L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques
LXIV
Peu de mots dits pendant la Restauration eurent autant de succès que la fameuse phrase de M. Dupin, dans le Procès de tendance de 1825, par laquelle il comparait l'institut des Jésuites à une épée dont la poignée est à Rome et la pointe partout. Ce n'était pourtant pas une chose bien neuve. D'Aubigné avait déjà dit cela presque dans les mêmes termes à la fin du XVIe siècle[694]. J.-B. Rousseau, qui trouva la phrase du vieux huguenot dans un bouquin, où nous l'avons lue nous-même, écrit, le 25 mars 1716, à Brossette: «J'ay vu dans un petit livre, l'Anti-Coton[695], que la Société de Jésus est une épée dont la lame est en France et la poignée à Rome[696].»
[694] Meyer, Galerie du XVIe siècle, t. II, p. 355.
[695] Anti-Coton, ou Réfutation de la lettre déclaratoire du Père Coton, etc., 1610, in-18º, p. 73. Le mot que J.-B. Rousseau modifie un peu y est donné comme venant d'un «Polonois».
[696] Ce qui n'était d'ailleurs, sous une autre image, que la pensée de Minutius Felix dans l'Octavius, pensée que Bartoli avait donnée pour devise à saint Ignace, fondateur de l'ordre: «Le soleil est attaché au ciel, mais il est répandu sur toute la terre.»—J'avais pu penser que M. Dupin, dans sa plaidoirie, avait donné la phrase comme une citation; mais la manière dont il l'a reproduite dans ses Mémoires (t. Ier, p. 215) prouve qu'il veut faire croire qu'elle est bien de son cru. C'est donc un petit emprunt tacite à enregistrer avec ceux qu'il fit, pour son Précis historique du droit romain, à Heineccius, à Bossuet, et dont on l'a convaincu, preuves en main, dans la brochure: Chiquenaude sur le nez de M. Dupin, par Menippe (Giampietri), 1850, in-12. Il aurait eu plus de peine à s'en justifier que du mot: Chacun chez soi, chacun pour soi, que M. L. Blanc (Histoire de Dix Ans, t. II, p. 139) lui avait désobligeamment prêté, et dont il a pleinement démontré la fausseté dans ses Mémoires, t. II, p. 267-269.
Le plus curieux de l'affaire, c'est que le mot anti-jésuite prit la forme définitive que M. Dupin lui laissa, et qu'il doit garder, de la main d'un abbé, qui se plaignait parfois qu'on dît du mal de la Société de Jésus, dont il avait fait partie. «J'osai dire, écrit Diderot à mademoiselle Voland[697], qu'à juger de ces hommes (les jésuites) par leur histoire, c'était une troupe de fanatiques commandée despotiquement par un chef machiavéliste. L'abbé Raynal ne fut pas content de ma définition, quoiqu'il ait imprimé dans un de ses ouvrages que la Société de Jésus est une épée dont la poignée est à Rome et la pointe partout.»
[697] Œuvres choisies de Diderot, édit. F. Génin, 1856, in-12, p. 298.
N'est-ce pas le mot de d'Aubigné? N'est-ce pas aussi celui de M. Dupin? Ainsi, toujours de vieux traits refondus, reforgés, refourbis!
L'esprit si renommé de M. de Talleyrand en est fait presque tout entier. On a donné de lui, dans le Mercure du XIXe siècle[698], sous le titre de Talleyrandana, un recueil de bons mots qu'on a étendu ensuite en un petit volume qui s'appelle Album perdu[699]: tout ce qui s'y trouve, ou peu s'en faut, se lit déjà dans une foule de livrets plus ou moins centenaires. On en a changé un peu la rédaction, on les a appliqués à des noms nouveaux: le procédé du rajeunissement n'a pas été plus loin.
[698] T. XXXIII, p. 402.
[699] 1829, in-12.—Ce petit volume est rare. L'exemplaire que nous possédons vient du docteur Koreff, autre grand diseur de bons mots, qui dut faire, lui aussi, son profit de tous ceux qu'on prêtait à M. de Talleyrand. C'est, vous le voyez, un ricochet d'emprunts à n'en plus finir.
