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L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques

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XIV

Autre question: Doit-on faire grâce à la belle parole que tout le monde, même cette bonne Biographie universelle[182], prête au roi Jean II, quand, sur la nouvelle que son fils le duc d'Anjou, fuyant l'Angleterre où il l'avait laissé en otage, était revenu en France, il se décida à s'en aller reprendre son rôle de monarque captif? Je ne le pense pas.

[182] T. XXI, p. 446.

«Il prit la résolution, dit la Biographie, de retourner se constituer prisonnier à Londres, répondant à toutes les objections de son conseil, que si la bonne foi était bannie du reste du monde, il fallait qu'on la trouvât dans la bouche des rois

Moins heureuse que tous les petits mensonges historiques de ce temps-là, parlés ou en action, cette belle phrase n'a pas même, pour enjoliver un peu et brillanter ce qu'elle a de faux, la spécieuse autorité de Froissart. Bien plus, c'est celui-ci qui va nous aider à prouver que Jean parla peut-être tout autrement. «Et, dit-il de ce roi qui veut à toute force quitter son royaume et retourner en prison, et ne luy pouvoit nul oster ni briser son propos. Si estoit-il fort conseillé du contraire; et luy disoient plusieurs prélats et barons de France que il entreprenoit grande folie, quand il se vouloit encore mettre en danger du roy d'Angleterre. Il répondoit à ce, et disoit qu'il avoit trouvé au roy d'Angleterre son frère, en la reine et ses neveux leurs enfants, tant de loyauté, d'honneur et de courtoisie, qu'il ne s'en pouvoit trop louer; et que rien ne se doutoit d'eux qu'ils ne luy fussent loyaux, courtois et aimables en tous cas: et aussi il vouloit excuser son fils le duc d'Anjou.»

N'être point relaté par Froissart, être même indirectement contredit par les paroles qu'il rapporte, c'est presque pour un mot une raison d'être authentique; ceux qui soutiennent la vérité de la phrase prêtée au roi Jean pourraient s'en faire forts, j'en conviens. Malheureusement elle n'a pas même ce refuge. Le douteux chroniqueur a dit tout à fait juste cette fois; plusieurs écrivains qu'il faut croire confirment son récit.

Il en est un même qui va plus loin que lui dans la réfutation implicite de la sentencieuse parole qui court toutes les histoires: c'est le Continuateur de Nangis[183]. Non seulement, dans ce qu'il a écrit à ce sujet, la phrase prêtée au roi Jean, mais aussi l'intention toute chevaleresque qui l'aurait fait retourner en Angleterre, se trouvent formellement contredites. A l'entendre, le roi aurait pris ce parti extrême moins par raison d'honneur que pour cause de galanterie, causâ joci, ce que M. Michelet paraphrase ainsi[184]: «Quelques-uns prétendaient qu'il n'y allait que par ennui des misères de la France, ou pour revoir quelque belle maîtresse[185]

[183] Dans le Spicilège de D. d'Achery, in-4º, t. III, p. 132.

[184] Hist. de France, t. III, p. 430.

[185] V. aussi une note de M. Dessales, dans les Mélanges de littérature et d'histoire de la Société des Bibliophiles, 1850, p. 152.—Une autre anecdote, racontée sur le roi Jean, par Roquefort (De l'état de la Poésie françoise dans les XIIe et XIIIe siècles, p. 362-367), d'après Boetius (Scotorum historiæ..., lib. XV), n'est pas plus vraie. Le roi se serait plaint de ne plus voir de Rolands parmi les Français, et un vieux brave lui aurait répondu: «Sachez, Sire, que vous ne manqueriez pas de Rolands, si les soldats voyaient un Charlemagne à leur tête.» Le mot est de ceux qui ne se disent pas à un roi, il n'a donc pas certainement été adressé au roi Jean: ce qui me le prouve encore mieux, c'est que, bien avant l'époque où il aurait pu être dit, il se trouvait formulé dans un vers du petit poème de la Vie du Monde:

Se Charles fust en France, encore y fust Roland,

et dans deux autres d'Adam de la Halle, cités par M. Francisque-Michel dans la préface de son édition de la Chanson de Roland, p. XIV-XV, où l'anecdote a été réfutée pour la première fois.

Cette tradition, tout à fait d'accord avec ce qu'on sait du caractère du roi Jean, surnommé le Bon, non pas à cause de sa bonté, mais pour sa prodigalité trop facile[186], était la seule qu'on acceptât à ce sujet pendant tout le XVIe siècle. Brantôme en fait foi[187]. Il va même jusqu'à nommer la dame pour laquelle il quitta son royaume et revint prendre des chaînes qui étaient moins d'un captif que d'un amoureux. «Le roy Jean, dit Brantôme, prisonnier en Angleterre, receut plusieurs faveurs de la comtesse de Salsberiq, et si bonnes que, ne la pouvant oublier, et les bons morceaux qu'elle luy avoit donnés, il s'en retourna la revoir, ainsi qu'elle luy fit jurer et promettre[188]

[186] Michelet, Hist. de France, t. III, p. 352.

[187] Les Dames galantes, édit. Ad. Delahays, p. 128.

[188] M. le duc d'Aumale, dans son travail sur les comptes de Denis de Collors, publié dans les Miscellanies of the Philobiblon Society de Londres, t. II, et reproduit dans le Bulletin du Bibliophile, 1855-1856, p. 1045, n'est pas lui-même éloigné de croire que Jean ne retournât à Londres causâ joci.—Pour terminer, je dirai que le mot dont il est question ne fut pas toujours prêté à ce roi, mais à un autre, pour lequel il semble mieux fait: c'est François Ier. «Il disoit, selon Balth. Gracian, dans une note de l'Homme de cour, trad. par Amelot de la Houssaye, p. 202, que si la fidélité se perdoit, elle devoit se retrouver dans le cœur d'un roi.» N'est-ce pas le mot du roi Jean? Or, réfléchissez qu'il eut plus d'un rapport de destinée avec François Ier, puisqu'il fut prisonnier comme lui, et vous comprendrez que la parole, si vraisemblable chez celui-ci, put fort bien être prêtée à l'autre par suite d'un de ces déplacements d'esprit si ordinaires aux historiens. Le mot, à mon avis, est donc de François Ier; son caractère le justifie, et l'auteur qui le lui prête donne toute autorité à l'attribution. Gracian, qui est Espagnol, avait pu l'apprendre à Madrid des gens qui avaient approché le roi chevalier dans sa prison. Or, c'est là, en effet, un des jours où on lui aura proposé de manquer à sa parole et de s'enfuir, qu'il aura dû dire le mot. Jusqu'au XVIIe siècle, c'est à lui seul qu'on l'attribua, comme on le voit par le Recueil d'apophthegmes et bons mots, 1695, in-12, p. 83-84.


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