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L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques

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XXIX

«Je viens d'aider à dépouiller Charles IX du plus beau fleuron de sa couronne poétique, je vais lui donner sa revanche. A-t-il tiré sur les huguenots le matin de la Saint-Barthélemy, comme on le répète partout? Pour moi, je ne le crois pas; les témoignages allégués, celui du Gascon Brantôme[316], celui de ce marquis de Tessé, qui, selon Voltaire[317], tenait le fait du gentilhomme même qui chargeait l'arquebuse du roi, n'étant pas, à mon avis, des preuves bien redoutables. L'abbé Coupé en a fait bon marché dans un article de ses Soirées littéraires, et je fais comme lui très volontiers[318].

[316] Hommes illustres et grands capitaines françois (édit. du Panthéon littéraire), t. I, p. 560-561.

[317] La Henriade, chant II, notes.—Voltaire, dans ses notes de la Henriade, comme dans son Essai sur les guerres civiles, est impitoyable pour Charles IX, jusque-là qu'il ne craint pas de lui prêter, devant le cadavre de Coligny à Montfaucon, le mot de Vitellius à Bédriac: «Le corps d'un ennemi mort sent toujours bon.» Walter Scott l'a bien mis dans la bouche de Louis XI, au chapitre III de Quentin-Durward! O licences du roman historique! Pour le prêt fait ici à Charles IX, Brantôme est le premier coupable. C'est lui qui lui fait dire, devant le gibet de Coligny, à ses courtisans qui se bouchaient le nez «à cause de la senteur:—Je ne le bouche, comme vous autres, car l'odeur de son ennemi est très bonne.» (Œuvres, édit. du Panthéon littéraire, t. I, p. 561.)—Avouons que Voltaire se rétracta plus tard. «C'est, dit-il au chap. CLXXI de l'Essai sur les Mœurs, un ancien mot de Vitellius, qu'on s'est avisé d'attribuer à Charles IX.»

[318] V. aussi Musset-Pathay, Correspond, histor., in-8º, p. 103.

«Ce n'est pas la petite diatribe de Prudhomme dans ses Révolutions de Paris, où il est dit, par exemple, que Charles IX quittait une partie de billard quand il prit sa carabine pour tirer sur les huguenots, qui me fera changer d'opinion. Le fameux décret de la Commune statuant, en date du 29 vendémiaire an II (20 octobre 1793) qu' «il sera mis un poteau infamant à la place même où Charles IX tirait sur son peuple[319]», ne me convaincra pas davantage, et je ne me rendrai point parce que je saurai que ce poteau, portant une inscription en lettres gigantesques, se vit très longtemps sur le quai au-dessous de la fenêtre du cabinet de la reine, aujourd'hui la galerie des Antiques. Je sais trop bien que toute cette partie du Louvre n'ayant été construite que vers la fin du règne d'Henri IV, il eût été assez difficile que Charles IX pût s'être embusqué là pour arquebuser «aucuns dans les fauxbourgs de Saint-Germain, qui se remuoient et se sauvoient», comme dit Brantôme.

[319] Réimpression du Moniteur, t. XVIII, p. 170.

«Un livre récemment publié déplace la scène, mais sans la rendre plus vraisemblable. Ce n'est pas du Louvre, c'est du Petit-Bourbon, qui était proche et dont la principale fenêtre donnait sur le quai de l'École, presque en regard du bâtiment actuel de la Monnaie, que le roi aurait tiré. On acheva de démolir le Petit-Bourbon en septembre 1758, et c'est à propos de cette démolition que le livre dont je viens de parler, et qui n'est autre que le Journal de l'avocat Barbier[320], assigne au forfait royal ce nouveau théâtre.

[320] T. IV, p. 290.

«Le 20 de ce mois, y est-il dit, on a commencé à abattre l'ancien garde-meuble, rue des Poulies, sur le quai[321], dans lequel bâtiment étoit un balcon d'une ancienne forme, couvert et élevé, d'où Charles IX tiroit avec une arquebuse sur le peuple, le jour de la Saint-Barthélemy; on ne verra plus, ajoute Barbier, le monument de ce trait historique.»

[321] La rue des Poulies allait alors jusqu'au quai de l'École, en longeant toute la colonnade du Louvre. V. notre Paris démoli, 2e édit., Introduction, p. XXXVIII, notes.

