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L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques

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XXVII

Je lus un jour, dans un feuilleton du Journal des Débats[298] signé de M. Philarète Chasles:

[298] 23 oct. 1844.

«Beaucoup de cœurs sensibles se révolteront si j'ose leur dire que Marie Stuart n'a jamais fait que de très mauvais vers, et que ce petit couplet tant répété:

Adieu, plaisant pays de France,
O ma patrie
La plus chérie! etc.,

n'est qu'une mystification de journaliste, avouée par le journaliste Querlon, et néanmoins reproduite à satiété, dans des torrents de larmes et d'encre sortis de plumes bien taillées et sentimentales. Querlon a imprimé l'aveu de sa faute, et néanmoins dictionnaires et biographies, bibliographies, albums, notices, et le reste, ont reproduit fidèlement la légende; elle est encore écrite et imprimée dans la Biographie universelle de MM. Michaud. Mais la vérité vaut-elle la peine qu'on la dise? Plusieurs pensent que non, je crois que oui, j'ai tort peut-être.»

Je ne suis pas de ceux que la vérité effraye; aussi les lignes de M. Ph. Chasles ne firent-elles que me mettre en goût. Sans désemparer, je me lançai à la recherche des preuves de ce qu'il venait de m'apprendre.

J'y étais d'autant plus porté, que la chanson de Marie Stuart, imprimée, pour la première fois, en 1765, dans cette Anthologie[299] en trois volumes dont Monet avait fait les frais, dont ce même Meusnier de Querlon avait écrit l'introduction, m'avait toujours semblé un peu suspecte. La mention banale: tirée du manuscrit de Buckingham, ne me rassurait pas du tout. Ce que je savais d'ailleurs des habitudes de Querlon, qui prenait volontiers plaisir à ces sortes de mystifications littéraires; ce que je connaissais de son petit livre publié à Magdebourg, en 1761, les Innocentes Impostures, ou Opuscules de M.***, n'était pas fait pour me donner plus de confiance.

[299] 1765, in-8º, t. I, p. 19.

Je cherchai donc. D'abord je trouvai un article de la Revue des Deux-Mondes[300], dans lequel M. Ph. Chasles avait émis, pour la première fois, le fait répété sous une autre forme dans son feuilleton des Débats. Il persistait dans son dire, donc il en était bien sûr. C'était de quoi me rendre plus confiant encore, plus ardent à la découverte du reste. Il m'apprenait, de plus, que la lettre dans laquelle M. de Querlon trahissait lui-même sa petite imposture était adressée à l'abbé Mercier de Saint-Léger. Il fallait chercher cette lettre; je ne m'en fis pas faute, comme bien vous pensez.

[300] Ier juin 1844, art. sur les Pseudonymes anglais au XVIIIe siècle.

Chemin faisant, j'appris que Mme de Norbelly fille de Querlon, morte il y a trente ans environ, s'amusait souvent à conter l'histoire de la supercherie commise par son père, et dont le monde entier s'obstinait à être la dupe[301]. Je découvris quelques lignes de M. Viollet-le-Duc[302], où il soutenait, lui aussi, que la chanson attribuée à Marie Stuart n'était certainement pas d'elle. J'acquis de plus, par un article de M. Sainte-Beuve dans le Journal des Savants[303], une nouvelle preuve que l'assurance donnée à l'abbé de Saint-Léger par Querlon sur la véritable origine de la chanson était très réelle; enfin, je sus que l'un de nos plus riches amateurs possédait, dans sa collection, l'autographe même de la lettre dans laquelle l'innocente fraude se trouvait révélée par son auteur[304]. C'était tenir tout; cependant, je ne sais pourquoi, je ne me défiai pas moins.

[301] Mme de Norbelly, mariée en premières noces avec l'adjudant-major général Levasseur, était la mère de M. le général de division Levasseur.

[302] Biblioth. poétique, IIe part., p. 20.

[303] Année 1847, p. 278, et Derniers Portraits littéraires, p. 63-64.

[304] C.-Blaze, Molière musicien, t. I, p. 446.

