L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques
Dans l'article du Journal des Savants cité tout à l'heure, M. Sainte-Beuve pose cette autre question que personne, je crois, ne s'était encore faite:
«Les beaux vers de Charles IX à Ronsard:
où se trouvent-ils pour la première fois?...»
Je pris à cœur ce point d'interrogation, et je finis par me mettre, je crois, en état d'y répondre. Ces vers, «les meilleurs que l'on connaisse publiés sous le nom d'un roi, dit M. Valery[309], et peut-être les plus beaux de ce siècle»; ces vers que Voltaire[310], pour leur donner un auteur vraisemblable, mit sans plus de raison sur le compte d'Amyot, très excellent prosateur, mais rimeur détestable[311], se trouvent pour la première fois dans le Sommaire de l'Histoire de France, etc., par Jean Le Royer, sieur de Prades, Paris, 1651, in-4º, p. 548, où Abel de Sainte-Marthe les reprit pour les placer dans le Recueil de preuves jointes au Discours historique sur le rétablissement de la bibliothèque de Fontainebleau[312].
[309] Curiosités et Anecdotes italiennes, p. 252-253.
[310] Lettre à l'abbé Vitrac, 23 décembre 1775. (Édit. Beuchot, t. LXIX, p. 459.) V. aussi et surtout le Dictionn. philosoph., art. Charles IX.—Puisque nous allons parler d'Amyot, n'oublions pas de dire que toute l'histoire de son enfance, telle qu'on la lit partout, est complètement fausse, ainsi que M. Ampère l'a prouvé (Revue des Deux-Mondes, 1er juin 1841, p. 720-722). Bayle y avait cru. Joly le réfuta le premier dans les Remarques sur son Dictionnaire, t. I, p. VI. C'est un petit roman de l'invention de Saint-Réal, dans le genre de celui que l'abbé a écrit sur la Conspiration des Espagnols contre Venise (V. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. IX, p. 371), et de cet autre, dont Schiller a fait une tragédie, et qui travestit tout à fait la vérité au sujet de don Carlos et des causes de sa mort. Dès le dernier siècle, le P. Griffet (Traité des différentes sortes de preuves, etc., p. 11-12) et l'abbé de Longuerue en avaient éventé le mensonge. V. d'Argenson, Essais dans le goût de Montaigne, p. 346.—Dans la Revue des Deux-Mondes (1er avril 1859, p. 577), M. Mérimée fit à son tour justice de ce roman, d'après les deux volumes de Prescott, History of the reign of Philippe II; mais, depuis lors, en 1863, M. Gachard à Bruxelles, M. Charles de Moüy à Paris, chacun dans un ouvrage portant le même titre: Don Carlos et Philippe II, en ont encore eu bien plus définitivement raison; après les deux volumes de l'un et le volume de l'autre, il n'y a plus à douter de la folie coupable de l'insensé D. Carlos, et de la fausseté de ses amours avec la reine sa belle-mère. Robertson, qui popularisa cette fable, est comparé par M. Mérimée à Tite-Live, avec toutes sortes de réserves, bien entendu, mais non pas cependant avec celle du mensonge.
[311] C'était l'avis de Charles IX lui-même. V. Dictionnaire de Bayle, édit. Beuchot, t. I, p. 504.
[312] 1668, in-4º, p. 17.—Sainte-Marthe y cite tout le passage du livre de son ami de Prades, sur le talent poétique de Charles IX et sur les vers qu'il composa. «On en voit quelques-uns à la suite de la Franciade de Ronsard, et d'autres en d'autres lieux, dont ceux-ci (ceux dont il est question ici) ne sont pas les moins remarquables.» Voilà tout; ni de Prades ni Sainte-Marthe ne s'expliquent davantage sur le lieu, très intéressant à connaître cependant, où ces vers ont été trouvés. L'abbé Goujet (Biblioth. franç., t. XII, p. 204) se contenta de les citer d'après eux. De son temps, il y avait tant d'années déjà que ces vers étaient attribués à Charles IX, qu'il paraissait inutile de chercher s'ils lui appartenaient réellement. Il y avait prescription pour le mensonge. J'ai regretté que, dernièrement encore, on n'ait pas cru devoir revenir sur cette prescription dans un livre qui, en répétant l'erreur, lui donnera une trop solennelle consécration: c'est le Dictionnaire historique de l'Académie (t. I, p. 26). Si l'on ne trouvait pas bon d'enlever à Charles IX tout le mérite de ces vers, au moins, à mon avis, fallait-il faire quelques réserves.
