L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques
XVI
Je pourrais avoir beaucoup à dire sur le règne de Charles VI et sur celui de Charles VII, si je continuais cette réfutation des faits mal éclaircis ou faussement racontés. Ils ne manquent pas alors; mais les paroles à grand effet manquent davantage. Pressés par les événements, les personnages ne prennent pas le temps de faire des mots, les historiens d'en inventer[193].
[193] Il est toutefois deux erreurs sur l'histoire du temps de Charles VI que je ne veux pas laisser passer sans dire mon mot. La première, qui vient des Essais sur Paris, par Sainte-Foix, comme l'a prouvé l'abbé Rive, se rapporte à l'invention des cartes à jouer, qu'on attribue à Jehan Gringonneur, bien qu'il n'ait rien inventé et se soit contenté d'être le fournisseur du roi pour ces cartes depuis longtemps connues, ainsi que l'ont prouvé: l'abbé Rive, que je viens de nommer, dans sa brochure, Éclairciss. hist. sur les cartes, 1780, in-12, p. 41; Leber, Étude sur les cartes à jouer, p. 43; Duchesne, Annuaire historique de 1837, p. 174, 182, 190; et P. Lacroix, Curios. de l'hist. des arts, p. 21, 24, 41, 42.—La seconde erreur est dans la façon dont on a lu longtemps la devise du duc d'Orléans, ennemi de Jean sans Peur. Cette devise était Je l'enuie, pour Je l'ennuie; on lut Je l'envie, gros contre-sens qui, substituant une sorte d'hommage à une insolence, enlevait toute raison au mécontentement du duc de Bourgogne, dont le meurtre de celui qui se faisait gloire de l'ennuyer fut le dernier éclat. V. à ce sujet une note de M. A. Vallet, dans la Biographie Didot, t. XXXVIII, p. 803, et nos Chroniques et Légendes des rues de Paris, p. 85.
Ma tâche se trouve ainsi singulièrement restreinte pour cette époque.
J'ai bien les paroles dites par Jeanne d'Arc, mais de celles-là je n'ai point à m'occuper; elles sont toutes de la plus naïve et aussi de la plus glorieuse vérité. Pour le prouver, on a mieux que les pièces de l'histoire, on a les pièces d'un double procès, celui de sa condamnation, celui de sa réhabilitation, qui toutes rendent témoignage de l'élévation, de l'éloquence de son bon sens, et de cette promptitude vaillante dans la répartie, dont le plus beau trait peut-être est ce qu'elle dit quand on lui fit un crime d'avoir déployé sa bannière auprès du roi le jour du sacre. Comme la phrase est une des plus souvent citées, il est bon d'en rétablir le texte authentique.
«Interrogée pourquoi son estendard fut plus porté en l'église de Reims au sacre que ceux des autres capitaines, répond: «Il avoit esté à la peine, c'estoit bien raison qu'il fust à l'honneur.»
Dans le nombre de ses réponses, il s'en trouve une qui aurait dû suffire à détruire l'opinion partout admise que Jeanne était bergère au moment de sa mission. Elle ne l'était pas plus alors que sainte Geneviève ne l'avait été[194]. Écoutez-la elle-même le dire à ses juges:
[194] V. une curieuse page du Valesiana, p. 43, et aussi Le Roux de Lincy, Femmes de l'ancienne France, t. I, p. 39, 598.
«Interrogée si elle avoit apprins aucun art ou mestier, dit que oui et que sa mère lui avoit apprins à cousdre, et qu'elle ne cuidoit point qu'il y eust femme dans Rouen qui lui en sceust apprendre aulcune chose. Ne alloit point aux champs garder les brebis ne autres bestes[195].»
[195] Le Procès de Jeanne d'Arc, édit. Buchon, 1827, p. 58, 69. «Quant à avoir gardé les bestiaux, lit-on aussi dans l'Histoire de Charles VII de M. Vallet de Viriville, t. II, p. 45, note, elle dit qu'elle ne s'en souvenait plus.»