L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques
XLVI
Je pourrais, après avoir soufflé quelque peu, comme je viens de le faire ici, sur les rayons de la gloire du grand roi, donner une revanche à l'histoire de son règne, en me hâtant de biffer d'un trait de plume ce roman de l'incendie du Palatinat par Turenne, que Sandras de Courtilz a complaisamment inventé[462]; mais cette réfutation a été faite si complètement par le comte de Grimoard[463], et même par Voltaire[464], que je ne pourrais ajouter aucun fait nouveau[465].
[462] Vie du vicomte de Turenne, 1685, in-12, par Dubuisson (Sandras de Courtilz).
[463] Histoire des dernières campagnes de Turenne, 1782, in-fol., t. II, p. 117; ouvrage publié sous le pseudonyme de Beaurain fils. M. de Grimoard y prouve que s'il y eut d'horribles ravages dans le Palatinat, ce fut seulement en 1689, lors de l'expédition du maréchal de Duras et du général Mélac. «On a fait brûler Spire, Worms, Oppeinheim, dit Dangeau, pour empêcher que les ennemis ne s'y établissent et n'en tirassent des secours.» (Journal, édit. complète, t. II, p. 406.)—C'est Louvois qui avait commandé ces ravages. «J'éprouve, écrit la Palatine, une douleur amère, quand je pense à tout ce que M. Louvois a fait brûler dans le Palatinat, je crois qu'il brûle terriblement dans l'autre monde.» (Nouvelles Lettres, p. 181.)
[464] Lettre à Collini, 21 octobre 1767.
[465] Je dirai pourtant que d'après une lettre longtemps inédite, du marquis d'Hauterive à Bussy, datée du 10 août 1674, il y avait eu des incendies dans plusieurs endroits du Palatinat, et que l'Électeur furieux avait alors fait défier Turenne, «lui demandant un jour et un lieu pour le combat» seul à seul. «La réponse de M. de Turenne a été que, bien loin que le feu ait été commandé, il avoit été expressément défendu, mais que quelques soldats des nôtres, ayant trouvé de leurs camarades brûlés par les paysans, ils s'étoient vengés sur les paysans par le feu même, et qu'il supplioit Son Altesse Électorale de lui conserver sa bonne volonté.» (Correspondance de Bussy, édit. Lud. Lalanne, t. II, p. 381.) M. d'Hauterive était fort bien renseigné, sa lettre donne en substance ce qui se trouve dans celle que Turenne écrivit lui-même à Louvois, quelques jours après. Il y réduit à quelques bourgades brûlées par représailles ce fameux incendie de toute une contrée. «Je lui mandai (à l'Électeur), écrit Turenne, ce qui est vrai, que si les soldats avoient brûlé sans ordre quelques villages, c'étoient ceux où ils avoient trouvé des soldats tués par les paysans.» (Rousset, Hist. de Louvois, t. II, p. 83.)
C'est là certainement un sinistre tout gratuit que supposa le romancier, afin, sans doute, que cet épisode de sa romanesque histoire eût plus d'intérêt et de couleur; ou bien plutôt encore à la sollicitation des ennemis de la France, pour jeter de l'odieux sur la politique de Louis XIV, en montrant quels moyens extrêmes il ne craignait pas d'employer quand il voulait pousser ses conquêtes. Dans ce dernier cas, si Sandras de Courtilz avait été réellement payé par les cabinets d'Allemagne pour fausser la vérité, il n'aurait fait que recourir, en leur nom, à un procédé très souvent mis en usage, je ne dis pas par Louis XIV, mais par ses ministres, notamment par Louvois.
Voici, par exemple, une lettre que celui-ci écrivit de Saint-Germain, le 14 mars 1675, à M. Descarrières, envoyé du roy à Liège; vous y trouverez la preuve que le mensonge et le faux en écriture politique étaient des moyens d'action qui ne répugnaient pas à M. le surintendant de la guerre:
«Voyez si vous ne pourriez pas feindre qu'on a trouvé dans les papiers du cardinal de Baden quelque lettre du ministre de l'empereur qui pût, étant répandue dans l'Allemagne et les Pays-Bas, y décrier les affaires de Sa Majesté Impériale et de son parti. Il faudroit que cette lettre fût à peu près du style de la cour de Vienne, et remplie de toutes choses qui pourroient rendre sa conduite plus odieuse. Brûlez ceci après que vous l'aurez lu[466].»
