L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques
«On ne retrouve plus, lit-on dans les Études historiques de M. de Chateaubriand[241], l'original du fameux billet: Tout est perdu fors l'honneur; mais la France, qui l'aurait écrit, le tient pour authentique.»
[241] Études historiques, t. I, p. 128.
Soit; je conviens que très longtemps, même chez les plus sérieux historiens[242], l'on ajouta foi à la célèbre parole; ne retrouvant pas le billet dont, en moins d'une ligne, elle était toute la teneur, on s'en fiait de bonne grâce à la tradition qui le déclarait authentique; mais lorsque au lieu de ce billet en cinq mots on retrouva toute une lettre en vingt lignes au moins, qui était certainement la copie de celle que François Ier dut écrire à sa mère le soir de la malheureuse journée de Pavie, l'on ne fut plus aussi confiant. En face de cette page, le mot fut nettement mis en doute. C'est ce que M. de Chateaubriand aurait dû savoir, car la découverte était faite[243] avant qu'il publiât ses Études historiques; c'est ce que M. de Sismondi surtout n'aurait pas dû ignorer, lui qui, venant après M. de Chateaubriand et écrivant un livre plus sérieux, du moins par l'apparence, et plus approfondi, n'aurait pas dû laisser courir encore, sous le couvert de son Histoire des Français[244], ce mot, à qui toutes les histoires de France n'avaient déjà fait faire qu'un trop beau chemin.
[242] V. l'Hist. de France du P. Daniel, sous la date de 1526.
[243] Dulaure la retrouva dans les Registres manuscrits du Parlement, sous la date du 10 nov. 1525, et la publia dans son Hist. de Paris; V. l'édit. de 1837, t. III, p. 209. Elle se trouve aussi à la p. 191 de la Chronique manuscrite de Nicaise Ladam, roi d'armes de Charles-Quint; dans le Journal qui sera cité tout à l'heure, et dans les papiers du cardinal Granvelle, Papiers d'État (Collect. des Documents inédits), t. I, p. 258.—L'original est perdu, mais l'authenticité de la lettre n'en est pas moins irrécusable, comme le remarque fort bien M. Champollion, puisque l'on possède, autographe, la réponse collective de Louise de Savoie et de Marguerite, réponse qui reproduit presque textuellement les phrases de la lettre du roi.
[244] T. XVI, p. 242.
Voyons la lettre véritable, telle que l'a donnée M. Champollion[245], d'après un Journal manuscrit du temps[246]:
[245] Captivité de François Ier (Documents inédits), p. 129-130.
[246] Collect. Dupuy, vol. DCCXLII.—Ce Journal est celui d'un Bourgeois de Paris que M. Ludovic Lalanne a publié depuis, pour la Société de l'Histoire de France, 1854, in-8º. La lettre se trouve à la p. 237 de ce précieux volume.
«Pour vous advertir comment se porte le ressort de mon infortune, de toutes choses ne m'est demouré que l'honneur et la vie qui est saulve[247], et pour ce que en nostre adversité cette nouvelle vous fera quelque resconfort, j'ay prié qu'on me laissast pour escrire ces lettres, ce qu'on m'a agréablement accordé. Vous suppliant de volloir prendre l'extrémité de vous meismes, en usant de vostre accoutumée prudence; car j'ai espoir en la fin que Dieu ne m'abandonnera point; vous recommandant vos petits enfants et les miens, vous suppliant de faire donner seur passage et le retour en Espaigne à ce porteur qui va vers l'empereur pour sçavoir comme il faudra que je sois traicté, et sur ce très humblement me recommande à vostre bonne grâce[248].»
[247] Dans une autre copie de cette lettre, reproduite dans le Cabinet historique de M. L. Paris, t. II, p. 142, d'après un ms. du fonds Fontanieu, on lit: «De toutes choses ne m'est demouré que l'honneur et la vie qui est saine;» ce qui vaut mieux. Puisqu'il écrit, sa vie est saulve; mais il pouvait être blessé, voilà pourquoi il croit bon de dire que sa vie est saine.
[248] Il y a dans le XLIVe volume de cette même collection Dupuy, une autre copie de la lettre de François Ier, dont le texte est identique, sauf de légères variantes. M. A. Macé l'a publiée dans le Bulletin de l'Académie delphinale (t. IV, p. 11-26), et M. Chéruel, d'après lui, dans la Revue des Sociétés savantes (t. I, p. 146-149).
Le Tout est perdu fors l'honneur se trouve bien à peu près en substance dans les premières lignes de la lettre; c'est ce qui fut cause de l'erreur. Les historiens, avec cette manie de résumé et pour ainsi dire de condensation qui s'empare d'eux quelquefois, et presque toujours mal à propos, pensèrent qu'en réduisant à cinq mots bien frappés toute cette lettre, ils lui donneraient plus de force. C'est donc ce qu'ils firent, et cela, j'en suis sûr, avec d'autant plus d'empressement qu'ils biffaient ainsi le: et la vie qui est saulve, petite considération incidente, qui est en effet un peu moins héroïque que le reste, mais qui pourtant paraît toute naturelle, quand on réfléchit que c'est un fils qui écrit à sa mère. Le roi avait commencé la phrase, le fils l'a achevée.
Antonio de Vera, qui devait connaître la lettre par le manuscrit de Nicaise Ladam[249] ou par les papiers de Granvelle, semble avoir été le premier qui s'avisa pour elle de cet arrangement à la laconienne. Voici comment il nous l'a traduite en son espagnol: Madama, toto se ha perdido sino es la honra[250]. Historien de Charles-Quint, Vera n'avait pas sans doute intérêt à corriger la vérité pour faire plus beau le rôle du roi de France; mais, présentée de cette façon, la lettre avait je ne sais quel air qui devait plaire davantage à son humeur castillane. C'est pour cela peut-être qu'il nous en arrangea cette version, bientôt reprise chez nous, traduite, popularisée, mais cette fois pour la raison toute française que le mot ainsi donné séyait mieux au vaincu de Pavie et relevait encore son caractère chevaleresque[251].
[249] Sur cette curieuse Chronique de Nicaise Ladam, que nous avons indiquée tout à l'heure en note, on peut lire une intéressante notice dans l'Annuaire de la Bibliothèque royale de Belgique, 1842, p. 95.
[250] Vida y hechos de Carlos V, p. 123.
[251] M. Antonin Macé dit que le billet sublime, «si profondément différent de la vraie lettre», est de l'invention du P. Daniel (Athenæum, 14 oct. 1854, p. 960). Je crois que Daniel n'a fait que le traduire d'Antonio de Vera.
Lorsqu'un mensonge n'est, après tout, comme celui-ci, qu'un débris de la vérité et qu'il a son origine dans une raison d'honneur, il faudrait être bien sévère pour ne pas lui faire grâce[252]. Dire ce qu'il est, ne plus y croire, voilà, selon moi, la seule rigueur qu'il faille se permettre à son égard[253].
[252] D'ailleurs, le mensonge était alors chose tellement coutumière chez les historiens! «Il semble, dit M. Champollion, justement au sujet de cette lettre altérée, que ce défaut de véracité fût passé insensiblement dans les habitudes des écrivains des derniers siècles.»
[253] L'Épître de Clément Marot à la reine Éléonore, où l'on trouve ce vers à propos du roi fait prisonnier:
quelques passages aussi d'une chanson faite par le roi pendant sa captivité:
purent aider encore à populariser l'erreur.—Sur quelques autres circonstances de la bataille de Pavie, dénaturées par les historiens, notamment par M. de Sismondi, V. Champollion, Introduction aux Lettres de François Ier p. XVIII.