L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques
XV
Dans ce petit livre, où je me suis donné la mission circonscrite de réfuter seulement les mots, et de ne m'attaquer aux faits que le plus rarement possible et incidemment, je ne devrais pas, sans doute, m'occuper de ce fameux récit de la mort de Du Guesclin, où l'on nous montre un capitaine anglais, qui, enchaîné par la parole donnée et par son respect pour le grand homme expiré, vient déposer sur son cercueil les clefs de la place qu'il commande. Cependant, par amour pour la vérité, et entraîné par ce vif désir qui me suit en toutes choses, de rendre à chacun ce qui lui revient ou d'honneur ou de honte, je veux cette fois aller un peu au delà de ce que j'ai promis, et vous montrer ce qu'il faut croire de cet effort de courtoisie anglaise.
«Le gouverneur de Rendon avoit capitulé avec le connétable, est-il dit dans l'Abrégé chronologique du président Hénault[189], que je cite exprès, par la raison qu'on ne détruit jamais mieux l'erreur qu'en l'attaquant dans son fort, c'est-à-dire au cœur même des livres qui ont le plus aidé à la populariser. Il étoit convenu de se rendre le 12 juillet, en cas qu'il ne fût pas secouru: quand on le somma de rendre la place le lendemain, qui fut le jour de la mort de Du Guesclin, le gouverneur dit qu'il lui tiendroit parole, même après sa mort; en effet, il sortit avec les plus considérables officiers de sa garnison et vint mettre sur le cercueil du connétable les clés de la ville, en lui rendant les mêmes respects que s'il eût été vivant.»
[189] 1761, in-12, t. I, p. 323.
Voyons maintenant le récit du chroniqueur[190] qui est entré dans le plus de détails sur cette affaire, et cherchons, d'après ce qu'il écrit, de quel côté fut le beau rôle; s'il fut pour l'Anglais qui rendait la place, ou pour Louis de Sancerre qui commandait l'ost des Français après la mort de Du Guesclin. Ce ne sera pas difficile à démêler.
[190] Chronique de Du Guesclin, publiée par Fr.-Michel (Biblioth. choisie, 1830, in-12), p. 448.—Sur quelques autres fables dont on a grossi l'histoire du connétable, V. les Mémoires sur l'Histoire de France (collect. Petitot, 1re série, t. V, p. 163), et pour quelques faits prouvant qu'il n'était pas en disgrâce lorsqu'il mourut, le beau travail de M. Lacabane sur Charles V, dans le Dictionnaire de la Conversation, t. XIII, p. 156.
«Au trépassement messire Bertrand, dit donc notre Chronique, fut levé grand cry à l'ost des François: dont les Anglois du chastel refusèrent le chastel rendre.» Ce voyant, le maréchal Louis de Sancerre fait aussitôt amener les otages «pour les testes leur faire tranchier». Les Anglais en sont avertis, et tout effrayés, ils baissent la herse du château, «et vint le capitaine offrir les cleifs au mareschal qui les refusa et leur dist: «Amis, à messire Bertrand avez vos convenances et les lui rendrez.» Sans tarder, il les conduisit alors «en l'ostel où reposoit messire Bertrand, et leurs cleifs leur fist rendre et mestre sur le serqueul de messire Bertrand tout en plourant.»
On voit maintenant à quoi se réduisent la bonne volonté du chef anglais et cette déférence pour la mémoire du héros mort, dont on a l'habitude de faire si grand bruit.
Pendant le XVIe siècle, ce dernier récit, le seul vraisemblable, fut le seul accepté. Laissons parler Montaigne[191]. «Les assiegez, dit-il, s'estans rendus après, furent obligez de porter les clefs de la place sur le corps du trespassé.» Brantôme ne s'exprime pas autrement. Suivant lui, comme, selon le dire du chroniqueur et d'après Montaigne, ce n'est pas de bon gré, mais contraints, que les Anglais rendirent ce dernier hommage au connétable. «Messire Bertrand Du Guesclin, dit-il[192]....., estant mort devant le château de Randon, et ceux de dedans s'estant renduz, fust ordonné et advisé par ceux de l'armée qui commandoient amprès luy qu'on porteroit sur son tahu, où estoit le corps, les clefs, en signe d'obédiance et humilité.»
[191] Essais, liv. Ier, ch. III.
[192] Œuvres complètes de Brantôme, édit. elzévir., t. II, p. 208.