[466] Recueil (ms.) de pièces et de faits particuliers que le P. Griffet n'a pas cru devoir ni pouvoir insérer dans l'Histoire de Louis XIII et dans les Fastes de Louis XIV, dont il est auteur. (Bibliothèque nation.)—Ces suppositions de documents étaient un des procédés politiques de Louvois. Sur la fin de son ministère, toutes les correspondances d'Angleterre ou de Hollande, qui parurent dans la Gazette, avaient été écrites par lui, ou tout au moins revues et corrigées pour se trouver bien au point de sa politique, dont il enflait les succès et cachait les défaites. V. Rousset, Hist. de Louvois, t. IV, p. 376, et les Rois et Princes journalistes, dans la Revue des Provinces du 15 avril 1865, p. 142.
Ce Sandras de Courtilz, que je viens de nommer, est l'un des hommes les plus funestes à la vérité qui aient écrit,—et que n'a-t-il pas écrit!—pendant le XVIIe siècle. Un bon travail sur lui serait nécessaire, non pour montrer tous ses mensonges, ce serait impossible, mais pour prouver qu'il est le mensonge même. Il a inventé le roman historique, c'est assez dire. Du moins ne le faisait-il guère qu'en un, deux ou trois volumes au plus, tandis que de nos jours vous savez à quel nombre de tomes on a porté les livres du même genre, qu'on lui a presque tous repris. Il est de cette famille de romanciers mixtes dont fait partie l'auteur du livre que Bayle a si bien malmené tout à l'heure, et dans laquelle il faut aussi ranger un peu l'abbé de Saint-Réal, un peu l'abbé de Vertot, avec son leste procédé d'écrire l'histoire sans attendre les renseignements, d'où le fameux mot: Mon siège est fait! qu'il dit si naïvement lorsque, son Histoire de l'Ordre de Malte et du siège si vaillamment soutenu par les chevaliers étant finie, il reçut les documents avec lesquels il eût fallu la faire, ou tout au moins la recommencer, ce dont il se garda[467].
[467] Le mot se trouve, je crois, pour la première fois, dans les Réflexions sur l'histoire, par d'Alembert, 1762. L'abbé dut le dire à la fin de 1725. C'est alors, en effet, que son livre fut fini. Le 9 nov., Marais en avait parlé à Bouhier, dans une lettre encore inédite, et ce qu'il lui en avait dit, donnait, par un mot, une idée de la hâte que l'abbé de Vertot mettait à ce travail, et du désir qu'il avait d'en finir vite.
Que de gens étaient alors de cette école! que de gens en sont toujours! celui par exemple, qui inventa les singulières aventures du Masque de fer, prétendu fils de Mazarin et d'Anne d'Autriche, ou frère jumeau de Louis XIV, légende à présent éclaircie, ou plutôt dissipée, qui, en disparaissant, a laissé le mystérieux personnage passer enfin du roman dans l'histoire[468]; cet autre qui supposa l'anecdote de la subite conversion de l'abbé de Rancé, à la vue du cadavre décapité de madame de Monbazon[469]; celui qui enjoliva si romanesquement l'histoire du musicien Stradella, dont le meurtre, sans le moindre attendrissement de la part des bravi, est le seul détail vrai[470]; celui encore qui imagina l'histoire impossible de saint Vincent de Paul se substituant à un forçat dans le bagne de Toulon, sublime invraisemblance, à laquelle pourtant le bon Abelli[471] se laissa prendre en toute ingénuité; cet autre qui, s'ingérant d'un conte trop connu sur Salomon de Caus, fait mourir méconnu, méprisé, fou, dans un cabanon de Bicêtre[472], un homme qui était à l'époque de sa mort «ingénieur et architecte du roi[473]», et dont les livres jouirent d'une grande estime parmi les savants durant tout le XVIIe siècle[474]; enfin, mille autres dont l'imposture historique semble être l'industrie, et qui mériteraient le traitement que leur réservait Gomberville[475].