«Il se trompait. La calomnie tient aux mensonges qu'elle a caressés pendant des siècles. Quand on fait disparaître les lieux où elle en avait étalé la mise en scène, elle cherche ailleurs où les loger, où les faire mouvoir. C'est ainsi que pour celui qui nous occupe, le balcon du garde-meuble étant détruit, elle fit choix de la fenêtre du cabinet de la reine, place nouvelle qui, de 1758 à 1793, avait été déjà consacrée par trente-cinq ans de commérages, lorsque la Commune vint à son tour la déclarer authentique.

«Vous savez maintenant, et de reste, si elle pouvait l'être. Celle dont on lui cédait le rôle, la fenêtre du Petit-Bourbon, ne l'était pas davantage. Pour s'en assurer, il n'y a qu'à prendre au pied de la lettre le passage de Brantôme sur lequel se base toute l'accusation. «Quand il fut jour, y est-il dit, le roy mist la teste à la fenestre de sa chambre...» Où se trouvait la chambre de Charles IX? Au Louvre, et non pas au Petit-Bourbon. Croyez-m'en, un fait qui laisse ainsi dans le doute sur le lieu où il s'est passé est loin d'être bien avéré[322]

[322] Dans la première édition de son Abrégé chronologique (p. 238), le président Hénault avait donné créance à ce fait. Parlant de Charles IX et de la Saint-Barthélemy, il avait écrit: «Ce roi qui ce jour-là, dit-on, tira lui-même une carabine sur les huguenots qui étoient ses sujets.» Ce dit-on, jeté prudemment au milieu de la phrase, prouvait que le président ne croyait guère à ce qu'il écrivait là. Aux autres éditions, il doutait encore davantage: il supprima tout le passage.

Voilà ce que je disais dans la première édition de ce livre, et je m'y tiens. Les objections n'ont cependant pas manqué pour me faire départir de mon opinion; on a remué contre moi, groupé, échafaudé bien des preuves; mais comme je me suis remis moi-même à la découverte, et comme ce que j'ai trouvé ne vaut pas moins que ce qu'on m'a opposé, ainsi qu'on en pourra juger tout à l'heure, je crois bon de répéter tout d'abord, et même avec plus d'assurance que je n'en avais autrefois: Charles IX n'a pas tiré sur les huguenots.

Le Bulletin de la Société de l'histoire du Protestantisme français est le champ clos sur le terrain duquel m'ont entraîné mes adversaires, lice courtoise où les juges du camp me répondaient de la loyauté du combat. D'abord est venu M. Aug. Bernard, lancé contre moi par un feuilleton de M. Méry[323] où moi-même je ne pouvais tout accepter, notamment les éloges excessifs sur mon livre. M. Bernard, dans un premier article[324], puis dans un second publié six mois plus tard[325], cherchait à bien établir que le pavillon dont je contestais l'existence en 1572 «ne pouvait pas ne pas exister»; ou tout au moins à prouver que si Charles IX n'avait pas tiré de là, il aurait pu tirer «d'un pavillon tout voisin», où se trouvait sa chambre. Afin qu'il n'y eût pas sur ces deux points de doutes à élever, il avait pris la peine de dessiner, et le Bulletin avait fait graver un plan qui expliquait à merveille l'état des lieux. M. Ad. Berty, qui s'engagea dans la discussion lors de sa reprise par M. Bernard, eut aussi le soin de faire dessiner et de faire graver un plan[326]. Ses conclusions étaient les mêmes: si l'on admet, d'après Brantôme, que le roi tira de sa chambre, la chose est possible, car les fenêtres de cette chambre, placée dans le pavillon du roi bâti par Henri II, faisaient face à la Seine; si l'on veut, au contraire, que la royale arquebusade ait été dirigée de la fenêtre traditionnelle, rien d'impossible encore, puisque la construction de la grande galerie du Louvre implique celle de la petite, et par conséquent l'existence de la fenêtre qui termine cette petite galerie. Soit, et je veux bien, sans l'approfondir davantage, donner raison à MM. Bernard et Berty sur ce point, qui n'est pas le plus important de la question.

[323] Le Pays, 4 nov. 1856.

[324] Bulletin de la Société de l'hist. du Protestant. franç., nov.-déc. 1856, p. 336.

[325] Id., mai-août 1857, p. 118.

[326] Id., mai-août 1857, p. 124.

