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L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques

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XLII

Lorsque Louis XIII était sur son lit de mort, le dauphin, qu'on venait de baptiser, et qu'il aurait interrogé sur son nom, aurait répondu, comme un enfant terrible: «Je m'appelle Louis XIV...», et le roi, tout agonisant, aurait répliqué: «Pas encore, mon fils, pas encore.»

Ce petit dialogue, dont se fussent attristés les derniers moments du mourant, aurait besoin de preuves pour être accepté. Or, la relation très circonstanciée du valet de chambre Dubois et les Mémoires de La Porte n'en disent pas un mot. L'on me permettra donc d'en douter, en dépit de Montglat[425] et du P. Griffet[426].

[425] Mémoires (Collect. Petitot), p. 136.

[426] Hist. de Louis XIII, t. III, p. 608.—L'éditeur du Mémoire de Dubois sur la mort de Louis XIII pense, comme nous, que le silence de ce très exact journal détruit le fait tout naturellement (Collect. Michaud, t. XI, p. 525, note).

Nous voici aux premiers temps du grand règne; nous touchons à la Fronde, abordons-la.

Pendant une de ses crises les plus violentes, le président Mathieu Molé, qui n'était pas, certes, un faiseur de phrases, a-t-il assez menti à ses habitudes gravement modestes et à son langage ordinaire, pour se permettre cette parole de matamore qui ronfle et s'étale dans tous les livres d'Ana: «Il y a loin du poignard d'un assassin à la poitrine d'un honnête homme»! Non, certainement. Il se contenta de dire avec la plus courageuse simplicité à ceux qui le menaçaient: «Quand vous m'aurez tué, il ne me faudra que six pieds de terre[427]

[427] Biogr. univ., art. Molé (Mathieu), p. 289, note. V. aussi dans le Plutarque français (XVIIe siècle, p. 306), la notice que M. le comte Molé a consacrée au plus illustre de ses ancêtres.

Le fanfaron paradait alors au théâtre et faisait tapage au cabaret; il ne siégeait pas encore au Parlement.

Louis XIV, dont la jeunesse et même les amours eurent quelque chose de poli et de solennel, ne fit pas non plus asseoir avec lui sur le trône ce type impudent et ferrailleur; loin de là, vous le savez tous. Aussi n'ai-je jamais voulu donner créance à ce qu'on nous raconte de sa prise de possession du pouvoir, de cette fameuse entrée qu'il aurait faite au Parlement, vêtu de la façon la plus cavalière et le fouet à la main. Passe encore pour le costume: justaucorps rouge, chapeau gris et grosses bottes, comme le dit Montglat, puisque alors le jeune roi chassait à Vincennes, et ne pouvait guère venir qu'en habit de chasse; mais je suis de moins bonne composition pour le reste.

C'est alors, ajoute-t-on, qu'il aurait dit son fameux mot: «L'État c'est moi.» Je n'y ai pas cru davantage, et dernièrement un homme d'une haute compétence pour ce qui regarde cette époque, M. Chéruel, m'est venu prouver que j'avais bien fait de douter. Le pupille de Mazarin ne devait pas sitôt s'émanciper en Louis XIV: c'est son avis, comme c'est le mien[428].

[428] Ce fut aussi celui de M. de Noailles. V. son Hist. de Mme de Maintenon, t. III, p. 687-689.

Laissons donc parler l'auteur de l'histoire de l'Administration monarchique en France[429]. Après avoir exposé les nouvelles tendances du Parlement à la rébellion dans les premiers jours d'avril 1665, M. Chéruel ajoute:

[429] T. II, p. 32-34.

«C'est ici que l'on place, d'après une tradition suspecte, le récit de l'apparition de Louis XIV dans le Parlement, en habit de chasse, un fouet à la main, et qu'on lui prête la réponse fameuse aux observations du premier président qui parlait de l'intérêt de l'État: «L'État c'est moi.» Au lieu de cette scène dramatique qui s'est gravée dans les esprits, les documents les plus authentiques nous montrent le roi imposant silence au Parlement, mais sans affectation de hauteur insolente.»

M. Chéruel, rappelant ensuite un Journal manuscrit où se retrouve la relation exacte de cette affaire, nous dit: «L'auteur, qui est si favorable au Parlement, aurait certainement signalé les circonstances que je viens de rappeler, si elles étaient réelles.»

Ce même récit, qu'il nous est inutile de reproduire, comme l'a fait M. Chéruel, se termine par ces mots: «Sa Majesté s'estant levée promptement sans qu'aucun de la compagnie eust dit une seule parole, elle s'en retourna au Louvre et de là au bois de Vincennes, dont elle estoit partie le matin et où M. le cardinal l'attendoit.»

Ainsi Mazarin attend le roi, pour apprendre de lui comment tout s'est passé, pour savoir surtout comment le jeune prince a dit la leçon qu'il lui avait certainement faite lui-même[430]; et dans cette leçon, soufflée par le cardinal et dont l'élève ne dut pas se départir d'un mot, vous voudriez qu'une phrase comme celle-ci: «L'État c'est moi», aussi inquiétante au moins pour le pouvoir du vieux ministre que menaçante pour la puissance du Parlement, se fût glissée tout à coup? C'est impossible. L'État ce n'était pas encore Louis XIV, c'était toujours Mazarin.

[430] C'était une des habitudes prudentes de Mazarin. On a su par ses carnets manuscrits, conservés à la Bibliothèque nationale, qu'il disait non seulement à Anne d'Autriche tout ce qu'elle devait faire, mais qu'il lui dictait tout ce qu'elle devait dire, et l'on a pu se convaincre aussi, par les Mémoires du temps, de la docilité de la reine. Ainsi, certaines paroles railleuses qu'il avait écrites pour elle sur le douzième de ses carnets (p. 95), afin qu'elle les apprît et pût, le moment venu, les adresser en se moquant à M. de Jarzé, se retrouvent presque mot pour mot dans le récit que nous a fait Mme de Motteville de l'entretien de la reine avec Jarzé (Collect. Petitot, 2e série, t. XXXVIII, p. 405-406).

Le mot, je dois l'avouer, n'en est pas moins très bien trouvé. Il ne lui faudrait, comme vraisemblance, qu'arriver un peu plus tard dans ce règne, dont il est la plus exacte, la plus formelle expression; comme vérité, il ne lui manque que d'avoir été dit[431].

[431] Dans un cours de droit public que Louis XIV fit composer sous l'inspiration de M. de Torcy, pour l'instruction du duc de Bourgogne, et dont Lemontey retrouva le manuscrit, on lit à la première page: «La nation ne fait pas corps en France; elle réside tout entière dans la personne du roy.» L'État c'est moi n'en disait pas tant (Monarchie de Louis XIV, etc., 1818, in-8º, p. 327).—Ajoutons, pour en finir avec ce mot, que, suivant les Anglais, c'est la reine Élisabeth qui l'aurait dit la première (Rev. britann., mai 1851, p. 254).


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