L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques
On a prêté à l'abbé Maury, sinon plus d'esprit qu'il n'en eut, du moins plus de mots qu'il n'en dit[611]; de même pour l'abbé Sieyès, dont le laconisme proverbial est presque devenu du bavardage, tant le mensonge l'a fait parler dans l'histoire. Ce qu'il y a de pis, c'est que souvent il n'a gagné que de l'odieux, à tous ces mots supposés.
[611] Un des meilleurs est authentique: «Aux traits déjà cités, dit Arnault, dans la notice excellente qu'il lui a consacrée, j'ajouterai celui-ci; je le tiens de la personne qui s'y trouve compromise: «Vous croyez donc valoir beaucoup?» dit à Maury, dans un moment d'humeur, cet homme qui valait beaucoup lui-même. «Très peu quand je me considère, beaucoup quand je me compare» répondit vivement Maury.» (Œuvres de A.-V. Arnault, Mélanges, p. 431.)
Son fameux vote au jugement de Louis XVI: La mort sans phrase, est un des prêts que l'esprit des nouvellistes ou des folliculaires s'est trop empressé de lui faire; prêts forcés, mais non gratuits, car la réputation de celui à qui l'on en impose la charge en paye chèrement les intérêts. Sieyès pourtant ne craignait pas de repasser sur ces particularités supposées et parasites de son existence politique; il les réfutait sans humeur.
«Il revenait avec quelque plaisir, dit M. Sainte-Beuve, sur ses anciens jours, et y rectifiait quelques points de récits qui appartiennent à l'histoire.
«Le premier, disait-il, qui a crié Vive la nation! et cela étonna bien alors, ce fut moi[612].»
[612] «En pleine Terreur, dit M. Clément de Ris, l'abbé Sieyès, corrigeant l'épreuve d'un panégyrique dans lequel il défendait sa vie politique, vit ces mots si terribles alors: J'ai abjuré la République, au lieu de: j'ai adjuré. «Malheureux! dit-il à l'imprimeur, voulez-vous donc m'envoyer à la guillotine?» (Revue franç., 20 oct. 1855, p. 21.) Ceci rentre dans la catégorie des faits et des mots dont une faute d'impression est l'origine, et parmi ceux aussi qui sont nés d'un contre-sens, comme la fameuse parole d'Alfred le Grand: «Je veux laisser mes Anglais aussi libres que leur pensée.» (V. G. Guizot, Études sur Alfred le Grand et les Anglo-Saxons, et un article de M. Édouard Thierry, dans le Moniteur du 26 août 1856.)—La phrase: C'est ici le chemin de Byzance, que Catherine II aurait, dit-on, trouvée écrite à chaque coin de route, lors de son voyage en Crimée, comme l'espérance d'une conquête, est dans le même cas. Nous avons prouvé ailleurs que c'est la traduction abrégée et à contresens d'une inscription grecque placée à Kherson, sur un arc de triomphe, et mal comprise par l'ambassadeur anglais, M. Fitzherbert. (V. l'Illustration, 22 juillet 1854, p. 55.)—En fait de contresens de mots qui ont amené de grosses erreurs d'histoire, je n'en sais pas de plus curieux que celui d'Aug. Thierry dans la vingt-quatrième de ses Lettres sur l'histoire de France. Il y prend une table brisée pour une proclamation déchirée, et fait sortir de là toute la révolution de la commune de Vézelay. M. Guizot, qui, dans ses Mém. relatifs à l'hist. de France (t. VII, p. 192), avait traduit tabula par affiche, était le premier coupable. (V., à ce sujet, un excellent travail de M. Léon de Bastard, Biblioth. de l'École des Chartes, 3e série, t. II, p. 361.)
«Il niait avoir prononcé les paroles qu'on lui prête après le 18 brumaire: «Messieurs, nous avons un maître; ce jeune homme fait tout, peut tout, et veut tout.» Le mot, d'ailleurs, est beau et digne d'avoir été prononcé. Mais il dit seulement à Bonaparte, qui lui demandait pourquoi il ne voulait pas rester consul avec lui, et qui insistait à lui offrir cette seconde place: «Il ne s'agit pas de consuls, et je ne veux pas être votre aide de camp.»
«Il niait aussi avoir prononcé, dans le jugement de Louis XVI, ce fameux mot: La mort sans phrase; il dit seulement, ce qui est beaucoup trop: La mort. Il supposait que quelqu'un s'étant enquis de son vote, on aurait répondu: Il a voté la mort sans phrase, ce qui a passé ensuite pour son vote textuel[613].
[613] Nous tenons de M. de Pongerville que Du Festel, l'un des votants (Réimpression du Moniteur, t. XV, p. 169-208), lui avait souvent dit que l'erreur venait du sténographe de la Convention. Avant le vote de chacun des membres, il avait eu à consigner quelque petit discours justificatif. Sieyès presque seul ne dit rien que: La mort. Le sténographe, pour constater ce laconisme exceptionnel, mit sur sa copie, entre parenthèse: (sans phrase). De là l'erreur, encore une fois.—Un jour, M. Anglès avait prêté à M. Sieyès le cinquième volume du Censeur européen, où le mot: La mort sans phrase était répété. Il le lui rendit après avoir mis en marge: C'est faux, voir le Moniteur de l'époque. En effet, ayant consulté le Moniteur du 20 janvier 1793, nous avons trouvé le vote du laconique député de la Sarthe, désigné ainsi (p. 105): «SYEYES (sic). La mort.»