Sur une lettre de M. de Talleyrand, datée de Londres, le 17 septembre 1831, se trouve une note bien curieuse, écrite de la main même du frère de ce grand chercheur d'esprit. On y apprend que pour tout bréviaire l'ex-évêque d'Autun lisait, quoi? L'Improvisateur français[700].
[700] Catalogue d'une intéressante collection d'autographes composant le cabinet de feu M. l'abbé Lacoste. Paris, 1840, in-8º, p. 79, nº 711.
C'est nous livrer tout entier le secret de l'esprit de M. de Talleyrand, secret que d'ailleurs nous avions entrevu déjà. L'Improvisateur est, pour que vous le sachiez, un recueil d'anecdotes et de bons mots en vingt et un volumes in-douze, disposés par ordre alphabétique, pour plus de commodité. Vingt et un volumes! Au débit que faisait M. de Talleyrand, il ne lui fallait pas moins.
Avant cette découverte, le recueil me semblait avoir un titre étrange; mais quand je vis par là de quelle utilité il peut être pour qui veut improviser de l'esprit à coup sûr, à heure dite, je trouvai que ce titre était, au contraire, ce qu'il y avait peut-être de plus spirituel dans la collection.
M. de Talleyrand était souvent approvisionné d'esprit avec moins de peine encore, plus gratuitement. Il lui en arrivait de partout, sans qu'il y songeât, sans même qu'il le sût; aussi, pour mon compte, je ne regarde comme étant bien à lui que les mots qu'il a dits publiquement. Ils sont rares. En voici un toutefois qu'on trouve dans un de ses meilleurs discours, prononcé à la Chambre des pairs en 1821: «Je connais quelqu'un qui a plus d'esprit que Napoléon, que Voltaire, que tous les ministres présents et futurs: c'est l'opinion[701].»
[701] Cette phrase, qui est restée, eut un très grand succès. (Journal anecdot. de madame Campan.... 1824, in-8º, p. 81.)
Suivant Stendhal[702], c'est aussi M. de Talleyrand qui aurait dit: «La vie privée d'un citoyen doit être murée.» Je l'admets; il y avait prudence, pour le diplomate, à se faire ainsi l'apôtre de la discrétion.
[702] Lettre à M. Colomb, du 31 oct. 1823. (Correspondance, 1855, in-18, Ire part., p. 249.)
Je crois aussi volontiers, sous la garantie de M. Sainte-Beuve[703], que le fameux: «N'ayez pas de zèle[704]» est de M. de Talleyrand.
[703] Critiques et portraits, t. III, p. 324.
[704] Ce n'est en somme que le conseil du ministre Chesterfield à un résident de ses amis: «Temper! lui disait-il, temper! pas de vivacité.» (Philarète Chasle, Revue des Deux-Mondes, 15 décembre 1845, p. 919.)
Tout mot bien venu prenait son nom pour enseigne, et ainsi recommandé ne faisait que mieux son chemin, en raison de cette nonchalante habitude des causeurs, que Nodier définit ainsi: «C'est le propre de l'érudition populaire de rattacher toutes ses connaissances à un nom vulgaire[705].» Un mot ne lui venait quelquefois à lui-même que harassé, défloré. L'apprenant après tout le monde, il en riait naïvement comme d'une nouveauté, quand chacun était las d'en rire. «Mais c'est de vous!» lui disait-on. Si le mot en valait la peine, il laissait dire et ne reniait pas la paternité. C'est à peu près ainsi qu'aux Cent-Jours il apprit par un compliment de M. de Vitrolles que le fameux: C'est le commencement de la fin, mot de situation s'il en fut jamais, était de lui, Talleyrand. Il l'avait trouvé fort juste; il l'endossa donc très volontiers[706].
[705] Questions de littérature légale, p. 68.—«L'homme qu'on choisit ainsi pour lui faire endosser l'esprit de tout le monde est pour les badauds de Paris, lit-on dans la Revue britannique (octob. 1840, p. 316), ce que la statue de Pasquin est pour les oisifs de Rome, une sorte de monument banal où chacun s'arroge le droit d'afficher ses saillies bonnes ou mauvaises.»
