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L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques

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LI

Venons à Louis XV. Quoiqu'on lui ait prêté bien des mots, quoiqu'il eût même la prétention d'en dire[529], il n'y eut pas de monarque plus muet. C'est un vrai roi fainéant de parole comme d'action. Était-ce défaut d'esprit? Non pas certes; mais paresse, dédain, timidité même; car sa faiblesse de caractère allait jusqu'à le rendre timide[530].

[529] D'Argenson, Mémoire, t. II, p. 330.

[530] Dès son enfance, il avait été silencieux. «On a de la peine à lui arracher des paroles,» dit la Palatine (Nouv. Lettres, p. 177).—«Il est taciturne,» dit aussi Barbier dans son Journal (édit. in-18, t. Ier, p. 257); «il ne répond aux compliments» (Ibid., p. 259); «on croit qu'il a un sort sur la langue» (Ibid., t. II, p. 410).

L'éducation y fut aussi pour beaucoup. Le Régent avait insisté pour lui sur le besoin de discrétion, «qualité la plus essentielle à un roi qui veut se faire craindre et respecter». Il avait dans ce sens invité l'Académie française à faire de la Discrétion des Princes le sujet d'un concours, et prié aussi les ambassadeurs de glisser le plus souvent possible l'éloge de cette vertu dans leurs dépêches au Conseil de Régence[531]. Le petit roi comprit et ne parla guère; mais s'il fut en cela obéissant aux avis du Régent, il fut aussi surtout docile à sa nature. Plus tard, le cardinal Fleury ne lui apprit pas plus le bavardage que le maréchal de Villeroy, son gouverneur, n'avait dû lui apprendre l'esprit.

[531] Lemontey, Hist. de la Régence, t. II, p. 79.

Je savais de Louis XV un mot, fort joli du reste, qu'on prétendait qu'il avait dit à M. de Lauraguais, de retour d'un voyage philosophique à Londres: «Et qu'êtes-vous allé faire là-bas, Monsieur?—Apprendre à penser, Sire.—Les chevaux,» aurait répliqué le roi, en tournant le dos. Eh bien! ce mot charmant, le prince de Ligne nous assure que Louis XV ne l'a pas dit[532]. Il est vrai que, d'après une lettre de Beaumarchais à M. de Lauraguais lui-même, où il lui répète le mot que Louis XV lui aurait dit, il faudrait s'en tenir ici à l'opinion courante. Lequel croire du prince de Ligne ou de Beaumarchais? Celui-ci, toute réflexion faite, et comme l'a déjà décidé, avant nous, M. de Loménie[533].

[532] Œuvres choisies, t. II, p. 342.—En revanche, je crois qu'il faut laisser à Louis XV le mot plein d'esprit et de goût qu'il dit lors de sa visite à l'imprimerie du ministère de la guerre. Un papier était sur une presse et des lunettes auprès: il les prend et lit, c'était son éloge. «Elles sont trop fortes, dit-il en les replaçant; elles grossissent les objets

[533] Beaumarchais et son temps, 1856, in-8º, t. II, p. 272.

On raconte encore que, le peintre La Tour s'étant permis de lui dire: «Nous n'avons pas de marine,» Louis XV, piqué, lui répondit: «Et celles de Vernet, Monsieur?» Il n'y a de vrai dans l'anecdote que l'observation fort déplacée du peintre. Le roi en fut tellement interdit qu'il ne trouva rien à répondre. Il lui eût fallu, en pareil cas, j'en conviens, un grand esprit d'à-propos, et ce n'était pas, je le répète, sa qualité dominante. Mariette est le seul qui rapporte le fait tel qu'il dut se passer[534]. Or, suivant lui, comme vous allez voir, le roi ne dit rien:

[534] Abecedario, publié par MM. de Chenevière et de Montaiglon, art. La Tour.

«Il (La Tour) peignoit le portrait de madame de Pompadour; le roi étoit présent, et dans la conversation il fut question des bâtiments que le roi avoit fait construire. La Tour, qu'on n'interrogeoit pas, prit la parole et eut l'impudence de dire que cela étoit fort beau, mais que des vaisseaux vaudroient beaucoup mieux. C'étoit dans le temps que les Anglois avoient détruit notre marine, et que nous n'avions aucun navire à leur opposer[535].

