L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques
«C'est, dit Arnault dans l'article de la Revue de Paris que nous avons déjà souvent cité, c'est un mot admirable que le mot de Bailly, cet homme qui termina par une mort si héroïque une vie si honorable. Pendant les apprêts de son supplice, apprêts renouvelés et prolongés avec tant de cruauté, une pluie glaciale n'avait pas cessé de tomber sur ce vieillard demi-nu. «Tu trembles, Bailly?» lui dit un de ses bourreaux.—«J'ai froid,» répondit Bailly.
«On trouve dans Shakspeare une réponse toute semblable faite par un de ses héros, en semblable position[638]. Dans une émeute populaire, lord Say, traîné devant le Marat de l'époque, devant John Cade, qui rendait ses sentences au pied même du gibet, est condamné à mort par ce monstre. «Quoi! lâche, tu trembles!» lui dit un des exécuteurs.—«C'est la paralysie et non la peur qui me fait trembler,» répondit le vieux lord.
[638] Selon Lingard, Charles Ier, le matin de son exécution (9 février 1649), se revêtit de deux chemises, disant: «Si je tremblais de froid, mes ennemis l'attribueraient à la peur; je ne veux pas m'exposer à un pareil reproche.»
«Que conclure de cette ressemblance? Que Shakspeare avait deviné Bailly[639]. Tout ce que les passions humaines peuvent inspirer, le génie peut l'inventer.
[639] On a su le mot de Bailly par l'exécuteur lui-même. V. les Mémoires d'un détenu, p. 80.—Ce très curieux livre de Riouffe nous a transmis la plupart des mots de Danton avant son supplice, et ce témoignage suffit pour qu'on les croie authentiques. Riouffe les écrivait au vol. Danton, qui s'en doutait, y mettait alors de la coquetterie; il soignait ses mots, il faisait à chacun sa toilette pour la postérité: «Il s'efforçait, dit Riouffe, p. 93, de donner à ses phrases une tournure précise et apophthegmatique, propre à être citée.»
dit Piron.»
Ces rencontres sont possibles pour tous les genres de pensées; j'en ai donné des preuves ici même et dans l'Esprit des autres. Une dernière preuve pourtant: Cicéron a dit de la reconnaissance que «c'est l'âme qui se souvient», Animus memor. Le sourd-muet Massieu, prié par écrit, dans une des séances publiques de l'abbé Sicard, de donner la définition de la même vertu, traça avec la craie, sur le tableau noir, cette phrase restée célèbre et qui méritait si bien de l'être: La reconnaissance est la mémoire du cœur[640]. C'est, étendue et embellie encore, l'expression de l'orateur romain que ce bon Massieu certainement ne connaissait pas.
[640] La Bouisse-Rochefort, Trente ans de ma vie ou Mémoires politiques et littéraires, 15e livraison, p. 37.
De nos jours, l'auteur des Nouvelles à la main, et non pas celui de Richard III, qui n'a fait que la reprendre, a donné de la phrase du sourd-muet cette désolante contre-partie: L'ingratitude est l'indépendance du cœur. J'ai cherché partout des précédents à cette triste pensée et n'en ai pas trouvé. Ce n'est pas que l'ingratitude fût inconnue autrefois; mais, et c'est peu honorable pour notre temps, le mot, la formule, n'arrive jamais qu'à l'époque où la chose est le plus en honneur.