[706] Nous devons la connaissance de ce fait à notre savant ami Audibert, qui le tenait de M. de Vitrolles lui-même.—En pareil cas, madame du Deffand y mettait plus de conscience. Sur un mot du roi de Prusse, au sujet des philosophes qui abattent la forêt des préjugés, on prétendait qu'elle avait dit: Ah! voilà donc pourquoi ils nous débitent tant de fagots. Elle trouva le mot joli, mais elle n'écrivit pas moins à Walpole qu'il n'était pas d'elle, et que tout ce qu'elle pouvait faire pour cet enfant perdu de l'esprit, c'était de «l'adopter». (Correspondance, t. Ier, p. 222.) L'abbé de Feller (article d'Alembert) le lui attribue pourtant toujours, et le lui fait décocher à l'adresse du grand encyclopédiste: c'est ajouter une erreur à une autre, car l'on sait que d'Alembert était le seul qu'elle exceptât de son éloignement bien connu pour la plupart des philosophes. (Correspondance, t. IV, p. 224.)
Endossa-t-il de même la responsabilité de celui-ci: «La mort du duc d'Enghien est plus qu'un crime, c'est une faute»? J'en doute, comme en a douté M. de Vaulabelle, qui nie absolument que M. de Talleyrand ait pu le dire[707]. Sa part avait été trop grande en cette sinistre affaire pour qu'il y vît un crime et moins encore une faute[708].
[707] Histoire des deux Restaurations, t. I, p. 80-81.
[708] Les acteurs de ce drame n'en reparlaient que pour protester qu'ils n'y avaient pris aucune part, ou qu'ils avaient agi par force. Ce dernier argument fut celui du général Hulin, président de la commission qui avait jugé et condamné si vite. Il n'avait fait qu'obéir, disait-il, à l'injonction de témoins supérieurs, dont la présence le dominait. V. ses Explications offertes aux hommes impartiaux, 1823, in-8º, p. 6, 12. Malheureusement il existe une lettre écrite par lui un instant après la condamnation, où l'on ne trouve rien de pareil, sous le ton dégagé qu'il y prend. J'ai découvert cette lettre à la Bibliothèque nationale, Fs fr., 12764, 76, et je la crois complètement inédite. P. Hulin, général de brigade commandant les grenadiers, l'adresse à son ami le général Macon, commandant les grenadiers de la réserve à Arras: «Vincennes, le 30 ventôse, an XII de la République.—Le ci-devant duc d'Enghien, arrêté et conduit hier au château de Vincennes, a été jugé et condamné à mort par une commission militaire, dont j'étais président, ce matin à trois heures. Je ne puis t'en écrire davantage, étant exténué de fatigue. Il a été exécuté de suite.
Est-ce la lettre d'un homme qui vient d'avoir la main forcée, et d'agir malgré lui? J'y vois bien plutôt dans le sans-gêne de la forme, dans la hâte qu'il a mise à écrire, une sorte de satisfaction de ce qu'il vient de faire: l'orgueil d'un premier rôle de drame, après la pièce terrible qu'il vient de jouer.
Le mot sur les émigrés: Ils n'ont rien appris ni rien oublié, fut aussi porté au compte de l'esprit de M. de Talleyrand[709].
[709] Album perdu, p. 147.
Au mois de janvier 1796, le chevalier de Panat, étant à Londres, avait écrit à Mallet du Pan, à l'occasion d'une de leurs plus folles entreprises: «Personne n'est corrigé; personne n'a su ni rien oublier ni rien apprendre[710].»
[710] Mémoires et Correspondance de Mallet du Pan, recueillis et mis en ordre par M. A. Sayous, t. II, p. 197.
La phrase, s'adressant surtout à un journaliste, à un indiscret par métier, était faite pour courir. Aussi courut-elle; mais elle égara bientôt en chemin le nom de son auteur.
