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L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques

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Des vieux textes retrouvés ou mieux lus sont sortis, sous les mains de la jeune génération savante, un grand nombre de vérités nouvelles, de lumières imprévues qui ont fait le jour ou dissipé le doute sur des événements qu'on hésitait à accepter.

M. Mérimée dit quelque part[130]: «Bien des sources autrefois fermées sont ouvertes aujourd'hui,» c'est un des grands points; mais un autre aussi important, c'est que, la source une fois ouverte, beaucoup de mains intelligentes savent y puiser et trouver la vérité au fond.

[130] Rev. des Deux-Mondes, 1er avril 1859, p. 577.

Ce n'est plus aujourd'hui qu'on répétera, par exemple, qu'Aigues-Mortes était autrefois un port de mer, parce que saint Louis s'y embarqua pour l'Orient, et qu'on cherchera dans le prétendu retrait des eaux une preuve d'un notable abaissement de la Méditerranée, depuis le XIIIe siècle. Un examen éclairé des lieux a prouvé que la mer n'était pas alors plus rapprochée de la ville, mais qu'il existait un canal large, profond, bien entretenu—une enquête faite sous le roi Jean permit encore de le constater—qui établissait une communication entre les étangs, aujourd'hui desséchés, qui baignaient les murs d'Aigues-Mortes. La ville, sans être sur la mer, avait ainsi une sorte de port où pouvaient mouiller les plus gros vaisseaux de cette époque, et dans lequel, en effet, saint Louis s'embarqua[131].

[131] Écho du monde savant, t. I, p. 119.—Ch. Lenormant disait, à la page 35 de son Rapport sur les Antiquités de la France pour 1850, à propos d'un mémoire de M. Di Pietro sur Aigues-Mortes: «On y trouve la réfutation péremptoire du préjugé consacré par l'erreur des plus illustres savants, préjugé suivant lequel la mer aurait reculé de plus d'une lieue, depuis l'embarquement de saint Louis sur ce rivage. Les salines et les marais au-dessus desquels s'élève la fameuse tour de Constance n'ont pas changé d'aspect depuis l'âge des Croisades.»

L'erreur sur le lieu de départ du saint roi se complique d'un mensonge sur son retour. On lit partout qu'il ramena de la croisade trois cents chevaliers à qui les Sarrasins avaient crevé les yeux, et que c'est pour eux qu'il fit construire le premier hospice d'aveugles dont le nom de Quinze-Vingts eut pour origine leur nombre de trois cents. Saint Louis fit bâtir, en effet, cet hôpital, «la meson aux aveugles,» comme dit Joinville[132]; leur nombre fut, il est vrai aussi, de trois cents, mais la condition des malheureux admis ne fut pas ce qu'on a dit. Ce sont des pauvres gens que le bon roi voulut dans son hôpital, et l'on voit bien par la description que Rutebeuf a faite de leurs courses et de leurs cris par la ville, qu'il n'y avait parmi eux que des mendiants et pas un chevalier[133].

[132] Édit. Francisque-Michel, p. 219.

[133] On trouve sur ce fait, dans le Journal des Savants de 1725, p. 362, un premier doute, qui devint une réfutation complète en 1779, dans le Dict. hist. de Paris de Hurtault et Magny, t. IV, p. 200-201.

Autrefois l'on s'émerveillait fort des audiences données par saint Louis sous le chêne de Vincennes ou sous les ombrages du jardin du palais; aujourd'hui l'on ramène à la simple vérité le simple récit de Joinville. On y trouve bien moins un acte de royale bonhomie, qu'un fait de politique éclairée: le roi par qui fut inaugurée l'ère des légistes donnait ainsi l'exemple; il prêchait pour la loi en la faisant observer lui-même comme juge; il élevait la profession de légiste en prouvant qu'elle n'était pas au-dessous de lui. Saint Louis y perd comme bonhomie, je le répète, mais comme politique il y gagne, et, quoi qu'on dise, pour un roi celle-ci vaut beaucoup.

Les petits commérages qui couraient sur sa mère, Blanche de Castille, et sur ses amours avec le comte de Champagne, médisances intéressées qui donnaient aux mauvais esprits leur revanche contre le saint roi, sont aujourd'hui comptés pour ce qu'ils valent. La vertu de la noble reine est sortie saine et sauve de l'examen que lui ont fait subir MM. Bourquelot[134] et Éd. de Barthélemy[135]. Les gens que le mérite gêne, qu'un éloge trop soutenu jette dans l'humeur noire, devront se décider, désormais, à n'admirer le fils qu'après avoir admiré la mère.

[134] Hist. de Provins, t. I, p. 164, 172, 178.

[135] Rev. française, 10 juin 1857, p. 301 et suiv.

La bonne reine Marguerite, femme du saint roi, devra perdre au contraire à pareil examen, non pas certes en vertu, mais en héroïsme. L'on sait à présent que Joinville, lorsqu'il nous la montre priant un vieux chevalier de la mettre à mort aussitôt qu'il y aurait pour elle péril de tomber aux mains des mécréants, n'a fait que reproduire une aventure déjà mise en scène dans la Geste latine de Waltharius[136].