[535] C'est une opinion du temps, dont M. Jal, dans son Dict. crit., p. 75-76, a fait bonne justice. Après avoir rappelé ce qu'on lit dans le Siècle de Louis XV, ch. XXIV, sur le combat naval du 14 octobre 1749, qui aurait laissé notre marine avec UN SEUL vaisseau de guerre, il prouve, pièces en main, qu'il faut remplacer la phrase de Voltaire par celle-ci: «La France n'avait plus alors que VINGT-DEUX vaisseaux de guerre.» Cinq ans après, à l'époque où La Tour fit sa sotte réflexion, notre marine comptait «cinquante-cinq bons vaisseaux à flot, et sept en construction»!

«Le roi en rougit, et tout le monde regarda comme une bêtise une sortie si imprudente, qui ne menoit à rien et ne méritoit que du mépris.»

Après nous le déluge! disait, même dans sa plus grande prospérité, madame de Pompadour[536], qui voyait poindre déjà tout au loin, à l'horizon de la royauté, le grain révolutionnaire. Cette parole de nonchalant cynisme dans la prophétie a été souvent répétée, et chaque fois on l'a mise sur le compte de Louis XV. Elle était si bien le mot, l'expression de ce règne au jour le jour, qu'on pensait avec raison que le roi bien-aimé[537] pouvait seul l'avoir dite.

[536] Essai sur la marquise de Pompadour, en tête des Mémoires de madame de Hausset, 1824, in-8º, p. XIX.

[537] On ne sait pas généralement que c'est Vadé (V. les Lettres de Voltaire du 7 et du 14 sept. 1774), d'autres disent Panard, qui donna ce surnom à Louis XV en pleine Courtille.

Personne ne vit mieux que lui, qui était au sommet, venir de loin ce grand orage; il eut, par pressentiment, l'ennui sombre, comme les autres, devant la réalité sinistre, eurent le deuil ou le martyre. Le trône n'était pas encore frappé que le roi semblait déjà foudroyé, et qu'il en portait les marques.

Si M. d'Argenson avait pu lui dire ce qu'il pensait, dès 1743, de l'imminence d'une révolution[538]; si Jean-Jacques avait pu lui faire entendre ce qu'il dit dans l'Émile[539] sur les monarchies de son temps destinées à périr, et si Louis XV alors avait pu s'abandonner jusqu'à être sincère, il eût courbé la tête et leur eût dit: «C'est vrai, je le sens mieux que vous[540]

[538] Mémoires, t. II, p. 282; t. III, p. 261, 313; t. IV, p. 189.

[539] Édit. Pourrat, t. I, p. 397-398.—C'était la pensée de tous les clairvoyants. Voltaire écrivait à M. de Chauvelin, le 2 avril 1764, juste douze jours avant la mort de madame de Pompadour: «Tout ce que je vois jette les semences d'une révolution qui arrivera immanquablement, et dont je n'aurai pas le plaisir d'être témoin. La lumière s'est tellement répandue de proche en proche, qu'on éclatera à la première occasion; et alors ce sera un beau tapage. Les jeunes gens sont bien heureux, ils verront de belles choses.»

[540] V., dans notre article sur madame du Barry (Rev. franç., 10 janv. 1859), une lettre de Louis XV, où il manifeste ses craintes au sujet «du peuple républicain.»

J'ai douté du mot de Louis XIII sur la grimace de Cinq-Mars à l'heure de son exécution. Je voudrais en faire autant pour l'indifférent adieu de Louis XV à madame de Pompadour, dont le cercueil s'en allait, par une pluie battante, de Versailles à Paris: «La marquise n'aura pas beau temps pour son voyage.» Rien, par malheur, ne me contredit la vérité de cette froide parole; et ce que je sais du caractère du roi m'en prouve la vraisemblance. D'ailleurs, «auprès du mot de Louis XIII, dit M. Sainte-Beuve[541], le mot de Louis XV est presque touchant de sensibilité»[542].

[541] Causeries du Lundi, 1re édit., t. II, p. 471.

