L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques
LV
Me voici venu au temps de la Révolution. Il y aurait tout un livre à faire pour pousser comme il faut, à travers cette époque, la tâche que j'ai entreprise; pour prendre un à un les faits et les mots, et, les passant au crible, y dégager la vérité du mensonge; mais le moment d'un pareil travail n'est pas arrivé. Ce temps-là n'est pas encore mûr pour les historiens de notre génération. Le tableau est trop rapproché; nous ne sommes pas au point, comme on dit, pour le bien voir, même dans ces petits détails que notre tâche à nous est d'examiner avec un soin minutieux.
«L'histoire, nous l'avons écrit quelque part, a la vue presbyte, elle voit mieux de loin que de près.» Or, ces temps ne sont pas encore assez éloignés pour qu'elle les puisse examiner comme il convient.
Nous ne pourrons que nous poser, en courant, quelques questions sur un petit nombre de faits et surtout de mots pris entre les plus fameux.
Barnave a-t-il vraiment dit, à la séance de l'Assemblée nationale du 23 juillet 1789, après le meurtre de Foulon[574], cette phrase atroce: «Le sang qui vient de se répandre était-il donc si pur?» Oui, malheureusement. Rien, ni ce qu'il a lui-même écrit pour s'en justifier[575], ni ce que, par un effort de courageuse indulgence, M. Sainte-Beuve a tenté pour cela[576], rien ne pourra le laver du crime de cette parole inhumaine, qu'on lui répétait sans cesse, qui semblait être pour lui un stigmate indélébile[577], et dont, jusqu'au pied de l'échafaud, on lui fit un vivant remords.
[574] J'avais écrit que cette parole fut prononcée au sujet des massacres des colons de Saint-Domingue; c'était une erreur relevée avec raison par M. Eug. Despois (l'Estafette, 25 juillet 1857). La question des colonies ne donna lieu qu'à un mot resté célèbre, mais souvent altéré. On avait dit (séance du 15 mai 1791) que les mesures favorables aux noirs irriteraient les colons, et rendraient entre eux une scission imminente. «Si, dit un orateur, cette scission devait avoir lieu; s'il fallait sacrifier l'intérêt ou la justice, il vaudrait mieux sacrifier les colonies qu'un principe.» Voilà le vrai mot. On l'a prêté souvent à Robespierre; c'est Dupont de Nemours qui l'a dit.
[575] Œuvres, publiées par M. de Bérenger, t. Ier, p. 107.
[576] Causeries du Lundi, t. II, p. 34.
[577] «J'ai vu depuis, dit-il (Œuvres, t. Ier, p. 108), beaucoup de gens qui, s'étant formé, sur ces deux mots, une idée complète de ma personne, s'étonnaient de ne trouver en moi ni la physionomie, ni le son de voix, ni les manières d'un homme féroce.»
«Le jour où il fut mené au supplice, lisons-nous sur l'un des rapports que les observateurs du Comité de sûreté générale rédigeaient tous les soirs, deux hommes d'un certain âge, assez bien vêtus, appuyés près d'une borne, entre un café et le corps de garde de la gendarmerie, près la grille de la Conciergerie, dans la cour du Palais, vis-à-vis l'escalier et en face de la fatale charrette, semblaient s'être mis là tout exprès pour apostropher Barnave; et, profitant d'un instant de huées pour n'être pas reconnus, ils lui dirent: «Barnave, le sang qui coule est-il donc si pur?[578]»
[578] Memento, ou Souvenirs inédits, 1838, in-12, t. II, p. 223-224.
On ne peut pousser plus loin la cruauté du reproche.
Dans un tout autre genre, Dieu merci! le mot célèbre de M. de Montlosier passe pour n'être pas moins authentique, et cela de l'aveu même de M. de Chateaubriand[579]. Il avoue bien qu'il ratissa quelque peu la phrase quand il la reproduisit, mais, en somme, il la déclare vraie au fond.
[579] Mémoires d'outre-tombe, t. III, p. 235.—Mais ce qui mit le mot en relief, c'est la citation qui en fut faite dans le Génie du Christianisme (Marcellus, Chateaubriand et son temps, p. 107).
La voici. Que le style de l'auteur des Martyrs y ait ou non faufilé sa trame d'or, elle est fort belle:
«Si l'on chasse les évêques de leurs palais, ils se retireront dans la cabane du pauvre qu'ils ont nourri. Si on leur ôte leur croix d'or, ils prendront une croix de bois; c'est une croix de bois qui a sauvé le monde[580].»
[580] V. Montlosier, Mém. sur la Révolution française, t. Ier, p. 379, et la Notice sur M. de Montlosier, par M. de Barante, p. 10.—M. de Talleyrand, dans un de ses derniers entretiens avec M. Dupanloup, lui certifia que tout ce qu'on disait sur ce mot de Montlosier, et sur l'immense effet qu'il avait produit, était la vérité même. (Biographie univers., supplément, t. LXXXIII, p. 341.)