L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques
XXIII
Que de choses dans l'histoire de François Ier, surtout dans la partie galante, que de choses à ramener aussi de la vérité arrangée à la vérité réelle, ou, plus souvent encore, du faux et de l'absurde au raisonnable et au vrai!
Ainsi le dernier épisode de ses amours avec Mme de Chateaubriand, qu'un mari en réalité fort brave homme, d'accommodante humeur, et qui pleura bien sa femme[259], mais transformé en Barbe-Bleue farouche par Varillas[260], Lesconvel, Mme de Muralt[261] et mille autres, pour les besoins de leurs romans, aurait, disent ces inventeurs, ensanglanté de la plus barbare manière, et avec un raffinement de vengeance presque égal à celui dont le châtelain de Coucy et la dame de Fayel passaient pour avoir été victimes[262].
[259] V. un article excellent de M. J. Niel, dans l'Artiste du 1er novembre 1851, p. 97-100, et un chapitre non moins convaincant du bibliophile Jacob, dans ses Curiosités de l'Histoire de France, 2e série, 1858, in-12, p. 147-153.
[260] Hist. de François Ier, liv. IV.
[261] Les Effets de la jalousie, roman par Mme de Muralt.—C'est de Varillas qu'est venu tout le mal, tout le mensonge. Il lui a valu cette vigoureuse sortie du P. Griffet, qui, venant de parler du P. Maimbourg, ajoute: «Varillas, qui est encore plus décrié que lui, ment avec plus de sang-froid. Il osoit citer des manuscrits et des pièces originales qui n'avoient jamais existé; il imaginoit des aventures tragiques dont personne n'avoit jamais entendu parler; entre autres, celle de la comtesse de Chateaubriand, dont la fausseté a été démontrée par des documents authentiques.» (Traité des différentes sortes de preuves qui servent à établir la vérité de l'histoire, 1770, in-8º, p. 14.)
[262] Dès le temps de Legrand d'Aussy, l'on n'était plus dupe de la fausseté de cette légende. V. ses Fabliaux des XIIe et XIIIe siècles, édit. de 1779, t. III, p. 280, note, et t. IV, p. 174.
C'est un roman qu'on a donné pour pendant à un roman.
Ainsi encore, tout le mensonge que ne font pas même pardonner les beaux vers du Roi s'amuse, où l'on nous donne comme certain l'amour de François Ier pour Diane de Poitiers, bien que rien ne prouve ces rapports du père avec celle qui devait être plus tard la maîtresse de son fils[263], et par lequel encore, non content de cette sorte d'inceste de la main gauche, on cherche à flétrir l'acte de clémence du roi pour le père de Diane, en disant que celle-ci l'avait payé de son déshonneur. Si le roi n'eût pardonné qu'à ce prix honteux, il eût pardonné tout à fait, car des grâces ainsi achetées ne se donnent pas à moitié, et il n'eût pas gardé M. de Saint-Vallier en prison plus de quatre ans après[264]. Croyez que s'il fut clément, c'est à cause du gendre, mari de Diane, M. de Brézé, féal et dévoué serviteur, que son zèle pour le roi avait conduit à dénoncer M. de Saint-Vallier, mais sans nul doute avec l'espoir du pardon: le châtiment de celui qu'il livrait l'eût trop puni lui-même[265].
[263] Gaillard, Hist. de François Ier, t. IV, p. 362, voit dans cet amour une calomnie, et il a raison; mais quand il ajoute qu'elle est une invention des protestants, peut-être va-t-il trop loin.
[264] V. le beau travail de M. Gariel, bibliothécaire de Grenoble, sur le procès de Saint-Vallier, Delphinalia, sept. 1856, p. 140-166.
[265] Id., ibid.—Il y a beaucoup à dire aussi sur le rôle de Diane à la cour de Henri II, surtout dans les derniers temps, où elle fut la garde-malade de la reine et de ses enfants. V. à ce sujet, dans les Études sur l'histoire de l'art, de M. Vitet, 4e série, p. 115-118, une note que nous avions eu l'honneur de lui communiquer et à laquelle il a bien voulu donner l'autorité de son approbation.—Il y avait si bon accord entre Diane et la reine, que celle-ci put fort bien accepter dans le fameux monogramme de Henri II, si souvent répété sur les façades du Louvre, une sorte de partage avec l'autre: on y peut voir à volonté, soit les deux C. de Catherine, soit les D. de Diane entrelacés avec les H. de Henri II. V. nos Énigmes des rues de Paris, p. 281-285.
Ainsi, enfin, l'histoire de la belle Féronnière[266], nouveau roman de vengeance conjugale, qu'on ramène à la réalité en le débarrassant des détails et du dénouement hideux dont, le premier de tous, Louis Guyon[267] s'est plu à le charger, de sa pleine autorité d'inventeur de scandales, et en le circonscrivant dans le cadre gracieux de cette XXVe nouvelle de l'Heptaméron, qui en est le seul récit véritable.