Les autographes sur des faits déjà un peu connus et pour lesquels ils nous sont des preuves trop désirées, trop imprévues, m'ont toujours trouvé sur mes gardes contre l'espèce de certitude improvisée qu'ils apportent. Elle est, selon moi, trop complète pour l'être assez. Ici, quelques lignes imprimées de Querlon ou de l'abbé de Saint-Léger dans un des recueils où ils écrivaient d'habitude, eussent bien mieux été mon affaire. Je désespérais malheureusement de les trouver, et, de guerre lasse, je renonçais presque à poursuivre davantage la solution définitive de ce petit problème littéraire.

Après avoir vu pourtant avec quel dédain superbe M. Mignet, dans sa belle et sérieuse Histoire de Marie Stuart, affecte de ne pas parler de cette chanson, tandis que M. Dargaud[305], dans son livre romanesque sur la même reine, n'oublie pas de la donner pour authentique, je m'étais de plus en plus convaincu qu'elle devait être supposée[306].

[305] Hist. de Marie Stuart, 1850, in-8º, t. I, p. 134-135.—«Ces vers, dit M. Dargaud, sont désormais inséparables de son nom. Elle les acheva quelques semaines plus tard à Holyrood.» M. Dargaud avait, à ce qu'il paraît, sur cette partie de la vie de Marie Stuart, des mémoires particuliers. Il eût bien dû nous dire où ils se trouvent.

[306] M. Mignet (Histoire de Marie Stuart, 3e édit., Charpentier, 1854, in-12, t. I, p. 102-105) se contente de citer ce passage de Brantôme (t. V, p. 92-94): «Elle, les deux bras sur la pouppe de la galère du costé du timon, se mist à fondre à grosses larmes, jettant toujours ses beaux yeux sur le port et le lieu d'où elle estoit partie, prononçant toujours ces tristes paroles: «Adieu, France!» jusqu'à ce qu'il commença à faire nuict... Elle voulut se coucher sans avoir mangé, et ne voulut descendre dans la chambre de pouppe, et lui dressa-t-on là son lict. Elle commanda au timonnier, sitost qu'il seroit jour, s'il voyoit et découvroit encore le terrain de France, qu'il l'éveillast et ne craignist de l'appeler: à quoy la fortune la favorisa, car le vent s'estant cessé, et ayant eu recours aux rames, on ne fit guères de chemin cette nuict; si bien que le jour paroissant, parut encore le terrain de France, et n'ayant failly le timonnier au commandement qu'elle lui avoit faict, elle se leva sur son lict, et se mit à contempler la France, encore et tant qu'elle put... Adonc redoubla encore ces mots: «Adieu, France! Adieu, France! je pense ne vous voir jamais plus.» Toute cette scène ne vaut-elle pas mieux que le couplet de Querlon? Le silence de Marie Stuart, entrecoupé d'un seul cri d'adieu, n'en dit-il pas plus que cette romance, composée de sang-froid et chantée sur la poupe? Il n'y a de mise en tout ceci que les vers de Ronsard (édit. in-fol., t. VIII, p. 6-7). M. Mignet les cite:

Le jour que vostre voile au vent se recourba
Et de nos yeux pleurans les vostres desroba,
Ce jour-là, mesme voile emporta loin de France
Les muses qui souloient y faire demeurance.

Quelques lignes de M. de Villenfagne, dans ses Mélanges de littérature, etc.[307], me rendirent tout à coup l'espoir.

[307] Mélanges de littérature et d'histoire, Liège, 1788, in-8º p. 39.

Elles me mettaient sur la trace d'un article de l'Esprit des Journaux, dans lequel, caché sous un pseudonyme, l'abbé de Saint-Léger confessait franchement l'aveu que M. de Querlon lui avait fait de sa supercherie. Je courus au volumineux recueil, et le feuilletai tant et si bien que, dans le volume du mois de septembre 1781[308], je découvris ce petit paragraphe, qui mettait victorieusement fin à ma tâche de chercheur:

[308] P. 227. Observations sur deux lettres imprimées dans l'Esprit des Journaux, concernant les Annales poétiques (par D...).

«Marie Stuart est-elle auteur de la chanson qui lui est attribuée dans l'Anthologie? Feu M. de Querlon m'a assuré l'avoir faite lui-même. Cette assertion d'un homme qui étoit vrai tranche la question.»

Fort bien dit! Là, en effet, est toute la solution de l'affaire et la condamnation des routiniers qui persisteraient désormais à croire et à dire le contraire.


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