[468] On sait maintenant de façon presque certaine que le prisonnier au masque de fer n'était autre que Matthioli, ministre du duc de Mantoue, chargé par son maître d'organiser une ligue des princes d'Italie contre Louis XIV, pour laquelle il avait presque entièrement réussi, quand Louvois le fit enlever par notre ambassadeur à Turin, le marquis d'Arcy, et enfermer à Pignerol, puis aux îles Sainte-Marguerite, avec toutes les précautions et le mystère qu'exigeait une si grave violation du droit des gens. La vérité de ce fait, entrevue par Mme Campan (Mémoires, t. II, p. 206), plus nettement précisée par Dutens, en 1789, dans la Corresp. interceptée, puis dans les Mémoires d'un Voyageur qui se repose, t. II, p. 206-210, a été à peu près établie par M. Rousset dans son Hist. de Louvois, in-12, t. III, p. 103-106, et par plusieurs correspondants de l'excellent recueil l'Intermédiaire, 3e année, p. 71, 108 et 140.—J'ajouterai que le mensonge et le roman naquirent vite du mystère en toute cette histoire. Dès 1688, Saint-Mars, gouverneur des îles Sainte-Marguerite et geôlier du Masque de Fer, écrivait à Louvois, le 8 janvier, à propos de son prisonnier: «Dans toute cette province, l'on dit que le mien est M. de Beaufort, et d'autres disent que c'est le fils de feu Cromwell.» Cette lettre, citée en 1800 par Roux-Farillac, qui tint le premier pour Matthioli, dans ses Recherches... sur le Masque de Fer, a été publiée tout entière en 1834, par M. Monmerqué, qui l'avait vue autographe, dans la Revue Vieille France et Jeune France, t. I, p. 297-300.
[469] Cette anecdote sinistre, pour laquelle nous avons prouvé ailleurs (Paris démoli, 2e édit., p. 64-65) qu'il y avait eu au moins supposition de personnages, et que par conséquent M. de Rancé n'y était pour rien, fut mise en circulation sous son nom par un livre, aujourd'hui fort rare, de Daniel de Larroque: Les véritables motifs de la conversion de l'abbé de la Trappe, Cologne, P. Marteau, 1665, petit in-12.
[470] On sait maintenant que Stradella, poursuivi de Venise jusqu'à Turin par les bravi d'un Contarini, dont il avait enlevé la maîtresse, fut seulement blessé dans un premier guet-apens, puis un peu plus tard définitivement tué par les assassins, que le prestige de son talent n'eut pas à toucher une minute: Stradella était un compositeur et non un chanteur. M. Rousset, dans son Histoire de Louvois, édit. in-18, t. III, p. 91-92, note, avait jeté sur cette affaire des commencements de clarté que M. P. Richard, de la Bibliothèque nationale, a singulièrement étendus et complétés par d'excellents articles du Ménestrel, nos du 19 nov. 1865 et suivants.
[471] Vie de saint Vincent de Paul, t. II, p. 294.—Le lazariste Collet, qui a aussi écrit la vie du saint homme, n'hésite pas à déclarer le fait impossible.
