← Retour

L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques

16px
100%

XLIII

Ces souvenirs de la puissance de Mazarin m'amènent tout naturellement à penser à son fameux mot: «Ils chantent, ils payeront», qui est vrai, quelle que soit la forme, plus ou moins française, sous laquelle il l'ait dit[432], et pour lequel je ne trouve qu'un commentaire possible; c'est cette jolie phrase dont on a fait honneur à tant de gens, excepté à Chamfort, qui l'a écrite: «La France est un gouvernement absolu, tempéré par des chansons[433]

[432] Voltaire le donne ainsi: «Laissons-les dire et qu'ils nous laissent faire.» (Lettre à. M. Hénin, 13 sept. 1772.) Dans la Vie de Mazarin, il est reproduit dans cette espèce de patois mi-partie italien et français, qui était la langue du ministre, qui lui faisait prononcer ognion pour union, et écrire Rocofoco pour La Rochefoucauld, ainsi qu'on le voit sur un de ses carnets. Il disait donc: «S'ils chantent la cansonette, ils pagaront.» La princesse Palatine cite aussi le mot, en le faisant suivre d'une anecdote qui lui venait de je ne sais où: «Le cardinal Mazarin disoit: «La nation françoise est la plus folle du monde: ils crient et chantent contre moi, et me laissent faire; moi, je les laisse crier et chanter, et je fais ce que je veux.» Voici un tour plaisant dont il s'avisa; il faisoit parfois rechercher et saisir les libelles et les chansons qu'on faisoit contre lui, et il les faisoit vendre en secret; il a de cette manière gagné dix mille écus.» (Nouvelles Lettres de la duchesse d'Orléans, née princesse Palatine, 1853, in-12, p. 249.)

[433] Œuvres choisies, édit. A. Houssaye, p. 80.

Mazarin laissait chanter sans chanter lui-même; mais, à défaut de couplets, il faisait des mots. N'est-ce pas lui qui dit cette parole si spirituelle, à propos de la fille de Gaston, dont le canon de la Bastille braqué par ses ordres détruisit toutes les espérances qu'elle pouvait avoir d'épouser son royal cousin:

«Mademoiselle,—lit-on dans le Suppl. manuscrit du Ménagiana[434], où le mot attribué à tant d'autres, même au jeune roi, est enfin restitué au ministre, son véritable auteur,—ayant autrefois fait tirer le canon de la Bastille sur l'armée du Roy, monseigneur le cardinal Mazarin dit en raillant qu'elle avoit tué son mary à coups de canon.»

[434] Fonds Bouhier, à la Biblioth., p. 78.—On a souvent dit que Mademoiselle mit elle-même le feu au canon. C'est une exagération du fait vrai. Elle ordonna de tirer, mais elle n'était même plus là quand les coups partirent. «L'on tira de la Bastille, dit-elle, deux ou trois volées de canon, comme je l'avois ordonné, quand j'en sortis.» (Mémoires, édit. Petitot, t. II, p. 111.)

L'histoire de Mazarin me remet aussi en mémoire un autre fait d'un ordre tout différent, moins politique, plus intime; certaine affaire d'amour, qui, racontée comme elle se passa, eût fait une très piquante histoire, mais qu'à toute force l'on a voulu gâter en roman sentimental et attendri, avec un mot au dénouement.

C'est cet épisode de la passion de Louis XIV pour la nièce du cardinal, Marie Mancini, qui fut terminé par un départ, au lieu de l'être par un mariage, comme le roi l'avait sérieusement souhaité pendant quelque temps.

Selon les versions les plus courantes, la belle, toute éplorée, lui aurait dit pour adieu: «Vous m'aimez, vous êtes roi, et je pars.» Mot charmant, sans doute, que tout le monde a répété,—même Saint-Simon[435], qui ne s'amuse pas d'ordinaire à redire ainsi les paroles tendres,—mais auquel pourtant, malgré son charme, malgré l'autorité des témoignages qui l'ont garanti, l'impitoyable Bayle n'a pas cru devoir faire grâce. Il eut raison, sauf pour un point, comme on verra.

[435] Notes sur le Journal de Dangeau, dans Lemontey, Monarchie de Louis XIV, p. 170.

Au chapitre LXI de ses Réponses aux Questions d'un Provincial, il remonte à l'origine du mot, et la trouve dans un roman[436] sur lequel il daube d'importance, mais qu'il cite d'abord pour le mieux gourmander après. Voici les lignes qu'il en extrait:

[436] Le Palais-Royal ou les Amours de Madame de la Vallière, 1680, in-12, p. 66.

«Le cardinal, dit-il, maria enfin sa nièce au duc de Colonna. Notre prince pleura, cria, se jeta à ses pieds, et l'appela son papa; mais enfin il étoit destiné que les deux amans se sépareroient. Cette amante désolée étant prête à partir, et montant pour cet effet en carosse, dit fort spirituellement à son amant, qu'elle voyoit plus mort que vif par l'excès de sa douleur: «Vous pleurez, vous êtes roi, et cependant je suis malheureuse et je pars.» Effectivement, le roi faillit mourir de chagrin de cette séparation; mais il étoit jeune, et à la fin s'en consola, selon les apparences[437]

[437] Une preuve, au moins singulière, de la réalité de la douleur du roi se trouve dans le Journal de sa santé, dont le manuscrit existe à la Bibliothèque nationale (Suppl. franç., nº 127, 1). Vallot, qui le soignait alors, crut bon de le saigner deux fois des pieds, six fois des bras, et de le purger quatre fois!