Je leur demanderai seulement s'ils sont bien sûrs que, la petite galerie existant, la fenêtre existât aussi avec le balcon. Je n'en suis pas, moi, bien persuadé. Ces jours derniers encore, j'examinais au Louvre le tableau de Zeemann représentant le palais peu de temps après la Fronde, c'est-à-dire lorsque la galerie des Rois, aujourd'hui galerie d'Apollon, avait pris depuis plus de quarante ans déjà la place de la terrasse à l'italienne qui, jusqu'au règne de Henri IV, couronna ce simple rez-de-chaussée[327]. Or, que trouvai-je sur ce tableau de Zeemann? Une fenêtre, sans doute, mais murée. M. Frédéric Villot l'a remarqué, comme moi, dans la minutieuse description qu'il a faite de ce tableau si curieux. «La fenêtre inférieure est bouchée, dit-il[328], et il n'existe pas de trace de balcon.» Qui nous dit qu'il n'en était pas de même sous Charles IX? Le fait est que pour le peuple cette fenêtre bouchée était comme si elle n'existait pas, et qu'avant que le poteau révolutionnaire lui eût dit: «C'est là!» il ne s'avisa jamais de penser que Charles IX eût tiré d'un endroit où la tradition lui montrait, non pas une fenêtre, mais un mur. Son opinion n'était pas davantage pour la fenêtre de la chambre de Charles IX dans le pavillon du roi, mais pour la fenêtre du Petit-Bourbon, détruit en 1758. Depuis la citation du Journal de Barbier donnée plus haut, j'ai trouvé un passage des Mémoires de d'Argenson[329], et un article du Journal des Arts[330], prouvant, à n'en pas douter, que pour la tradition la fenêtre fatale était au Petit-Bourbon et non ailleurs. On me dira que c'est impossible, que cette tradition est mensongère, puisque Brantôme a prétendu que Charles IX tirait de sa chambre, et que cette chambre, on l'a vu, n'était pas au Petit-Bourbon. J'en conviens; ce sont là de graves désaccords, mais je ne m'en afflige pas. Les désaccords prouvent l'absence de la vérité, et en tout cela je ne veux pas démontrer autre chose.

[327] L. Vitet, Le Louvre, 1853, in-8º, p. 30.

[328] Notice des tableaux du Louvre, École allemande, nº 586, p. 317.

[329] T. IV, p. 258.

[330] 20 prairial an IX, p. 266.

Pour asseoir une certitude au milieu de ces contradictions, il faudrait quelque autorité irrécusable, la parole d'un homme qui a vu, puis écrit ce qu'il a vu. Sully, pour qui le souvenir de ce massacre, où il faillit périr, devait être une vive impression d'enfance, serait, quoique huguenot, fort bien venu pour ce témoignage. Je l'ai cherché dans ses Mémoires, et n'ai rien trouvé[331]. L'attestation de Brantôme peut-elle en tenir lieu? Je ne le crois pas, puisque à l'époque des massacres de Paris, Brantôme se trouvait à Brouage[332]. D'Aubigné, dont M. Lud. Lalanne[333] m'a opposé le double témoignage, en prose, dans l'Histoire universelle[334], en vers dans les Tragiques[335], mérite-t-il plus de créance, lorsque, tenant, lui aussi, pour la fenestre du Louvre,—celle de la chambre du roi,—il nous dit que «de là Charles IX giboyoit aux corps passants»? Je répéterai non, pour d'Aubigné comme pour Brantôme, et cela, non seulement parce que, de son aveu[336], il avait quitté Paris trois jours avant la nuit du massacre, mais encore parce que, protestant acharné, il a trop l'habitude de transformer la vérité au gré de ses haines et de la passionner jusqu'au mensonge. Je le récuse, comme fait tout bon juge pour tout témoin qu'il croirait intéressé; comme Malherbe, qui le connaissait bien, le récusait nettement, même pour le récit de ce qui s'était «faict auprès de luy, et par manière de dire, à sa porte[337]». Un écrivain naïf, assez du moins pour rester vrai, me prouvant qu'il a vu, et me le racontant sans phrase, serait bien mieux mon affaire. A ces conditions d'honnêteté naïve, sauvegarde de sincérité, je le prendrais volontiers, comme je l'aurais fait pour l'honnête Sully, même dans le camp huguenot. Or, c'est en effet là que je l'ai trouvé lorsque je ne le cherchais plus. Comme je relisais, il y a quelques mois, une des pièces de ce temps, dont le titre suffit pour indiquer l'esprit tout huguenot, le Tocsin contre les massacreurs et auteurs des confusions en France[338], voici ce qui me tomba sous les yeux. Notez que la pièce est presque contemporaine du fait, puisque la première édition date de 1579, tandis que le récit de Brantôme ne fut pas écrit avant 1594[339], et que celui de d'Aubigné vint encore bien plus tard[340].

