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L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques

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XXIV

Si je passe au crible tous les mots dont l'imagination des faiseurs d'esprit s'est plu à gratifier les rois, ce n'est pas, certes, pour faire grâce davantage à ceux qu'ils ont bénévolement prêtés à leurs bouffons. Je trouve justement, à cette époque de François Ier, un de ces bons mots de fous de cour dont il est à propos de faire enfin justice.

Charles-Quint s'est fié à la parole de François Ier, et il va passer par la France pour se rendre dans les Pays-Bas. Comme on l'attend à Paris, le roi avise son fol, Triboulet, qui griffonne dans un coin. «Que tiens-tu là? lui dit-il.—Le Calendrier des fous, et j'y écris un nom.—Lequel?—Celui de l'empereur Charles, qui fait la folie de se mettre à votre merci en traversant ce royaume.—Mais si je le laisse passer?—Alors, c'est votre nom que j'inscrirai sur mon livre à la place du sien.»

Tout est faux dans cette anecdote, prise sous cette date et avec ces personnages. Triboulet, fol, complétement fol, comme écrit de lui Pantagruel; fol à vingt-cinq carats, dont les vingt-quatre sont le tout, comme dit aussi à son sujet Bonaventure Desperriers, était tout à fait incapable d'une saillie pareille; d'ailleurs, raison beaucoup plus décisive, il était mort depuis cinq ans, lorsque en 1540 Charles-Quint se hasarda de passer par la France.

C'est à un autre fou, dans une tout autre circonstance, que l'aventure arriva. Écoutez Brantôme vous raconter comment alors fut lancée la bonne riposte.

«Ce grand roy Alphonse avoit en sa cour un bouffon qui escrivoit dans ses tablettes toutes les folies que luy et les courtisans faisoient le jour et la semaine. Par cas, un jour le roy voulut voir ses tablettes, où il se trouva le premier en date pour avoir donné mille escus à un Maure, pour luy aller quérir des chevaux barbes en Barbarie. Ce qu'ayant vu, le roy luy dit: «Et pourquoi m'as-tu mis là? et quelle folie ai-je faite en cela?» L'autre luy répondit: «Pour t'estre fié à un tel homme qui n'a ni foi, ni loi: il emportera ton argent et tu n'auras ni chevaux ni argent, et ne retournera plus.» A quoi répliqua le roy: «Et s'il retourne, que diras-tu sur cela?» Le bouffon, achevant de parler, dit alors: «S'il retourne, je t'effaceray de mes tablettes, et le mettray en ta place, pour estre un grand fol et un grand fat d'estre retourné, et qu'il n'ait emporté tes beaux ducats[270]

[270] Œuvres de Brantôme, édition du Panthéon littéraire, t. I, p. 47.—Une anecdote dont un mot semblable fait le dénouement se trouve dans un livre turc du XVIIe siècle, Conseils de Nabi Effendi à son fils Abou'l-Kaïr. V. dans la Correspondance litt., 5 déc. 1858, p. 32, un article de M. Ch. Defrémery sur ce livre.

La réfutation ici n'était sans doute pas des plus nécessaires. Voltaire disait en pareil cas: «La chose n'est pas bien importante,» mais il se hâtait d'ajouter: «La vérité est toujours précieuse[271]

[271] Mélanges historiques, Fragments sur l'histoire, article VIII.

Nous dirons comme lui, et nous continuerons notre tâche, au risque de glaner parfois des riens et de tondre sur des vétilles.


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