100], se faisant fort d'un passage de la 32e lettre d'Eginhard, il n'est d'aucune façon certain que celui-ci ait été le gendre de Charlemagne. Il ne faut même que lire la fin du XIVe chapitre de sa Vie de l'empereur pour s'assurer qu'il ne dut pas l'être. Eginhard n'y dit-il pas que Charlemagne «ne voulut jamais marier aucune de ses filles, soit à quelqu'un des siens, soit à des étrangers»? A moins qu'Eginhard ne fût aussi distrait que M. de Brancas, qui oubliait parfois qu'il était marié, je ne comprends pas qu'ayant pour femme une des filles de Charlemagne il ait pu parler ainsi.

[99] On a été jusqu'à mettre la scène de ce roman dans une des petites cours de l'hôtel de Cluny. V. la Notice sur l'hôtel de Cluny, p. 9.

[100] Hist. litt. de la France, t. IV, p. 550. Mabillon, dans ses Annal. Bénédict., a de même donné créance à cette légende, t. II, p. 223, 426.

Quant à l'épisode de la neige, traversée d'un pas ferme par la vigoureuse princesse qui porte son amant sur ses épaules, pour dérober ses traces aux regards de son père, il n'est pas plus vrai que le reste, si l'on persiste surtout à lui donner pour héros Eginhard et Emma. Avant que la Chronique de Lauresheim, publiée pour la première fois en 1600[101], fût venue le mettre sur leur compte, le Miroir historical[102] de Vincent de Beauvais, l'avait popularisé chez nous plusieurs siècles auparavant, en lui donnant pour principal personnage l'empereur d'Allemagne, Henri le Noir[103].

[101] Scriptores rerum Germanicarum, publiés par Marquard Freher, 1600, in-fol., t. III.—Cette chronique a été ensuite donnée à part sous le titre de Chronicon Laurishamense, 1768, in-4. V. au t. I, p. 40-46.

[102] 5 vol. in-fol., 1495.

[103] V. les frères Grimm, Traditions allemandes, traduites en français par M. du Theil, in-8, t. II, p. 149.—Guillaume de Malmesbury, dont le récit est antérieur à celui du chroniqueur de Lauresheim, raconte aussi l'anecdote, en la mettant sur le compte de Henri le Noir. (De Gestis regum Anglorum, lib. II, chap. XII.)

C'est d'une vanité de descendants que vint toute la légende, ou du moins sa popularité. Les comtes d'Erpach se croyaient descendus d'Eginhard, mais une plus noble ascendance leur eût fort agréé. Ayant à choisir, ils s'attribuèrent celle de Charlemagne, et la rattachèrent à l'autre par le conte qui a fait fortune. Ils imaginèrent de faire courir le bruit qu'on avait ouvert à Selgenstratt le tombeau d'Eginhard, et que l'histoire de ses amours et de son mariage avec Imma s'y était trouvée gravée en peu de mots sur une lame de plomb[104]. Il n'en fallut pas davantage pour que, cette prétendue preuve venant s'ajouter au récit, sans doute arrangé lui-même, de la Chronique de Lauresheim, on acceptât toute la légende, sans plus la contester. Freher, qui avait publié la Chronique, n'avait pas cru à l'histoire de ces amours, et l'avait dit. C'est alors que, pour détruire le mauvais effet de ce doute, les comtes d'Erpach avaient imaginé l'ouverture du tombeau d'Eginhard et la trouvaille de la lame de plomb. Dès lors on put croire, sur ce point, l'incrédulité bien morte; mais Bayle, en reprenant le doute de Freher, la réveilla[105], et lui donna par l'autorité de sa critique assez de force pour qu'elle pût de nouveau serrer de près le mensonge, et en avoir définitivement raison.

[104] Hubert Thomas, Vie de l'Électeur palatin Frédéric, t. II, p. 10.

[105] V. dans son Dict. crit., in-fol., t. II, l'article Eginhard, à l'endroit où il dit: «Freher n'ajoute aucune foi à ce conte.» V. aussi le Ducatiana, t. I, p. 178-179.


Chargement de la publicité...