Cela cité, Bayle en appelle aussitôt à l'histoire pour attaquer et couler bas ce roman. «Je suis sûr, dit-il en commençant sa longue réfutation, que nous ne suivrons pas jusqu'au bout, je suis sûr que vous me pourriez nommer plus de cent personnes qui vous ont allégué ce discours de la demoiselle Mancini, non seulement comme une pensée délicate et ingénieuse, mais aussi comme un fait certain[438], et cependant ce n'est qu'une fable romanesque et très impertinemment inventée. Car lorsque Marie Mancini partit de France pour aller épouser en Italie le connétable Colonna, elle n'avoit plus de part à l'amour du roi, et il n'étoit plus possible qu'elle conservât aucune espérance. Il y avoit plus de neuf mois que l'infante Marie-Thérèse étoit l'épouse de ce prince...»

[438] Saint-Simon, dans le passage cité tout à l'heure, est un de ceux qui y ont cru le mieux. Il pense que le départ définitif de Marie suivit de près la fameuse phrase: «Elle partit toutefois, dit-il, et courut bien le monde depuis. C'étoit la meilleure et la plus folle de ces Mancines. Pour la plus galante on auroit peine à le décider, excepté la duchesse de Mercœur, qui mourut dans la première jeunesse et dans l'innocence des mœurs.»

Bayle cite alors, à l'appui de son dire, les Mémoires de Marie Mancini elle-même[439], dédaignant, tant avec cette preuve il se croit sûr de son fait, de recourir aux Mémoires de l'abbé de Choisy[440], qui eussent pu prêter de nouvelles forces à sa critique.

[439] Brémond, Apologie ou les Véritables mémoires de Marie Mancini, connétable de Colonna, écrits par elle-même. Leyde, 1678, in-12, p. 29 et suiv.

[440] Coll. Petitot, 2e série, t. LXIII, p. 237.

Il omet toutefois un point très important: il ne dit mot d'une première séparation qui eut lieu avant celle dont parle le roman, c'est-à-dire en 1659, entre le jeune roi et Marie Mancini, lorsque l'un partit pour chercher son épouse aux Pyrénées, tandis que l'autre, par ordre de son oncle, allait, la mort dans le cœur, s'exiler à Brouage. Alors se passa une scène où purent s'échanger les paroles d'adieu les plus tendres et les plus déchirantes.

Les Mémoires de Marie, il est vrai, n'en disent rien, non plus que ceux de sa sœur Hortense, publiés par Saint-Réal[441]. Mlle de Montpensier, qui mentionne légèrement cette touchante entrevue, mais qui semble avoir peur de parler, n'en dit pas davantage[442]. En revanche, Mme de Motteville s'en explique à peu près nettement[443]. C'est dans son récit que nous voyons apparaître le vrai mot dit par Marie Mancini, ce mot simple, sans emphase comme tout ce qui vient du cœur ému, ce mot que les historiens, ceux mêmes qui rétablissent le mieux la date de la scène[444], ont tous oublié pour répéter la phrase qui en est la prétentieuse altération, et dont le roman critiqué par Bayle avait fait la fortune.

[441] Œuvres de Saint-Réal, Paris, 1745, in-8º, t. VI, p. 161-162.

[442] Coll. Petitot, 2e série, t. XLII, p. 425.

[443] Coll. Petitot, 2e série, t. XL, p. 11.

[444] Walckenaër, Mémoires sur la vie de Mme de Sévigné, t. II, p. 158.—Amédée Renée, les Nièces de Mazarin, 1856, in-8º, p. 268.—Biogr. univ., art. Marie Mancini.

«Il fallut enfin, dit donc Mme de Motteville, que le roi consentît à une séparation si rude et qu'il vît partir Mlle de Mancini pour aller à Brouage, qui fut le lieu choisi pour son exil. Ce ne fut pas sans répandre des larmes, aussi bien qu'elle; mais il ne se laissa pas aller aux paroles qu'elle ne put s'empêcher de lui dire, à ce qu'on prétend: Vous pleurez et vous êtes le maître!»

Voilà, encore une fois, le mot véritable, le seul que durent répéter les gens bien renseignés sur toute cette affaire[445]. Ce qui m'en assure, c'est que Racine, composant, par ordre, pour célébrer un autre désespoir d'amour de Louis XIV, la tragédie de Bérénice, et persuadé qu'il serait d'un bon courtisan et tout à fait à propos de lui rappeler en même temps la première de ses passions[446], trouva moyen de glisser dans sa pièce la fameuse phrase tout entière, presque textuellement, au risque de n'en faire qu'un très mauvais vers. C'est à la scène V de l'acte IV. Bérénice, qui parle à la fois pour Marie Mancini et Henriette d'Angleterre, dit à Louis XIV, c'est-à-dire à Titus:

Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez!

[445] Le comte de Caylus, dans ses Souvenirs, au chapitre: Anecdotes sur les amours de Louis XIV, ne le reproduit pas autrement (p. 326).

[446] Il paraît d'ailleurs que cette allusion entrait dans le programme qu'Henriette d'Angleterre avait donné à Racine en lui commandant sa tragédie. Les mécomptes de son amour pour le roi, dont elle avait dû se résigner à n'être que la belle-sœur, étaient l'objet caché de cette pièce, mais elle voulait que l'histoire de la passion de Louis XIV pour Marie Mancini en fût l'objet apparent. «Elle avait en vue, non seulement, dit Voltaire, la rupture du roi avec la connétable Colonna, mais le frein qu'elle-même avait mis à son propre penchant, de peur qu'il ne devînt dangereux.» (Siècle de Louis XIV, ch. XXV.)


Chargement de la publicité...