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L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques

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LIII

Je voudrais pouvoir admettre sans plus de conteste ce que l'on raconte du dévouement du chevalier d'Assas; malheureusement il faut que je laisse Grimm le discuter un peu.

La mémoire du chevalier n'y perdra presque rien; un brave soldat jusqu'ici inconnu y gagnera beaucoup, et de tout cela la vérité fera son profit. On n'aura donc pas à regretter d'avoir été quelque peu désenchanté, par la connaissance d'un fait nouveau, de l'opinion trop longtemps admise.

«J'étais au camp de Reimberg[556], dit Grimm[557], le jour du combat si connu par le dévouement d'un militaire français.

[556] Clostercamp, où l'affaire eut lieu, en est tout près.

[557] Mémoires inédits, t. Ier, p. 188.

«Le mot sublime: «A moi, Auvergne, voilà l'ennemi!» appartient au valeureux Dubois, sergent de ce régiment; mais, par une erreur presque inévitable dans un jour de combat, ce mot fut attribué à un jeune officier nommé d'Assas. M. de Castries le crut comme tant d'autres; mais quand, après ce combat, il eut forcé le prince héréditaire à repasser le Rhin et à lever le siège de Wesel, des renseignements positifs apprirent que le chevalier d'Assas n'était pas entré seul dans le bois, mais accompagné de Dubois, sergent de sa compagnie. Ce fut celui-ci qui cria: «A nous, Auvergne, c'est l'ennemi!»

«Le chevalier fut blessé en même temps, mais il n'expira pas sur le coup, comme Dubois; et une foule de témoins affirmèrent à M. de Castries que cet officier avait souvent répété à ceux qui le transportaient au camp: «Enfants! ce n'est pas moi qui ai crié, c'est Dubois.»

«A mon retour à Paris, continue Grimm, on ne parlait que du beau trait du chevalier d'Assas, et il n'était pas plus question de Dubois que s'il n'eût jamais existé. Je savais le contraire: je ne pus convaincre personne; et l'histoire, qui a recueilli ce fait, n'en consacrera pas moins une grave erreur de fait et de nom.»

On m'a fait bien des objections au sujet de cette citation de Grimm, et de ce qui s'y trouve réfuté. Ces Mémoires inédits sont apocryphes, m'a-t-on dit. Qui le prouve? Un passage de la France littéraire de Quérard, qui ne prouve rien. Mais, pour ce fait, ajoutent mes critiques, leur peu d'exactitude est évident: on fait dire à Grimm que, le 16 octobre 1760, il était au camp de Reimberg, tandis que, d'après sa Correspondance, il est hors de doute qu'à cette date il se trouvait à Paris. Je n'aurais rien à répondre, si je ne savais que cette partie de la Correspondance de Grimm n'est pas de Grimm, mais de Diderot et de Meister, et si, par une lettre de celui-ci qui a été récemment publiée[558], je n'avais appris qu'à la date en question, Diderot et Meister tenaient la plume pour Grimm, parce que Grimm faisait «un premier voyage en Saxe et en Prusse». Or, où se trouve Reimberg? Dans la Prusse rhénane. Je retourne donc la critique de mes critiques contre eux-mêmes, et je leur dis: Grimm ne pouvait être à Paris, mais à Reimberg. Qui l'y attirait? La curiosité de voir un camp où commandait en chef M. de Castries que nous savons avoir été de ses amis[559]. Mes critiques ne sont pas à bout pour si peu; ils ont trois points sur lesquels ils m'attaquent encore.

[558] Mémoires et Correspondance histor. et littér. inédits, publiés par Ch. Nisard, 1858, in-18, p. 91.

[559] Correspondance et Mém. de Diderot, t. Ier, p. 400.