[542] Je ne quitterai point la marquise sans préciser deux points de sa biographie qui sont restés en litige: la date de sa naissance, l'état qu'exerçait son père. Les uns disent qu'elle naquit en 1720, les autres en 1722; ceux-ci, et c'est le plus grand nombre, soutiennent que son père était boucher des Invalides; ceux-là, Voltaire est parmi, prétendent qu'il était fermier à la Ferté-sous-Jouarre. L'extrait de naissance de la marquise—publié ici, dès 1856, c'est-à-dire bien avant que l'Intermédiaire (t. I, p. 144) et le Dict. crit. de M. Jal (p. 985) l'eussent donné, chacun, comme inédit,—mettra tout le monde d'accord sur les deux points: «L'an 1721, le 30 décembre, fut baptisée Jeanne-Antoinette Poisson, née hier, fille de François Poisson, fourrier de Son Altesse R. Monseigneur le duc d'Orléans (le Régent), et de Louise-Magdeleine De la Mothe, son épouse, demeurant rue de Cléri. Le parein, Jean Paris de Montmartel, la mareine, demoiselle Antoinette Justine Paris, fille d'Antoine Paris, écuier, thrésorier receveur-général de la province de Dauphiné.» (Extrait des registres des baptêmes de la paroisse Saint-Eustache à Paris.)—C'est madame de Breteuil, femme du ministre de la guerre en 1723, qui était fille du boucher des Invalides, nommé Charpentier. V. le Journal de Marais, Revue rétrosp., 2e série, nº 26, p. 283.

Dans les Mémoires de la minorité, écrits sur son ordre même, Massillon avait donné à Louis XV, par opposition avec les premiers ordres du Régent[543], de très excellents préceptes sur l'art de bien parler et de bien répondre, plus nécessaire aux rois qu'aux autres hommes encore. Il avait insisté sur ce point, c'est son mot, parce qu'il savait bien pour quel esprit paresseux, pour quelle nature indolente à la parole sa leçon était faite. «Il semble, disait-il, que parce que nos princes sont grands ils soient dispensés de paroles; et c'est certainement une grande erreur. Il y a mille occasions dans lesquelles un prince qui parle à la multitude gagne plus que par le poids de toute son autorité.... Combien Henri IV, par exemple, ne rencontra-t-il pas d'obstacles, qu'il surmonta parce qu'il savoit parler! J'insiste sur cet article par l'amour et l'attachement que je sens pour mon roi.»

[543] V. plus haut, p. 336-337.

Peine perdue; Louis XV persista dans ce mutisme indolent qui fit tant douter de son esprit, et qui accréditait en Europe l'opinion que cette impuissance de parler était un des tics de la maison de Bourbon.

«Tandis qu'il n'était question parmi nous, dit La Harpe[544], que des conversations toujours intéressantes que tout voyageur un peu connu ne manquait jamais d'avoir avec les souverains de l'Europe, en Angleterre, en Prusse, en Russie, dans toute l'Allemagne, on savait par cœur à Versailles les trois ou quatre questions insignifiantes que le roi ne manquait pas de faire à tout étranger qui lui était présenté, et qui étaient constamment les mêmes. On peut imaginer combien ce protocole faisait rire, surtout quand on le rapprochait de ce que nous disions de la morgue allemande et de l'urbanité française.»

[544] Mélanges inédits de littér., Paris, 1810, in-8º, p. 260.

Plusieurs anecdotes racontées par Chamfort viennent bien à l'appui de ce passage de La Harpe, surtout la suivante[545]: «Le roi de Prusse demandait à d'Alembert s'il avait vu le roi de France.—«Oui, Sire, lui dit celui-ci, en lui présentant mon discours de réception à l'Académie française.—Eh bien! reprit le roi de Prusse, que vous a-t-il dit?—Il ne m'a pas parlé, Sire.—A qui donc parle-t-il? poursuivit Frédéric.»

[545] Œuvres choisies de Chamfort, édit. A. Houssaye, p. 69.

Peut-être trouva-t-il quelquefois un mot satirique: un mot obligeant, jamais.

Quand M. de Richelieu vint lui faire sa cour, après la prise de Mahon, Louis XV lui dit seulement: «Maréchal, savez-vous la mort de ce pauvre Lansmatt?» C'était un vieux garçon de la chambre!

C'est aussi Chamfort qui nous a raconté cela[546], et je le crois, comme pour cette autre anecdote moins insignifiante, car Louis XV n'en est plus le héros[547]: «M. le prince de Charolais ayant surpris M. de Brissac chez sa maîtresse, lui dit: «Sortez!» M. de Brissac lui répondit: «Monseigneur, vos ancêtres auroient dit: Sortons!»