«Il a dû regretter ce vote fatal, sans lequel il aurait eu le droit, en effet, de dire ce qu'il écrivait à Rœderer dans l'intimité: «Vous me connaissez, vous ne m'avez jamais vu prendre part au mal; vous m'avez vu quelquefois prendre part au bien qui s'est fait[614].»
[614] Pourquoi en effet, au lieu d'avoir à se justifier de sa façon de voter, n'a-t-il pas eu à se justifier de son vote même, comme l'abbé Grégoire, si souvent traité à tort de régicide, et qui si souvent se disculpa vainement de l'avoir été? Malgré ses protestations, telle qu'une lettre du 4 octobre 1820, analysée dans le Catalogue d'autographes du 15 avril 1854, p. 42; malgré les livres qui protestèrent pour lui, telle que la Biographie des contemporains par Rabbe et Boisjolin, t. II, p. 1946, l'erreur ne s'est pas arrêtée. Il y a quelque temps, elle trouvait un dernier mais redoutable écho dans les Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps, par M. Guizot, t. I, p. 233.
«Il s'indignait qu'on attribuât à ce mot: J'ai vécu, qu'il avait dit pour résumer sa conduite sous la Terreur, un sens d'égoïsme et d'insensibilité qu'il n'y avait pas mis[615].»
[615] «Lorsqu'un de ses amis, dit M. Mignet, lui demanda plus tard ce qu'il avait fait pendant la Terreur: «Ce que j'ai fait, lui répondit M. Sieyès, j'ai vécu.» Il avait, en effet, résolu le problème le plus difficile de ce temps, celui de ne pas périr.» (Notices historiques, in-8º, t. Ier, p. 81.)—Le mot arrière-pensée est, a-t-on dit (Magasin pittor., t. VIII, p. 87), un néologisme de l'abbé Sieyès. La chose était si bien dans son caractère qu'on a cru que lui seul pouvait avoir créé le mot; erreur encore; il se trouve déjà dans ce vers très vrai du Dissipateur de Destouches (acte V, sc. IX):
Le mot de Favras, disant au greffier, après avoir lu son arrêt de mort: Vous avez fait, Monsieur, trois fautes d'orthographe, passe pour très vrai. Mais c'est probablement ce qui importa le moins à M. V. Hugo lorsqu'il en fit un vers de sa Marion Delorme[616]. Pour qu'il le trouvât digne d'être mis dans la bouche de Saverny allant au supplice, il lui suffit que ce fût un mot d'un héroïsme à effet. Nous trouvons, mise en alexandrins, dans la même pièce[617], la phrase sur la soutane rouge de Richelieu, dont nous avons déjà prouvé le mensonge[618].
[616] Acte V, sc. VII.
[617] Acte II, sc. I.
[618] V. plus haut, p. 256.
Cette boutade spirituelle de Saverny[619]:
[619] Acte III, sc. VII.
n'est que la traduction versifiée d'un mot dit à Louis XV, se décidant à avouer qu'il succédait peut-être à Saint-Foix dans les bonnes grâces de la Du Barry: «Oui, répliqua quelqu'un, comme Votre Majesté succède à Pharamond!»
Un vers plus remarqué de Marion Delorme est celui-ci[620]:
[620] Acte IV, sc. VIII.
Très joli mot! mais qui date de la Terreur.
Les uns le prêtent à Mercier, les autres, madame de Bawr, par exemple[621], en gratifient M. Martin, homme d'esprit plus inédit, mais plus réel aussi peut-être. Quelqu'un m'a reproché de n'avoir pas mis cet hémistiche dans mon petit livre des Citations. Vous voyez que j'ai mes raisons; je le réservais pour les Mots historiques[622].
[621] Mes souvenirs, p. 137.
[622] En revanche, j'ai mis parmi les citations (L'Esprit des autres, édition elzévir., p. 222) un mot que M. Eugène Despois m'a reproché de n'avoir pas placé dans ce volume; c'est celui de Vergniaud, à la séance du 17 septembre 1792. Comme ce mot n'est qu'une citation du Guillaume Tell de Lemierre, et non un souvenir authentique du Guillaume Tell de l'histoire, si tant est que l'histoire ait un Guillaume Tell, j'ai cru bon de le laisser où je l'avais d'abord placé.
C'est à Ducis qu'il fut dit, selon madame de Bawr. Lui aussi avait alors fait son mot, lorsqu'il avait écrit à l'un de ses amis: «Que parles-tu, Vallier, de faire des tragédies? la Tragédie court les rues[623]!» Seulement, il ne se doutait pas qu'il ne faisait que répéter là ce qu'on lit dans une mazarinade:
[623] Campenon, Essais de Mémoires... sur la vie... de Ducis, Paris, 1824, in-8º, p. 79.
[624] Les Triboulets du temps, dans nos Variétés historiques et littéraires, t. V, p. 17.