L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques
LIX
Vous parlerai-je de la mort d'André Chénier; de cette scène d'Andromaque que Roucher et le poète de la Jeune captive[625] auraient récitée dans la charrette qui les portait au supplice; du mot désespéré d'André, qui, prêt à mourir, frappe son front plein de pensées immortelles? Je ne sais, j'hésite. Ce sont choses dont je doute, j'en conviens, mais tout en m'affligeant de douter[626].
[625] Cette jeune captive était mademoiselle Aimée de Coigny, depuis duchesse de Fleury, puis épouse de M. de Montrond, et non pas, comme on l'a toujours dit, la marquise de Coigny, née de Conflans. (Ch. Labitte, Études litt., t. II, p. 184, et l'Athenæum, 1853, 2e semestre, p. 393.)
[626] Ce dont je ne doute plus, par exemple, et j'en suis bien heureux, c'est de la fausseté de l'accusation portée contre Marie-Joseph-Chénier, au sujet de la mort de son frère. M. Michaud dit et écrivit le premier qu'il l'avait laissé périr (Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, t. VII, p. 20), et, depuis, qui ne l'a pas répété? Tout ce qu'il y a là de cruel mensonge a été victorieusement démontré dans la brochure de M. L.-J.-G. de Chénier, neveu d'André et de Marie-Joseph: la Vérité sur la famille de Chénier, Paris, 1844, in-8º.
Le récit qu'un romancier, Hyacinthe de Latouche, en a fait, ne repose, il faut l'avouer, que sur le dire de contemporains plus ou moins suspects. J'ai su, je l'avoue encore, par des témoignages dignes de foi, des détails bien faits pour aider à la désillusion; j'en appelle même à un poète, à M. A. Houssaye, qui, les ayant eus d'une autre source, n'a pas craint de consigner les plus curieux dans une relation très intéressante, mais tout à fait désenchantée[627]. Je sais qu'on viendra me dire aussi que le mot d'André Chénier peut parfaitement avoir été suggéré à celui qui le lui attribua le premier par la devise que son ami et compagnon de captivité, le jeune Trudaine, avait dessinée sur le mur de leur cachot: «C'était un arbre fruitier ayant à ses pieds une branche rompue sur laquelle se lisaient ces mots: «J'aurais porté des fruits[628].» Le mot d'André Chénier est là tout entier comme pensée; il n'avait plus qu'à en trouver l'expression, ce qui n'était pas difficile pour un écrivain comme H. de Latouche. Je vois cela, j'y trouve des raisons de doute, et cependant l'idée que je vais toucher à cette mort poétique et la déflorer de sa virginité funèbre fait que je répugne à la réfutation.
[627] La Mort d'André Chénier (Philosophes et Comédiennes, 2e série, p. 79).—C'est M. de Vigny, dans Stello, qui a le plus aidé au mensonge. Il ne savait même pas qu'André Chénier périt, non sur la place de la Révolution, mais «sur la place publique de la barrière de Vincennes.» V. la brochure de M. de Chénier, p. 57.
[628] Fructus matura tulissem. (Le marquis de Saint-Aulaire, Lettres inédites de madame du Deffant, t. Ier, p. 103, note.)—Depuis que j'ai écrit ceci, dans mes précédentes éditions, il m'est arrivé un témoignage qui ne laisse aucun doute sur l'origine du mot. Suivant une note de Loizerolles fils, dans son poème sur la mort de Loizerolles, son père (1813, in-12, p. 176), le dessin dont je parle aurait été, non du jeune Trudaine, mais d'André lui-même. «André Chénier, dit Loizerolles, qu'il faut en croire, puisqu'il était son compagnon de captivité à Saint-Lazare, avait dessiné sur le mur de sa chambre un arbre qui penchait sa tête languissante, dont les rameaux étaient abattus par le vent.»
M. Géruzez a procédé plus hardiment.
«M. de Latouche, dit-il[629], a pris sur lui de faire réciter à Roucher et André Chénier, pendant le trajet de la prison à l'échafaud, la première scène d'Andromaque, entre Oreste et Pylade; il ne savait pas, et ne pouvait pas savoir quelles paroles ont échangées les deux amis sur le triste tombereau qui les conduisait à la mort, et il le dit comme s'il l'avait su[630].»
[629] Histoire de la Littérature pendant la Révolution, p. 388-389. Le dernier et le plus complet des biographes d'André Chénier, M. Becq de Fouquières, ne voit aussi dans tout cela que des légendes. V. la notice en tête de l'édition qu'il a donnée des Œuvres, p. XLV.