1º Si ce que dit Grimm était vrai, d'autres témoignages l'eussent confirmé, et il n'en existe aucun de ce genre. 2º Grimm prétend qu'à son retour à Paris, il tâcha de faire valoir la vérité et d'en convaincre tout le monde; rien n'indique qu'il ait fait de pareils efforts. 3º M. de Rochambeau, dans ses Mémoires, a, lui aussi, raconté le fait, et avec d'autant plus d'autorité qu'il était alors colonel dans le régiment où servait d'Assas; d'où vient donc que son récit, qui n'est pas, il est vrai, conforme à celui qui s'est le plus accrédité, diffère si fort de la version donnée par Grimm?

Je vais répondre à tout cela.

Lorsqu'on vient nous dire que le récit de Grimm n'est confirmé par aucun autre, on se trompe: le chapitre X du livre II des Mémoires de Lombard de Langres[560] contient une relation du fait complètement identique. C'est de son père, engagé comme sergent-major par M. de Rochambeau, que Lombard en tenait tous les détails. «Moi aussi, disait le père à son fils, moi aussi j'étais soldat dans Auvergne!» Et il lui racontait comment on était entré, la nuit, dans le taillis pour y reconnaître l'ennemi; comment, dans cette reconnaissance, il était près de Dubois; comment il lui avait entendu crier: «A nous, Auvergne!» et comment enfin il pouvait attester que d'Assas, blessé à mort, répétait à ses soldats: «Enfants! ce n'est pas moi qui ai crié, c'est Dubois.» Lombard de Langres prend la parole après son père. «J'ai, ajoute-t-il, hésité de rendre ce fait public. J'ai prié un ami, M. Crêtu, employé au ministère de la guerre, de faire toutes les recherches possibles pour savoir s'il ne découvrirait point sur les registres du temps quelque indice qui pût jeter du jour sur un fait si remarquable; ses soins ont été infructueux. Ces registres sont muets[561]

[560] Tome Ier, p. 330-334.

[561] M. Théodore Anne, dans l'avant-propos de son édition de l'Histoire de l'ordre de Saint-Louis par Alex. Mazas (t. I, p. VIII) constate lui-même l'absence de tout document, au ministère de la guerre, pour les époques antérieures à 1763. La mort des officiers sur le champ de bataille n'a pas même une mention; à plus forte raison celle d'un simple sergent, comme Dubois, dut-elle être oubliée.

Grimm nous a dit que ses réclamations en faveur de Dubois n'avaient pas été moins inutiles; de là vient qu'on a douté qu'il les eût faites. Si je ne me trompe, cependant, il en existe dans la Correspondance de Voltaire une sorte de trace, bien vague, bien effacée peut-être, mais que je ne puis me dispenser d'indiquer. Dans la première édition de son Précis du règne de Louis XV, Voltaire n'avait pu faire mention du trait de d'Assas. Le baron, frère du chevalier, et le major du régiment d'Auvergne lui écrivirent pour le prier de réparer cette omission, tout en omettant eux-mêmes de parler de Dubois.

Fier d'être pris «pour le greffier de la gloire[562]», c'est son mot, Voltaire se hâta d'écrire à M. de Choiseul et de lui parler du fait tel que le lui avaient conté dans leur lettre le frère et le major. Il avait surtout hâte de l'assurer que son oubli involontaire d'un trait digne de Décius serait réparé dans la belle édition in-4º qu'il préparait.

[562] Lettre à M. de Choiseul, du 12 nov. 1768.

Elle parut peu de temps après, avec l'addition annoncée: des réclamations toutes différentes des premières ne se firent pas attendre. M. de Schomberg, dont Grimm avait élevé les enfants, et qui était resté son ami, fut au nombre de ces nouveaux critiques. Nous n'avons pas sa lettre, mais on voit par la réponse de Voltaire que M. de Schomberg y parlait de d'Assas, et que, bien renseigné par Grimm, il s'étonnait des renseignements contraires à la vérité dont l'historien avait dû se servir.—«D'où vous sont venus ces détails? Qui vous a dit tout cela?» Voilà ce que semble avoir écrit M. de Schomberg, car Voltaire lui répond[563]: «Je n'ai fait que copier ce que le frère de M. d'Assas et le major du régiment m'ont mandé.»

