L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques
LVI
Le mot de Mirabeau à M. de Dreux-Brézé: Allez dire à votre maître que nous sommes ici par la volonté du peuple, et que nous n'en sortirons que par la force des baïonnettes[581], a longtemps été regardé comme étant d'une authenticité à toute épreuve. Une petite discussion soulevée à la Chambre des pairs, le 10 mars 1833, au sujet de la pension à décerner aux vainqueurs de la Bastille, a tout à coup amené des révélations qui ont un peu modifié la scène, et dont les paroles du grand orateur, qui en étaient le coup de théâtre, se sont elles-mêmes un peu ressenties. Le Moniteur raconte ainsi ce court mais très curieux débat:
[581] A propos de la baïonnette, dont le P. Daniel disait (Milice françoise, liv. VI, ch. v) qu'il ne savait ni quand ni où elle avait été inventée, permettez-moi de vous rappeler, en passant, que son nom ne vient pas, comme on le dit partout, de celui de la ville de Bayonne, mais du diminutif espagnol bayneta, petite gaîne. V. notre Chronique de la Patrie, nº du 27 mai 1859; le Magasin pittoresque, t. IX, p. 151-152. V. aussi l'Intermédiaire, t. II, p. 452, 598.—Le mot le plus célèbre qu'on ait dit sur cette arme est celui-ci: «La balle est folle, la baïonnette est un héros.» Il se trouve dans la Proclamation de Souwarow aux armées russes en 1796. V. la traduction qu'en a donnée, d'après la version anglaise, M. de Montalivet, dans la Revue de Paris, 2e année, t. XIII, p. 232.
«M. Villemain.... Il y a quarante-deux ans, M. le marquis de Dreux-Brézé, appuyant et répétant un ordre imprudent qui avait été suggéré au vertueux et infortuné Louis XVI, prescrivait à l'Assemblée nationale de se dissoudre et de se séparer en trois ordres, et de ressusciter ainsi un passé qui allait disparaître à jamais. Vous savez les terribles et foudroyantes paroles qui furent alors prononcées par un grand orateur...
«M. le marquis de Dreux-Brézé. Je vous remercie.
«M. Villemain. Vous savez les paroles qui furent prononcées alors: «Allez dire à votre maître que nous sommes ici par la volonté du peuple...» Je n'achève pas. Le jour où ces paroles furent prononcées, Messieurs, l'insurrection commençait et la Bastille était prise.
«M. le marquis de Dreux-Brézé. J'ai dit que je remerciais M. Villemain d'avoir parlé de la séance dans laquelle mon père fut en présence de Mirabeau, et voici pourquoi je l'ai remercié: c'est parce que depuis longtemps je désirais que l'occasion se présentât de rectifier ce fait. Mon père, au retour de Louis XVIII, lui demanda la permission de le faire. Ce roi législateur, si sage, si modéré, lui demanda de ne pas le faire, et mon père s'y soumit par respect pour une si auguste volonté. Voici comment la chose se passa.
«Mon père fut envoyé pour demander la dissolution de l'Assemblée nationale. Il y arriva couvert, c'était son devoir, il parlait au nom du roi. L'Assemblée qui était déjà dans un état d'agitation trouva cela mauvais. Mon père, en se servant d'une expression que je ne veux pas rappeler, répondit qu'il resterait couvert, puisqu'il parlait au nom du roi. Mirabeau ne lui dit pas: Allez dire à votre maître... J'en appelle à tous ceux qui étaient dans l'Assemblée et qui peuvent se trouver dans cette enceinte; ce langage n'aurait pas été admis.
«Mirabeau dit à mon père: «Nous sommes assemblés par la volonté nationale, nous ne sortirons que par la force.» Je demande à M. de Montlosier si cela est exact[582]. Mon père répondit à M. Bailly: «Je ne puis reconnaître dans M. Mirabeau que le député du bailliage d'Aix, et non l'organe de l'Assemblée.» Le tumulte augmenta, un homme contre cinq cents est toujours le plus faible; mon père se retira. Voilà, Messieurs, la vérité dans toute son exactitude[583].»