[630] Je ne veux pas faire grâce au fameux banquet des Girondins. C'est une invention de M. Thiers (Hist. de la Révolut., 4e édit., t. V, p. 460), enjolivée par Charles Nodier (Œuvr. complètes, t. VII, p. 39), et, pour que rien n'y manquât, illustrée par M. de Lamartine (Hist. des Girondins, t. VII, p. 47-54). Le récit que Riouffe, l'un de ceux qui survécurent, donna dans ses Mémoires d'un détenu (2e édit., an III, in-12, p. 61-63), était assez pathétique sans qu'il fût besoin que ces trois historiens, dont un romancier et un poète, vinssent y dresser le menu de leurs mensonges. «Il serait, dit M. Granier de Cassagnac, après avoir, dans son Histoire des Girondins et des Massacres de septembre (Paris, E. Dentu, in-8º, t. Ier, p. 48), reproduit les pages de M. de Lamartine, il serait impossible de rien ajouter à ce récit; rien, si ce n'est la vérité.» Et M. de Cassagnac prouve qu'en effet elle en est complètement absente.
S'il a pu m'en coûter de toucher à ce mensonge intéressant, il ne m'est pas moins pénible d'en déflorer un pareil et même plus touchant, la prétendue histoire des vierges de Verdun, dont, selon M. de Lamartine[631], «la plus âgée aurait eu dix-huit ans,» tandis qu'en réalité la plus vieille de ces malheureuses suppliciées était septuagénaire[632], et la plus jeune plus que majeure[633].
[631] Histoire des Girondins, 1847, in-8º, t. VIII, p. 125.
[632] Ou peut s'en faut, elle avait soixante-neuf ans.
[633] Elle avait vingt-deux ans. Deux des condamnées n'avaient que dix-sept ans; mais, à cause de leur âge même, elles ne furent pas menées à l'échafaud, on se contenta de les déporter. (Ch. Berriat Saint-Prix, la Justice révolutionnaire, 1861, in-12, p. 63-64.)
Comme revanche, il est une autre erreur simplement horrible celle-là, qui pourra me dédommager par la réfutation qu'elle appelle, et qui est, Dieu merci! très facile à faire.
Il s'agit de mademoiselle de Sombreuil et du verre de sang qu'on prétend qu'elle fut forcée de boire, pour obtenir la vie de son père, aux massacres de septembre. Cette fable atroce, tant répétée, ne repose que sur une note de Legouvé, dans son poème sur le Mérite des femmes[634]. Comment, sans aucune preuve, en dépit même de l'invraisemblance matérielle du fait[635], Legouvé s'est-il permis cette invention? quel a pu être son point de départ? M. Louis Blanc va répondre[636].
[634] 1838, in-8º, p. 94. La première édit. est de 1801.—L'abbé Delille lui-même, dans ses notes du poème de la Pitié (édit. de 1822, in-12, p. 205), s'était contenté de dire: «Mademoiselle de Sombreuil se précipita au travers des bourreaux pour sauver son père. Cet héroïsme de la piété filiale désarma les assassins, et M. de Sombreuil fut reconduit par eux en triomphe.»
[635] B. Maurice, Hist. polit. des anciennes prisons de la Seine, 1840, in-8º, p. 286-287.
[636] Hist. de la Révolution, t. VII, p. 185.
Quand mademoiselle de Sombreuil eut désarmé les meurtriers, «à force de courage, de beauté, de dévouement et de larmes», elle parut sur le point de s'évanouir. «Un de ces hommes barbares, saisi d'une soudaine émotion, courut à elle et lui offrit un verre d'eau, dans lequel tomba une goutte de sang que l'égorgeur avait à ses mains. Telle est l'origine de la fable hideuse, où l'on nous montre mademoiselle de Sombreuil forcée, comme condition du salut de son père, de boire un verre de sang[637].»
[637] L'horrible anecdote est aussi réfutée par G. Duval, (Dict. de la Conversat., 2e édit., t. XVI, p. 266); mais elle ne l'a jamais été plus victorieusement que dans plusieurs articles de l'Intermédiaire, t. II, p. 279, 308, 435, et surtout dans celui de l'historien du Couvent des Carmes, M. Alex. Sorel, publié par le Droit du 27 sept. 1863.
M. Louis Blanc ajoute en note: «Je tiens le fait d'une dame qui, elle-même, le tenait de mademoiselle de Sombreuil, dont elle avait été l'amie. Et ce qu'il y a de plus curieux, c'est que mademoiselle de Sombreuil racontait la chose pour prouver que les hommes de septembre, tout cruels qu'ils furent, n'étaient point absolument inaccessibles à la pitié.»