[472] Ce conte-là est tout moderne; il parut sous la forme d'une lettre écrite par Marion Delorme. «C'est, dit Mme de Girardin, la plus charmante mystification qu'homme d'esprit ait jamais imaginée et que grand journal ait jamais répétée.» (Lettres parisiennes, 1re édit., p. 170.) Cet homme d'esprit est Henri Berthoud, qui nous a conté lui-même l'histoire de son mensonge. La direction du Musée des Familles avait demandé à Gavarni un dessin pour une nouvelle, où figurait un fou regardant à travers les barreaux de son cabanon. Le dessin fut fait et gravé, mais arriva trop tard. La nouvelle, qui ne pouvait attendre, avait paru sans vignette. Cependant, comme le bois était à effet, et que de plus il était payé, l'on voulut qu'il ne fût pas inutile. Berthoud fut chargé de chercher un sujet et de fabriquer une nouvelle sur laquelle on pût l'appliquer. Je ne sais trop comment, peut-être en feuilletant la Biographie universelle, l'idée de Salomon de Caus lui vint à l'esprit. Faire de cet inventeur ce qu'il aurait pu être, mais ce qu'il ne fut pas, un martyr de son génie, lui parut ingénieux; il lui fallait un fou, il prit de Caus et lui dérangea le cerveau; il lui fallait une prison, il prit Bicêtre, et il y plaça son homme derrière les barreaux d'une grille, ainsi que l'exigeait la gravure. Comme assaisonnement, il imagina une visite que Marion Delorme aurait faite à Bicêtre, avec le marquis de Worcester, qui, dans les éclairs de lucidité du fou, lui aurait surpris son secret: l'invention de la machine à vapeur! Que dites-vous de l'imagination? Le tout adroitement arrangé sous la forme d'une lettre écrite, le 3 février 1641, par Marion à son amant Cinq-Mars, parut, tout flambant de mensonge, au mois de décembre 1834, dans le Musée des Familles (t. II, p. 57-58). Il ne se trouva pas un incrédule; le succès fut immense et dure encore. Berthoud voulut crier: «Holà! c'est un mensonge! j'en réponds; il est de moi.» On lui répondit qu'il se vantait, et son petit roman continua de courir malgré lui, et de passer pour de l'histoire, en dépit de ses démentis. Un jour que la Démocratie pacifique, journal du phalanstère, avait reproduit la fameuse lettre, Berthoud écrivit pour la réclamer comme sienne. «Allons donc! lui dit-on; nous en avons vu l'original autographe dans une bibliothèque de Normandie.» C'était trop fort! Il écrivit de nouveau pour promettre un million à qui lui ferait voir ce fameux autographe, oui, un million! dont, ajoutait-il, le phalanstère pourrait bien avoir besoin. Devant cette promesse, si étonnante de la part d'un homme de lettres, on s'inclina et l'on se tint pour battu; mais le mensonge en question ne l'est pas; tout dernièrement, je le voyais se réveiller triomphant dans un petit volume qui s'est beaucoup vendu: Les Mystères des prisons, in-18, p. 66-70.
[473] C'est le titre qu'il prend en tête de l'édition qu'il donna en 1624, et très rare aujourd'hui, de son livre: Raison des forces mouvantes, où se trouve en germe l'invention de la vapeur.—On peut lire sur lui et sur la haute position qu'il occupa comme architecte auprès d'un prince d'Allemagne, des détails fort intéressants dans le beau livre de M. L. Dussieux: Les Artistes français à l'étranger, Paris, 1856, grand in-8º, p. 48.—Il y a dix ans, M. Ch. Read a découvert au greffe du Palais un document qui met à néant ce qui pouvait rester du mensonge; c'est l'acte d'inhumation du prétendu fou de Bicêtre en 1641: «Salomon de Caus, ingénieur du Roy, a esté enterré à la Trinité le samedy dernier jour de febvrier (1626), assisté de deux archers du guet.» Ainsi, d'après cette découverte, communiquée par M. Read à l'Académie des sciences dans une lettre du 18 juillet 1862, Salomon de Caus était mort depuis quinze ans, à l'époque de la fameuse visite que Marion Delorme aurait faite en 1641 à son cabanon de Bicêtre! Il était ingénieur du roi, comme nous l'avons déjà dit, et en l'enterrant dans le cimetière de la Trinité, on lui rendait tous les honneurs qui lui étaient dus, puisqu'on le faisait accompagner par deux archers du guet; distinction réelle et fort rare en ce temps. Cela nous met bien loin de Bicêtre et de son cabanon. Par suite de la découverte de M. Ch. Read, une rue voisine de l'endroit où fut enterré Salomon de Caus a pris son nom.
[474] V. le Roman bourgeois, de Furetière, P. Jannet, 1855, biblioth. elzévirienne, p. 244, note.
[475] Le Roy de Gomberville, Discours sur les vertus et les vices de l'histoire, in-4º, p. 59.
Il eût voulu qu'au premier mensonge on brûlât le livre; il n'ajoute pas qu'au second il faudrait brûler l'auteur; mais je suis sûr que c'était sa pensée.