[331] M. P. de Baroncourt avait fait la même recherche, sans plus de succès, et avait tiré de ce silence la conclusion que j'en tire. V. son Analyse raisonnée de l'Histoire de France, 1851, in-8º.

[332] Œuvres de Brantôme, 1779, in-8º, t. I, p. 62-63. M. Lalanne dit lui-même qu'«on peut ici répéter le témoignage de Brantôme». (Correspondance littér., 5 août 1858, p. 224.)

[333] Correspondance littér., 5 août 1858, p. 223.

[334] 1626, in-fol., p. 550.

[335] Édit. elzévir., p. 240.

[336] Mémoires de d'Aubigné, édition Lud. Lalanne, p. 23.

[337] Lettre de Malherbe à son cousin M. de Bouillon, du 14 février 1620.

[338] Cimber et Danjou, Archives curieuses, 1re série, t. VII, p. 61-62.

[339] V. sa Vie en tête de l'édition de ses Œuvres, 1779, in-8º, t. I, p. 75.

[340] Son Histoire universelle ne fut publiée pour la première fois que de 1616 à 1620, au fur et à mesure qu'il l'achevait.

«Or, dit l'auteur du Tocsin, encores qu'on eust pu penser que ce carnage estant si grand, eust pu rassasier la cruauté d'un jeune Roy, d'une femme et de plusieurs gens d'authorité de leur suite, néantmoins ils sembloient d'autant plus s'acharner que le mal croissoit devant leurs yeux; car le Roy de son costé ne s'y espargnoit point; NON PAS QU'IL Y MIST LES MAINS, mais parce qu'estant au Louvre, à mesure qu'on massacroit par la ville, il commandoit qu'on lui apportast les noms des occis ou des prisonniers, afin qu'on délibérast sur ceux qui estoient à garder ou à défaire[341]

[341] Dans un récent article de l'Intermédiaire (t. II, p. 88), où l'on revient sur cette question, le passage que je viens de citer a été repris, comme preuve décisive en faveur de Charles IX. On y ajoute des extraits de deux écrits protestants: Le Réveil-Matin des François et les Mémoires de l'Estat de France sous Charles IX, où le fait de l'arquebuse n'est donné que comme un on-dit. M. G. Gandy, dans la Revue des Questions historiques, décembre 1866, p. 329, donne aussi une conclusion conforme à la nôtre.

Il me semble qu'après ce témoignage, où Charles IX est certes assez mal traité, mais seulement au moins dans les limites de la vérité; il me semble évident qu'après ces mots: non pas qu'il y mist les mains..., que l'on croirait avoir été écrits dans un élan de sincérité pour réfuter les calomnies déjà répandues, l'on ne peut plus sérieusement répéter que Charles IX prit part aux massacres, en arquebusant les huguenots de la fenêtre de sa chambre.

Il avait bien d'autres soucis, comme on vient de l'apprendre par le témoignage du pamphlet huguenot, mais comme on le sait encore mieux par une de ses lettres, retrouvée en 1842, qu'il avait écrite le lendemain du massacre au duc de Longueville, gouverneur de Picardie[342]. Il dit qu'il n'a pu s'opposer au mal, ni même y apporter remède. «Ayant eu assez à faire, ajoute-t-il, à employer mes gardes et autres forces, pour me tenir le plus fort en ce chasteau du Louvre, pour après faire donner par toute la ville de l'appaisement de la sédition,» et pour prévenir d'autres massacres, «dont j'aurois un merveilleux regret[343]

[342] Citée dans la Revue de Bibliographie de MM. Miller et Aubenas, t. III, p. 72.

[343] Il ne put malheureusement les prévenir partout. Les ordres donnés en son nom, par sa mère et par son frère le duc d'Anjou, qui avaient tout conduit à Paris, et voulaient continuer dans les provinces, devancèrent les siens. V. p. 206, 211, 216, 219, note.

M'en voudra-t-on pour ces démentis que je donne à l'opinion commune? Ce serait avoir mauvaise grâce. Ce que j'ai tâché de détruire là n'est pas, en effet, une de ces «belles choses, lesquelles, disait Pasquier, bien qu'elles ne soyent aydées d'aucteurs anciens, si est-ce qu'il est bien séant à tout bon citoyen de les croire pour la majesté de l'empire[344]».

[344] Recherches de la France, liv. VIII, ch. XXI.


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