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L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques

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XI

Il n'est pas que vous n'ayez vu citer partout les dernières paroles du grand maître des Templiers qui, du haut de son bûcher flamboyant, assigna devant Dieu, pour le quarantième jour après son supplice, le pape qui l'avait livré; et pour un délai qui ne dépassait point l'année, le roi qui avait signé sa condamnation. Vous vous souvenez aussi que l'événement donna raison à cet appel, et que la mort du pape Clément, ainsi que celle du roi Philippe le Bel, survenues dans l'espace de temps marqué par Jacques Molay, en firent une sorte de prophétie.

Ce hasard, cette rencontre du fait prédit avec le fait accompli, suffirent, et non sans raison, pour rendre la chose peu croyable, à notre époque peu croyante. Il se fit de notre temps, autour de ce fait qui pendant quatre siècles n'avait pas trouvé un incrédule, une sorte de conspiration du doute: «C'est un récit arrangé d'après l'événement,» dit Sismondi[142]. «Ce fait, écrit Salgues[143], n'est appuyé sur aucun monument historique, et les historiens les plus dignes de foi n'en parlent point.» C'est aussi l'opinion sceptique de Raynouard[144], et celle encore de M. Henri Martin[145], dont le seul tort, dans sa réfutation, est de citer l'historien Ferreti au sujet d'un fait dont il n'a parlé que pour un autre que le grand maître[146].

[142] Hist. des Français, t. IX, p. 293.

[143] Des Erreurs et des Préjugés, t. II, p. 39.

[144] Dans une note de sa tragédie des Templiers (acte V, sc. VIII): «Peut-être, dit-il, l'événement de la mort du pape et de celle du roi, qui survécurent peu de temps au supplice du grand-maître, fut-il l'occasion de répandre ces bruits populaires.» Ce qui n'empêcha pas Raynouard de faire une tirade avec la prétendue citation. Historien, il doutait; poète, il faisait comme s'il avait cru. Dans les deux cas il s'acquittait de son métier. D'une main il cherchait la vérité, de l'autre il aidait à l'erreur. C'est le poète seul qui a été entendu.

[145] Hist. de France, 1re édition, t. V, p. 214.

[146] Le passage de Ferreti, qu'on peut lire dans le Rerum Italicarum scriptores, t. IX, p. 1017, fait mention d'une assignation du même genre, mais c'est à Naples que se passe l'histoire, et le prince assigné est Clément V lui-même, qui s'y trouvait alors. Il faut ajouter, pour être juste, que Ferreti ne croit pas lui-même à ce qu'il rapporte. Il le donne comme un on dit, dont il ne se fait pas le garant: Non hoc pro rei veritate conscripsimus, ut auctoritate nostrâ posteris evangelizatur, sed velut fama dictavit. V. l'Intermédiaire du 10 mai 1865, p. 287.

Mézeray dit bien, il est vrai: «J'ai lu que le grand maître n'ayant plus que la langue de libre, et presque étouffé de fumée, s'écria à haute voix: «Clément, juge inique et cruel bourreau, je t'ajourne à comparoitre dans quarante jours devant le tribunal du souverain juge.»

J'ai lu est positif; j'ai lu est fort bon; mais où a-t-il lu? Les Chroniques de Saint-Denis[147] ne parlent pas de cet appel qui aurait été si bien entendu; Villani n'en dit pas un mot[148]; Paul-Émile ne s'en explique pas davantage[149]. Juste Lipse en fait bien mention, et le donne comme un fait très certain (certissimum), mais est-ce suffisant? L'auteur des Facta, dicta memorabilia, cité par Raynouard, le raconte aussi avec conviction, mais outre que ce livre n'est pas une autorité bien forte, il se trouve, dans le récit qu'il donne de l'événement, une variante qui tendrait à diminuer plutôt qu'à augmenter la croyance. Selon lui, ce n'est pas Jacques Molay sur son bûcher, à Paris, qui convoqua Clément et Philippe devant le tribunal suprême, c'est un templier napolitain brûlé à Bordeaux[150]! Reste encore le jésuite Drexelius[151]; mais celui-là, le récit une fois fait, se contente de s'écrier: «Qui nierait qu'il n'y eût dans cette prédiction quelque chose d'inspiré et de divin par la permission de l'Être-Suprême?» Malheureusement, l'enthousiasme de celui qui parle ne fait pas toujours la foi de celui qui écoute. Quoique le jésuite eût dit: Qui nierait? l'on continua de nier.

[147] Édit. in-fol., p. 46.

[148] Istorie fiorentine, liv. IX, ch. LXV.

[149] Liv. VIII, p. 257.

[150] Celui-ci trouvait moyen de combiner la légende dont Ferreti nous a parlé tout à l'heure avec celle du même genre qui courait toute la France. En plaçant l'anecdote à Bordeaux, avec un templier napolitain pour acteur, il concilia les deux mensonges de façon à n'en faire qu'un.

[151] De Tribun. christ., lib. II, cap. III.

Enfin, de nos jours, une Chronique contemporaine de l'événement, la Chronique de Godefroy de Paris, a été retrouvée, et l'on y a pu lire la mention détaillée du fait qu'on reléguait au rang des mensonges[152].

[152] V. un article de M. L. Lacabane, Bibliothèque de l'École des Chartes, 1re série, t. III, p. 2 et suiv.—Dernièrement, M. Elizé de Montagnac, dans son Histoire des chevaliers Templiers, a pris notre réfutation à partie; mais un défenseur très compétent, M. Alphonse Feillet, est intervenu pour nous, ajoutant une preuve nouvelle à celles que M. de Montagnac ne trouvait pas suffisantes. Si M. de Montagnac n'est pas convaincu, «nous lui conseillons de lire, dit-il, une chronique rimée par un contemporain, témoin oculaire de la mort du grand maître, et dont le manuscrit se trouve à la Bibliothèque impériale (F. fr., nº 6, 812), il verra que rien n'appuie le récit que Mézeray et Raynouard ont rendu populaire.» Revue historique des Ardennes, 6e livr., année 1865, p. 330.

Les croyants ont crié victoire. On tenait donc le récit primitif d'où tous les autres étaient sans doute partis! C'était beaucoup, était-ce assez? Je ne le crois pas. Connaître l'origine d'un fait, ce n'est pas en avoir la preuve. Pour celui-ci surtout, eu égard au merveilleux qui l'entoure et qui justifie le doute, peut-être fallait-il plus que le témoignage d'une de ces Chroniques en rimes, faites pour fixer les événements dans la mémoire du peuple, en frappant d'abord son imagination, et écrites par conséquent sous l'inspiration de ses croyances habituelles[153].

[153] On saura la vérité sur un autre grand procès de ce temps-là, celui d'Enguerrand de Marigny, dont la condamnation, si souvent incriminée par les historiens, ne fut peut-être qu'une justice nécessaire, lorsque M. Francisque-Michel aura publié le résultat de ses recherches dans les comptes de l'Échiquier au Record Office à Londres. Il nous a dit à nous-même plus d'une fois, et l'International de la fin d'octobre 1865 l'assurait d'après la même confidence, que Marigny était vendu aux Anglais. La mention des sommes considérables qu'il recevait existe aux registres de l'Échiquier. On n'ignorait pas que les Flamands le pensionnaient richement; lui-même en convenait, disant «qu'il ne recevait ces sommes que pour ruiner d'autant l'ennemi». (P. Clément, Trois Drames historiques, 1858, in-18, p. 89.) Mais on ne savait pas qu'il tâchait aussi de ruiner l'Angleterre en lui vendant chèrement la France à son profit.


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