Pour mieux appuyer ce qui nous reste à dire à leur sujet, nous allons, bien qu'ils soient connus de tout le monde, les reproduire encore ici:
Nous pourrions, après cette citation, faire ce dont s'avisa Voltaire à l'encontre du sieur de Prades, qui s'en était prudemment gardé; nous pourrions mettre en regard de ces douze vers quelque autre poésie de Charles IX, que la comparaison ne ferait guère briller, et qui, littérairement parlant, perdrait à être authentique. C'est inutile; ce petit morceau porte assez avec lui la preuve de son origine: il suffit, selon moi, de le lire. On sent tout d'abord, à la tournure des vers, à leur solide régularité, à leur allure un peu fière, à l'antithèse qui s'y joue et qui s'y soutient avec une grâce forte et aisée; enfin à je ne sais quel grand air qui semble faire de cette poésie plutôt une sœur de la muse assurée de Corneille qu'une contemporaine de la muse inégale de Ronsard; on voit bien, dis-je, que pour leur donner place dans son livre publié en 1651, de Prades a certainement façonné, remanié à fond ces douze alexandrins selon la manière et le goût de son temps[313], si même il ne les a pas fabriqués de toutes pièces.
[313] C'est ce que fit Sauvigny pour les vers de Mlle de Calages, cités par la Biographie universelle (art. Calages). En les reproduisant le premier dans le Parnasse des Dames, il changea des vers entiers, il l'avoue lui-même, des expressions, quelquefois même des tours de phrase, et cela, dit-il, pour faire mieux goûter notre ancienne poésie. Il n'est pas étonnant que la Biographie, qui les reprit avec ses variantes, ait trouvé que ces vers, faits avant le Cid, étaient dignes d'une autre époque. (Barbier, Examen critique des dict. histor., p. 165.)
L'original n'a pas été retrouvé, et pour cause sans doute; on ne peut donc savoir ce qu'après le travail d'épuration auquel on les aurait soumis il a pu rester des vers écrits par Charles IX. Ce qui est plus possible, la pièce primitive étant absente, c'est de croire, sans crainte de démenti, que de Prades avait ses raisons pour être le premier à citer ce morceau, et que même il était sans doute le seul, en 1651, qui pût s'en permettre la citation[314].
[314] Ce qui me fait le soupçonner davantage, c'est qu'il était moins historien que poète. Il avait fait des tragédies, entre autres un Arsace, joué en 1666 par la troupe du Roy, et qui, lit-on dans la préface, avait eu l'approbation des meilleurs esprits: MM. de Sainte-Marthe, La Mothe-Le Vayer, du Ryer, Beys, Quinault. «L'illustre M. Corneille dit qu'elle avoit assez de beautez pour parer trois pièces entières.» On y trouve des vers comme ceux-ci, qui, soit dit en passant, ressemblent fort à la célèbre parole du général Cavaignac, quittant le pouvoir à la fin de 1848:
On conçoit qu'un homme dont les vers avaient l'applaudissement de Corneille pouvait se croire en droit d'arranger ceux de Charles IX, sinon de les faire entièrement lui-même.—C'est du reste—et ceci sera décisif dans le procès—ce que de Prades s'était déjà permis pour le même roi s'adressant au même poète. On trouve dans ses Œuvres poétiques, 1650, in-4º, p. 37-38, une Epistre de Charles IX à Ronsard, faite par lui tout entière.
Dreux du Radier, qui m'aida beaucoup à retrouver le premier gîte de ces beaux vers, et à qui tout d'abord ils avaient aussi semblé d'une authenticité suspecte, ne croyait de la part de de Prades qu'à un travail d'arrangement. Ce n'était peut-être pas assez dire; mais pour son temps c'était beaucoup. «Ils sont, écrit-il[315], si exacts pour ce qu'on appelle versification, et même pour l'expression toute moderne, que je ne saurois m'empêcher d'avertir le lecteur que celui qui les rapporte s'est sans doute écarté de l'original, sous prétexte de ne pas choquer l'oreille par des sons auxquels elle n'est plus accoutumée. Il a changé ce qui lui a paru trop dur. Mais bien loin de mériter quelque reconnoissance par cette fausse délicatesse, on ne sauroit que le blâmer de sa hardiesse. Il nous prive des grâces respectables d'un original précieux, pour nous donner une copie peut-être foible, et ses expressions, au lieu de celles du monarque dont il parle.»
[315] Tablettes historiques, etc., t. II, p. 228.