[136] Reiffenberg, Annuaire de la Biblioth. royale de Belgique, t. III, p. 42.

J'ai du regret pour ce que perd l'héroïsme, et de la joie pour ce que la vérité peut enlever au scandale. Malheureusement, c'est de ce côté-là qu'il n'y a presque toujours rien à ôter. Douteux ou faux par le détail, il résiste par le fond. L'histoire de l'adultère de la reine, femme de Louis le Hutin, est, par exemple, un de ces scandales bien conformés dont il faut, quoi qu'il en coûte, laisser la tache sur notre histoire. Tout ce qu'on raconte des débordements de cette reine, et de ses relations impudiques avec les écoliers qu'elle attirait de nuit au Louvre, est absolument vrai, hormis toutefois sur un point: Buridan ne fut pas, comme on l'a dit même en des livres sérieux[137], un des galants de l'École pris au piège du royal adultère; loin de là, maître alors et non plus élève, il s'indigna dans sa chaire de la rue du Fouarre contre ces débauches, et parvint, dit-on, à détourner les écoliers de ces dangereux rendez-vous. La reine s'en vengea en le faisant saisir et précipiter dans la rivière, ce qui fit dire à Villon, en des vers d'où vint l'erreur parce qu'on ne les comprit pas:

[137] Œuvres de Villon, avec des notes de l'abbé Prompsault, 1832, in-8º, p. 127.

Semblablement où est la Reine
Qui commanda que Buridan
Fut jetté en un sac en Seine[138].

[138] Il paraît qu'il échappa et qu'il alla établir à Vienne, en Autriche, une école qui devint aussi célèbre que l'avait été celle d'Abailard à Paris. (Ducatiana, t. I, p. 92-93.)—Puisque je viens de nommer Abailard, je dois ajouter que l'authenticité de sa correspondance avec Héloïse semble fort douteuse, depuis l'excellent travail que M. Lud. Lalanne a consacré à ce point d'histoire galante dans la Corresp. littér., 5 déc. 1856, p. 27-33. Quant à un autre fait sur lequel se sont aussi élevés des doutes, la présence des restes d'Héloïse et d'Abailard dans les cercueils transportés du Paraclet au Père-Lachaise, les lettres écrites et les preuves données par MM. Trébuchet et Albert Lenoir dans le Journal de l'Institut historique, t. IV, p. 193-199, ne permettent plus de n'y pas croire.

Ainsi toujours le roman prend pied dans l'histoire. Villani lui donna beau jeu[139], quand, je ne sais d'après quelles preuves, il fit un si beau récit de l'entrevue de Philippe le Bel avec Bertrand de Goth, archevêque de Bordeaux, dans la forêt de Saint-Jean-d'Angély, entrevue qui aurait abouti à un échange de promesses bientôt réalisées: pour Bertrand, la tiare; pour Philippe, la pleine autorité sur le saint-siège.

[139] Istorie fiorentine, liv. VIII., chap. LXXX.

M. Rabanis[140] a démontré la fausseté du théâtral épisode par un double alibi. L'archevêque était à vingt-cinq lieues de là, et le roi plus loin encore. Il a de plus fait voir que l'élection de Clément V fut toute naturelle, et n'eut pas besoin d'être imposée par Philippe le Bel; enfin, il a prouvé que si Clément transporta le saint-siège dans Avignon, ce fut pour fuir les troubles qui agitaient l'Italie, et non pas pour témoigner envers le roi de France d'une soumission stipulée, comme prix de la tiare, dans la mystérieuse entrevue.

[140] Lettre à M. Daremberg, sur l'entrevue de Philippe le Bel et de Bertrand de Goth à Saint-Jean-d'Angély, 1858, in-8.

«La conscience morale, dit M. Rabanis, comme conclusion de son remarquable travail, n'est-elle pas satisfaite, lorsque ces bonnes fortunes de l'érudition tournent à la justification ou à l'honneur de quelque grande victime des passions ou des préjugés; de quelqu'un de ces hommes du passé, qui ne sont plus là pour se défendre, et dont on a pu jeter la mémoire et la poussière à tous les vents, sans crainte qu'il en sortît un cri ou une plainte[141]

[141] MM. Victor Leclerc et Littré, l'un dans le t. XXIV de l'Histoire littéraire de la France, l'autre dans la Revue des Deux-Mondes du 15 septembre 1864, p. 416, ont confirmé la réfutation faite par M. Rabanis: «On ne peut, dit M. Littré, analysant ce qui se trouve sur ce point dans le beau travail de M. V. Leclerc, on ne peut ajouter foi à l'anecdote racontée par le chroniqueur Jean Villani, que le roi et le futur pape se virent dans une abbaye au fond d'un bois près de Saint-Jean-d'Angély, et firent entre eux un trafic des choses saintes, en un contrat en six articles, avec serment sur l'hostie; mais la remarque de M. Leclerc est juste: on rencontre à tout moment dans l'histoire de ces anecdotes suspectes ou fausses, qui ont un fond de vérité. Ici, la rumeur populaire mettait en action ce qui était dans la pensée de tous, c'est-à-dire la condescendance des papes durant trois siècles pour la politique des rois de France.»


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