[563] Lettre du 31 oct. 1769.

Ce récit du baron d'Assas et du major est le même que Voltaire a conservé, en dépit des critiques, au chapitre XXXIII de son Précis du règne de Louis XV, et que nous connaissons tous. J'avoue qu'en raison de la source d'où il nous vient, ce récit ne manque pas d'autorité.

Si l'histoire tient compte de leur grade à ceux qui témoignent devant elle, un major doit être cru sur parole; mais à le prendre ainsi, un colonel doit mériter qu'on ajoute encore plus de foi à ce qu'il dit. Or, le colonel du régiment d'Auvergne, M. de Rochambeau, a parlé[564], et sa version n'est pas d'accord avec celle du major, reproduite par Voltaire. Qui donc croire des deux? Ni l'un, ni l'autre, du moins complètement: tel est mon avis.

[564] Mémoires militaires, histor. et polit. de M. de Rochambeau, 1824, in-8º, t. Ier, p. 162-163.

Le témoignage du major, rendu de concert avec celui du baron d'Assas, ne me paraît pas des plus sûrs, parce qu'il n'est pas des plus désintéressés. Il cachait le désir d'une récompense qui fut en effet accordée à la famille, au mois d'octobre 1777, et cela suffit pour diminuer à mes yeux la sincérité des témoins. D'un autre côté, cette récompense civique ayant reporté, sans partage, sur le nom de d'Assas, la gloire de l'action héroïque, M. de Rochambeau pouvait-il, dans ses Mémoires, donner un démenti formel à l'ordonnance royale[565] qui en avait été la consécration? Pour qui d'ailleurs eût-il fait ce démenti? Pour la mémoire d'un pauvre sergent qui, pendant sa vie, n'avait guère compté aux yeux de son colonel, et qui, après sa mort, devait compter encore moins. M. de Rochambeau se contenta donc de relever dans le récit officiel, conforme à celui de Voltaire, quelques détails que le major n'aurait pas dû altérer[566]; mais, quoiqu'il n'oubliât pas la reconnaissance faite dans le taillis, il ne dit mot du sergent Dubois. Ce n'est pas pour moi une raison de douter de son héroïsme: loin de là.

[565] L'original existe dans la belle collection d'autographes de M. Ed. Dentu, qui a bien voulu m'en donner communication.

[566] Un fragment de fort étonnants Mémoires, publié dans le Bulletin du Bibliophile belge, t. III, p. 130, contient sur ce fait une autre version assez peu différente de celle de M. de Rochambeau.

Les ténèbres planent sans doute encore sur l'histoire de cette nuit célèbre, mais j'y vois cependant assez clair pour dire: C'est Grimm qu'il faut croire, et avec lui Lombard de Langres. Je le fais d'autant plus volontiers qu'ainsi nous avons deux héros pour un.

D'Assas perd la gloire du mot, mais il lui reste l'honneur insigne d'avoir déclaré qu'il ne lui appartenait pas, et d'avoir réclamé lui-même pour le soldat dont on lui prêtait la belle action. Il méritait qu'on l'écoutât mieux.

Voilà ce que nous avions écrit dans notre seconde édition. Depuis lors rien n'est venu détruire notre opinion, au contraire: un nouveau témoignage lui est arrivé en aide.

Le 12 juillet 1862, M. l'abbé Adrien de La Roque, arrière-petit-fils de Racine, à qui l'on doit la publication si intéressante des Lettres inédites de son aïeul, nous écrivit:

«Ce que vous avez dit de d'Assas dans votre livre de l'Esprit dans l'histoire est parfaitement vrai.

«Un de mes parents qui était officier supérieur au régiment d'Auvergne, à l'époque de la bataille de Clostercamp, a toujours raconté que le sergent Dubois seul avait eu le temps de crier: «A moi!»


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