[546] Id., ibid., p. 84.—La reine Marie Leczinska, bien qu'elle eût de l'esprit, n'était pas plus prompte à la riposte spirituelle. La fameuse anecdote du Vous m'en direz tant! qu'on lui prête, n'est pas vraie telle qu'elle est racontée. Il s'agissait de juges vendus; l'abbé Terrasson s'indignait, et la reine, pour voir à quelle somme s'arrêteraient ses scrupules, allait augmentant toujours: «Mais, disait-elle, si l'on vous donnait cent, deux cent, trois cent mille écus, un million?» Si bien que l'abbé, à bout de conscience, lâcha son fameux: «Votre Majesté m'en dira tant!» M. de Las-Cases (Mémor. de Sainte-Hélène, 1re édit., t. III, p. 111) fait raconter à Napoléon l'anecdote telle qu'elle court le monde; mais elle fut rétablie dans sa vérité, à la p. 108 du t. IX, où se trouvent, pour cette édition, les additions et corrections.—Une autre anecdote plus gaillarde, où se trouve aussi un: Vous m'en direz tant, se passa entre Bautru et la reine Anne d'Autriche. V. à la Biblioth. nation., fs fr., nº 10, 436, un recueil ms., fol. 31.

[547] Œuvres choisies de Chamfort, p. 96.

Le mot est vaillant et sied bien à un Cossé-Brissac; ce qui ne vaut pas moins, il est authentique, j'en ai pour garants madame Campan[548] et madame Necker[549]. Vous trouverez pourtant des gens qui vous soutiendront que ce n'est pas M. de Brissac qui le dit à M. de Charolais, mais le comte de Horn au Régent. Leur grande autorité, ce sont les faux Souvenirs de la marquise de Créqui[550]. D'autres vous affirmeront, au contraire, que le mot n'appartient ni à M. de Brissac, ni à M. de Horn, mais à M. de Saint-Herem, qui le jeta comme un défi à la face du roi Philippe V. Qui le leur a dit? M. Alexandre Dumas, dans sa comédie des Demoiselles de Saint-Cyr, dont M. de Saint-Herem est, vous le savez, l'un des personnages, et dont le quatrième acte n'a pas de trait plus saillant que ce mot d'emprunt.

[548] Mémoires, t. 1er, p. 60.

[549] Nouveaux Mélanges.

[550] Édit. in-12, t. II, p. 28.

C'est ainsi que vous instruisent romans, drames et comédies historiques[551].

[551] Parmi ces comédies, je n'en citerai qu'une au choix, le Verre d'eau, par M. Scribe, faite d'après une fausse anecdote qu'avait accréditée Voltaire dans son Siècle de Louis XIV. L'auteur dramatique a, comme toujours, enchéri sur l'erreur de l'historien par une foule d'inventions supplémentaires. Si peu qu'on aille au fond des choses, on trouve dans cet épisode de l'histoire d'Angleterre beaucoup de verres de vin, car la reine Anne, qui joue le principal rôle, buvait fort, mais pas un seul verre d'eau. Un Anglais, voyant la pièce, ne la comprit pas d'abord, pour cause d'invraisemblance. Il ne se crut au fait qu'à la scène où lady Marlborough est congédiée: pour lui, la disgrâce vint de ce que la favorite ayant pris la carafe pour la bouteille, aurait offert à la reine, au lieu d'un verre de vin, un verre d'eau! A partir de ce moment, la comédie lui parut raisonnable. (V., pour tout cela, Nouvelles Lettres de la duchesse d'Orléans, mère du Régent, p. 80; Agnès Strickland, Lives of the queens of England, t. XII, p. 250, 285, etc.; Private correspondance of duchesse of Marlborough, t. Ier, p. 301, et Eug. Moret, Quinze ans du règne de Louis XIV, t. III, p. 160, 165.)

Il serait utile pourtant, lorsqu'on se veut orner l'esprit, qu'on ne prît pas moins de soin que lorsqu'il s'agit de se parer le corps. Va-t-on, si peu qu'on se respecte, se fournir chez les marchands de chrysocale? Pourquoi donc, cherchant des parures pour son intelligence, s'adresse-t-on aux marchands de faux en histoire[552]?

[552] L'auteur des Demoiselles de Saint-Cyr mettait de l'amour-propre à remplacer la vérité par quelqu'une de ses inventions. Un jour que, pendant la grande popularité de son Monte-Cristo, il visitait le château d'If, il se donna le plaisir de demander au concierge où était le cachot de Dantès. On le lui montra. Ayant voulu voir ensuite, la prison de Mirabeau et les restes du cercueil de Kléber, son guide lui répondit qu'il ne connaissait pas ces gens-là. «Ainsi, disait A. Dumas pour terminer l'anecdote, mon triomphe était complet. Non seulement j'avais créé ce qui n'était pas, mais j'avais anéanti ce qui était.»


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