[266] Nous avons fait remarquer ailleurs que l'on a eu tort de donner le nom de féronnière à l'espèce de parure que les femmes se mettent sur le front. Le portrait sur lequel on en a pris le modèle, et qui se voit au Louvre, n'est pas celui de la belle Féronnière, comme on le pense généralement: c'est celui d'une belle Italienne, Ginevra Benci, selon Venturi (Essai... sur Léonard de Vinci, p. 48) et M. Delécluze (Léonard de Vinci, 1841, gr. in-8º, p. 29). Selon le P. Dan, c'est une duchesse de Mantoue; suivant d'autres, qui paraissent plus près du vrai, c'est Lucrezia Crivelli. V. nos Variétés histor. et litt. (Bibliothèque elzévirienne de P. Jannet), t. III, p. 40, note.—Pour un autre portrait, qui se trouve au musée du Louvre, l'erreur a encore été plus grande. Il est de Léonard, disait-on, et il représente Charles VIII. Or, c'est Andrea di Solario qui l'a peint, et, au lieu du roi de France, c'est Charles d'Amboise, seigneur de Chaumont, qui s'y trouve pourtraict au vif.—J'ajouterai, pour la Féronnière, que son vrai portrait existait encore sous Louis XIV, et que la description qu'on en a faite ne se rapporte aucunement à celle du portrait peint par Léonard, qui du reste n'aurait pu pourtraire la Féronnière, puisque, pour le remarquer en passant avec M. Feuillet de Conches, en son excellent article sur les Apocryphes de la Peinture (Revue des Deux-Mondes, 15 nov. 1849, p. 619), il ne vint en France que lorsqu'elle fut morte. C'est avec l'habit et la coiffure des bourgeoises que la Féronnière avait été peinte, ainsi qu'il lui convenait; mais elle n'en éclipsait pas moins les autres maîtresses du roi, dont les portraits se voyaient auprès du sien: «Elle parut défaire toutes les autres, malgré le chaperon de drap noir qui lui couvroit la teste, les oreilles et tout le tour du visage; chaperon et bourgeoisie de coiffure qui, comme une ombre, servoit à relever l'éclat de cette beauté pendant que les autres paroissoient languir et s'éclipser auprès de cette lumière, malgré l'éclat et le brillant des habits, des pierreries, des parures, des couleurs dont elles étoient environnées.» (Réflexions, pensées et bons mots qui n'ont pas encore été donnés, par le sieur Pepinocourt (Bernier), 1696, in-8º, p. 134-135.)
[267] Diverses leçons, 1610, in-8º, t. II, p. 109.
Ici, du moins, sous la plume sincère et charmante de la reine de Navarre, plus de vengeance immonde, plus de honteuse contagion dont le mari s'infecte et apporte le germe, qui surprend le roi sur le lit adultère, et qui, après l'avoir dévoré pendant de longues années de souffrance, finit par l'emporter. Ce sont les conteurs qui ont ajouté cela, toujours d'après L. Guyon; les historiens suivirent, Mézeray en tête, copiant, exagérant le premier récit.
Pour bien terminer leur aimable histoire, il ne leur fallut rien moins que la lente agonie et la mort de François Ier. Malheureusement pour eux, l'on sait, par des témoignages beaucoup plus dignes de créance, que le roi ne fut pas éprouvé certainement par une aussi longue et aussi impitoyable maladie. Le post-scriptum d'une lettre du cardinal d'Armagnac nous fait voir que, moins d'un an avant sa mort, le roi était en aussi parfaite santé que l'homme le plus robuste et le plus sain de son royaume[268].
[268] F. Genin, Lettres de Marguerite d'Angoulême, 1841, in-8º, p. 473.—Puisqu'il est ici question du mal vénérien, n'oublions pas de dire que M. Walkenaër (Vies de plusieurs personnages célèbres, t. II, p. 39, 44, 49) a tâché de prouver qu'il fut importé de l'Inde, et non, comme on le croit, de l'Amérique. Il eût mieux fait de dire qu'il ne nous était venu ni de l'un ni de l'autre de ces deux pays. On est à peu près sûr aujourd'hui que les variétés les plus bénignes, il est vrai, de cette contagion étaient connues des Juifs (V. le Lévitique, ch. XV) et des Romains; qu'elles s'envenimèrent au moyen âge, comme le prouve ce qu'on lit dans Grégoire de Tours, sur l'épidémie appelée lues inguinaria, et dans le livre de Lanfranc, écrit en 1395, Pratica, seu Ars completa Chirurgiæ; et que la lèpre s'étant mêlée avec ce mal, où elle se perdit, il acquit une violence dont la décroissance ne date que de nos jours. Un passage de la Grande Chirurgie de Paracelse, liv. I, ch. VII, fait foi de cette union si dangereuse, qui dut s'opérer au XVIe siècle, entre la lèpre et le mal vénérien.
Peu de temps après la première édition de notre livre, parut une brochure qui, sur ce point, lui donna complètement raison. En voici le titre: De quelle maladie est mort François Ier[269]. L'auteur, M. Cullérier, chirurgien à l'hôpital du Midi, et l'un des plus compétents sur cette redoutable matière, conclut comme nous que le mal qui emporta le vainqueur de Marignan n'était pas vénérien; c'était une fistule au périnée.
[269] Paris, Vict. Masson, in-8º de 14 pages. Cette étude avait paru d'abord dans la Gazette hebdomadaire de médecine et de chirurgie, déc. 1856.