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L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques

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XXXII

J'aurais bien des choses à dire encore sur les différents épisodes qui précédèrent ou suivirent cette sanglante nuit de la Saint-Barthélemy. Que de faits à préciser mieux, entre autres ceux qui furent la véritable cause du massacre, et qui prouvent qu'il y eut là bien moins un sanglant parti pris de la part de Catherine de Médicis et du roi, qu'un complot particulier des Guises! Par ambition, ils en voulaient à la vie du roi de Navarre et du prince de Condé[362], héritiers du trône après le duc d'Anjou et le duc d'Alençon, auxquels ils ne voyaient pas d'espoir de postérité mâle; mais par vengeance surtout ils en voulaient à l'Amiral. Leur but était d'avoir raison de l'assassinat de leur père[363]; afin d'atteindre Coligny, qui, d'après leurs soupçons, avait armé Poltrot et se trouvait être ainsi le vrai coupable, ils entassèrent des milliers de victimes[364].

[362] Mémoires de Marguerite de Valois, édit. Lud. Lalanne, p. 35.

[363] V., à ce sujet, dans nos Variétés hist. et litt., t. VIII, p. 5 et suiv., l'Interrogatoire et déposition de Jean Poltrot, avec les notes que nous avons cru devoir y joindre.

[364] Le duc de Guise, en mourant, semble lui-même avoir accusé Coligny. Ces mots: «Et vous, qui en êtes l'auteur, je vous le pardonne», étaient, selon Brantôme, à l'adresse de l'Amiral. (Édit. du Panthéon, t. I, p. 435.) Notons, en passant, que ces paroles suprêmes de François de Guise ont souvent été confondues avec celles qu'il dit, lors du siège de Rouen, à un gentilhomme angevin soupçonné d'être le chef d'une conspiration contre ses jours. Ces paroles que Montaigne rapporte, d'après ce qu'Amyot lui en avait dit (Essais, liv. I, ch. XXIII), et qui se trouvent aussi dans le livre du sieur de Dampmartin, La Fortune de la cour (p. 139), ont été reproduites, en ces vers que dit Guzman, dans Alzire:

Des dieux que nous servons connais la différence.
Les tiens t'ont commandé le meurtre et la vengeance;
Le mien, lorsque ton bras vient de m'assassiner,
M'ordonne de te plaindre et de te pardonner.

Voltaire est convenu très franchement de l'imitation (V. sa Lettre à d'Argental, du 4 janv. 1736).

Que de mots dits alors qui sont à rétablir aussi dans leur véritable formule!

Celui, par exemple, de Charles IX à Coligny, blessé grièvement à la main par le fameux coup d'arquebuse qu'on a cru si longtemps avoir été tiré par Maurevers, mais qui maintenant, d'après de nouvelles preuves, passe pour être le fait d'un homme dont c'était bien mieux le métier: le capitaine Tosinghi, bravo florentin, «créature de la reine et favori intime de M. d'Anjou[365]».

[365] C'est M. A. Baschet, dans son beau livre la Diplomatie vénitienne, t. I, p. 552-553, qui, d'après la relation de l'ambassadeur de Venise en France à cette époque, et d'après les dépêches du nonce, nous a le premier renseignés sur ce fait «dont Tosinghi s'était vanté lui-même à un ami». M. Baschet eût pu ajouter que ce bravo était déjà connu. Le duc de Nevers l'avait nommé dans ses Mémoires, à propos des États de Blois de 1577, et il figure parmi les gens que le duc d'Anjou emmena en Pologne. V. nos Variétés hist., t. IX, p. 104.—L'ambassadeur de Venise, dans le récit déjà mentionné, assure, comme nous l'avons dit nous-même (p. 204, note), que pour la Saint-Barthélemy comme pour le coup d'arquebuse qui eût empêché le massacre, si Coligny eût succombé, tout fut concerté par la reine, «avec la seule participation du duc d'Anjou», et que celui-ci se servit du bravo florentin parce qu'il ne trouva pas un seul Français à qui se fier. Le duc d'Anjou et la reine furent donc, encore une fois, tout ou presque tout dans le complot, avec la complicité tacite des Guises, mais sans l'avis du roi, qui jusqu'à la dernière heure ne sut rien. Philippe II, qu'on accusa d'avoir tout dirigé de loin, était moins instruit encore. Une lettre de lui au duc d'Albe, du 28 sept. 1572, retrouvée il y a quelques années à Simancas par M. Gachard, témoigne de sa surprise après l'événement, et aussi, il est vrai, de sa satisfaction.

Ce mot a été vraiment dit, car il est relaté partout; mais partout aussi c'est d'une manière différente qu'on nous le présente. Quelle est la bonne?

Tel est le sort des mots historiques: ou ils n'ont pas été dits, ou l'on ne peut savoir comment au juste ils l'ont été. Les mots faux sont en cela ceux qui ont le plus de bonheur. Il y a toujours pour eux une formule nette, bien préparée, adroitement mise en saillie; veut-on y déranger quelque chose, l'on a bien moins ses aises qu'avec les mots vrais, venus sans préparation, sans forme arrêtée, comme tout ce qui jaillit du prime saut de la pensée. Ceux-là ne sont arrivés qu'écrits, et on les a répétés comme on les avait lus; ceux-ci, au contraire, ont été d'abord entendus, très mal souvent, puis ont été redits plus mal encore. Pour les uns, qui ne passent que du livre au livre, il n'y a presque pas de causes d'altération; pour les autres, qui ont eu la forme parlée avant la forme écrite, il y en a mille. Ainsi Charles dit à Coligny—je prends dans le nombre la plus simple version du mot qui m'occupe ici, celle de l'historien de Thou: «La blessure est pour vous, la douleur est pour moy.» Quelqu'un qui n'a entendu qu'à moitié, mais qui veut paraître avoir entendu tout à fait, répète la phrase comme il l'a recomposée, et l'on a cette variante: «La douleur des blessures est à vous, l'injure et l'outrage sont faicts à moy[366].» Un autre se fait aussi l'écho de la royale parole, quoiqu'il n'en soit arrivé qu'un lambeau à son oreille, et nous avons cette troisième version[367]: «Vous avez reçu le coup au bras, et moy je le ressens au cœur.»

[366] La parole du roi se trouve ainsi reproduite dans le Réveil-Matin des Massacreurs.

[367] C'est celle qui a été adoptée par Le Laboureur.

Vous voyez la transformation: plus le mot marche, plus il prend ses aises; il grandit, il se prélasse dans sa formule amplifiée, crescit eundo.

Quelquefois pourtant il suit le procédé contraire; il se resserre, il se condense, il prend la forme concentrée et brève de l'apophthegme; au lieu d'un discours l'on a une phrase; au lieu d'une lettre de vingt lignes l'on a cinq mots, comme nous l'avons vu par le célèbre: Tout est perdu fors l'honneur.

L'histoire, malgré sa mauvaise réputation, s'y prend dans ce cas tout au rebours des commères de la fable.


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