[582] D'après le compte rendu du Journal des Débats du même jour (10 mars 1833), M. de Montlosier fit un signe affirmatif.—Les Mémoires de Bailly, publiés en 1804 (t. Ier, p. 216), ne rapportent les paroles de Mirabeau, ni comme on les répète ordinairement, ni comme elles sont reproduites ici. Les Éphémérides de Noël, au contraire (juin, p. 161), consacrent dès 1803 la version donnée par M. de Dreux-Brézé.
[583] On a repris dans l'Intermédiaire, t. II, p. 74, 126, 275, le débat sur cette affaire, mais sans rien en faire sortir de nouveau, qui contredise la déclaration de M. le marquis de Dreux-Brézé à la Chambre des pairs.
Un autre des grands effets oratoires de Mirabeau, cette belle phrase sur un fait mensonger[584] qu'il dit dans la séance du 13 avril 1790: «Je vois d'ici cette fenêtre.... d'où partit l'arquebuse fatale qui a donné le signal du massacre de la Saint-Barthélemy, etc.,» est un vol qu'il fit à Volney, bon écrivain, mauvais diseur, et, selon un pamphlet du temps, «l'un des plus éloquents orateurs muets de l'Assemblée nationale[585].» Ces sortes d'emprunts, avec consentement du prêteur, étaient alors assez fréquents; Mirabeau, plus que personne, y trouva son compte.
[584] V. plus haut, p. 192-204.
[585] Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, t. VII, p. 323.—V. aussi Fortia de Piles, Préservatif contre la Biographie nouvelle des contemporains, nº 5, p. 43.
«Il avait un esprit très distingué, mais il lui préféra toujours celui des autres. Il avait une aptitude particulière à s'en emparer, et savait très-bien le rendre sien, en lui donnant sa couleur[586].»
[586] Anecdotes sur les principaux personnages de la Révolution, à la suite des Mémoires attribués à Condorcet, 1824, in-8º, p. 319.
Chamfort fit presque tous ses discours, notamment, en sa qualité d'académicien, celui qui attaque si violemment les académies. Mirabeau, en échange, appelait Chamfort son cher philosophe[587]. Ce fut, en cela, son seul salaire, sa seule gloire.
[587] Anecdotes inédites de la fin du XVIIIe siècle, Paris, 1801, in-12, p. 34.
Sieyès dut à M. de Lauraguais[588] le titre, c'est-à-dire tout l'effet de la brochure qui fit sa fortune séditieuse, comme disait M. de Vaisne: Qu'est-ce que le Tiers-État? Rien! Que doit-il être? Tout!
[588] Lettres de L.-B. Lauraguais à madame ***, an X, in-8º, p. 161-162.
M. de Talleyrand prit à H.-C. Guilhe, ancien directeur de l'École royale des sourds-muets de Bordeaux, le rapport sur l'instruction publique qu'il lut à l'Assemblée nationale, et qu'il imprima ensuite sous son nom[589].
[589] Quérard, Supercheries littéraires dévoilées, t. IV, p. 441-442.
On s'entre-tuait si souvent alors! on pouvait bien se voler quelquefois. D'ailleurs le fameux axiome, rajeuni pour une autre révolution, n'était-il pas trouvé déjà? Brissot n'avait-il pas écrit dès 1780: «La propriété exclusive est un vol dans la nature[590].»
[590] Recherches philosophiques sur le droit de propriété et sur le vol considéré dans sa nature, etc. (Biblioth. philosoph. des législateurs, t. VI.)—Un bel esprit qui avait eu en communication les lettres autographes de Vauvenargues, n'avait que trop usé de ce droit plagiaire. D'après une note, écrite par M. de Villevieille, sur l'un des autographes du moraliste qui font partie de la riche collection de M. Ed. Dentu, «ce curieux d'esprit se faisait honneur de celui de Vauvenargues, et encadrait de ses phrases dans ses lettres particulières.» On ne revoyait plus les autographes qu'il pillait ainsi. Un grand nombre de lettres de Vauvenargues à M. de Villevieille, père de celui qui a écrit la note, n'ont pas été perdues autrement.