Comme il fallait pourtant que quelqu'un l'eût dite le premier, son vrai père étant perdu, on lui choisit pour père adoptif M. de Talleyrand, qui, selon sa coutume, ne refusa pas.
Harel, lorsqu'il voulait faire la fortune d'un mot auquel il tenait, ne manquait jamais de le mettre sous le patronage de ce nom en crédit, à charge de le reprendre quand cette commandite l'aurait un peu fait valoir. Mais alors on ne le croyait pas toujours; quand il venait dire: «Ce mot est à moi,» on lui répondait en criant: Au voleur!
Il mit ainsi, dans le Nain jaune, toujours sous le couvert de M. de Talleyrand, sa fameuse phrase: «La parole a été donnée à l'homme pour déguiser sa pensée[711].» Puis, la réputation du mot une fois faite, il voulut le réclamer[712]; peine perdue! S'il court encore, c'est sous le nom du malin boiteux[713].
[711] M. Michaud jeune, Biographie universelle, l'attribue positivement à M. de Talleyrand. V. les articles Reinhardt et Talleyrand.
[712] V. le Siècle du 24 août 1846, feuilleton de M. de Fienne.—Harel n'avait pas eu beaucoup de peine à faire celui-là. Il se préparait déjà sans doute à son Éloge de Voltaire, et en bon prêtre, il commençait par prendre le bien de l'idole. Sa phrase, comme on l'a déjà dit dans le Quérard (nos 11 et 12, p. 391), en continuant à l'attribuer à M. de Talleyrand, se trouve presque textuellement dans ce passage du XIVe dialogue de Voltaire, le Chapon et la Poularde. C'est le chapon, pauvre bête à qui la misanthropie est bien permise, qui parle ainsi des hommes: «Ils ne se servent de la pensée que pour autoriser leurs injustices, et n'emploient les paroles que pour déguiser leurs pensées.»—J'ai lu dans un article de l'Illustration (2 décembre 1865) que l'axiome «est tout bonnement la traduction de deux vers anglais, de deux vers d'Young.» Il est dommage que l'auteur ne les ait pas cités.
[713] «Le prince, lit-on dans la Revue Britannique, a pu se dire en mourant qu'il n'en coûte guère, les niais aidant, pour avoir tout l'esprit parlé de son époque.»
Pour donner à M. de Talleyrand une fin digne de lui, M. L. Blanc l'a fait mourir sous le coup d'un mot volé.
Il raconte que Louis-Philippe étant venu le voir sur son lit d'agonie, lui demanda s'il souffrait.
«—Oui, aurait répondu le moribond, oui, comme un damné!» et le roi aurait murmuré:
«—Déjà!»
«Mot que le mourant aurait entendu, ajoute M. L. Blanc, et dont il se serait sur-le-champ vengé, en donnant à une des personnes qui l'entouraient des indications secrètes et redoutables[714]!»
[714] Histoire de Dix Ans, t. V, p. 290.—On n'a pas oublié de répéter ce joli mensonge dans l'Histoire de Louis-Philippe, par M. Amédée Boudin, t. II, p. 367.
Or, savez-vous d'où vient le mot? D'une anecdote qui date à peu près de 1778, que Lebrun a mise en épigramme[715] et que voici racontée par M. de Lévis[716]:
[715] Œuvres de Lebrun, 1827, in-16, t. II, p. 192.
[716] Souvenirs, 2e édit., p. 241.
«On prétend qu'il (le médecin Bouvard) répondit au cardinal de ***, prélat peu regretté (d'autres disent à l'abbé Terray), qui se plaignait de souffrir comme un damné: «Quoi! déjà, Monseigneur?» Pour moi, ajoute M. de Lévis, je crois bien qu'il a pu dire cela d'un de ses malades, mais non pas le lui répondre: les mœurs s'y opposaient.»
Ne trouvez-vous pas que ce dernier fait va bien clore cette nomenclature d'erreurs, de mensonges, de suppositions, de faussetés, etc., et qu'il amène bien ce vers que je m'étais toujours promis de donner pour conclusion à ce petit travail: