L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques
A propos de ce passage du Rhin, Louis XIV, s'il eût été sincère, n'eût pas eu tant à complimenter Boileau de son éloge.
Il savait à quoi s'en tenir sur cet exploit. Bien que brillante, la réalité, mise auprès du panégyrique, devait avoir un peu pour lui l'air d'une parodie.
Une armée passant à gué un fleuve, dans sa plus petite largeur, sous le feu d'une masure à moitié désemparée; un chef, le prince de Condé, qui, à cause de sa goutte, craint de se mouiller les pieds, et passe en barque au lieu de se lancer à cheval; un roi qui fait moins encore que le prince goutteux, et que sa grandeur attache au rivage, pour employer la formule de poétique politesse consacrée par Boileau, tout cela méritait-il tant et de si beaux vers?
dit La Harpe[455], et Boileau, en voulant renchérir sur le prestige de ce fait d'armes, a nui en effet à l'admiration qu'il pouvait mériter[456]; on a cherché l'histoire sous son épopée, et on l'a trouvée d'autant plus nue qu'il l'avait plus parée. «Quoi! ce n'est que cela,» s'est-on mis à dire, et dès lors les rieurs ont eu beau jeu.
[455] Mélanie, acte I, sc. 1.
[456] Il y eut de fort beaux détails; toute la maison du roi passant à la nage, par escadrons, est une admirable chose. (V. Quincy, Hist. milit. de Louis XIV, 1726, in-4º, t. I, p. 322.)
«Que je vous demande pardon, écrit Voltaire au président Hénault, le 1er février 1752, d'avoir dit qu'il y avait quarante à cinquante pas à nager au passage du Rhin! il n'y en a que douze, Pélisson même le dit. J'ai vu une femme qui a passé vingt fois le Rhin sur son cheval en cet endroit, pour frauder la douane de cet épouvantable fort du Tholus[457]. Le fameux fort de Schenk, dont parle Boileau, est une ancienne gentilhommière qui pouvait se défendre du temps du duc d'Albe. Croyez-moi encore une fois, j'aime la vérité et ma patrie.»
[457] Voltaire aurait dû faire remarquer mieux encore que cet épouvantable fort n'était qu'une maison de péage. C'est ce que signifie Toll-Huys en flamand. (Mercure de France, octobre 1809, p. 361.)
C'est l'absence de tout danger réel dans ce passage du Rhin qui fit blâmer, même par ses plus vifs admirateurs, le roi de ne l'avoir pas tenté de sa personne. Selon l'abbé de Choisy, ce fut une de ses fautes irréparables. Il ne la justifie pas, mais il l'explique. Le héros y perd, l'homme y gagne; car, ainsi qu'on va le voir, ce fut par déférence, par bonté qu'il négligea cette occasion de gloire. «Il y avoit, écrit l'abbé[458], peu de danger à courir et une gloire infinie à acquérir. Alexandre et son Granique n'auroient eu qu'à se cacher. Il est vrai qu'il faut lui rendre justice; il le vouloit, mais M. le Prince, qui n'osoit pas mettre le pied dans l'eau à cause de sa goutte, s'y opposa. Comment eût-il osé passer en bateau, le roi passant à la nage? J'en suis témoin, j'y étois présent.»
[458] Mémoires, 1747, in-8º, p. 38. Plus loin, p. 43, l'abbé ajoute que le roi, d'après ce que lui en avait dit un ministre, se reprochait souvent d'avoir eu de la faiblesse dans cette occasion.
Pour le siège de Namur, la fameuse ode de Boileau est une autre mystification. Là rien ne manque, pas même les vers ridicules, c'est une parodie complète. Ce siège, où l'on vit en présence les deux grands ingénieurs du siècle, Vauban et Cohorn, est assez mémorable, suivant l'expression d'Allent[459], pour qu'on n'ait pas besoin de le célébrer pompeusement. Les déclamations en vers ne font ici, comme pour le passage du Rhin, qu'exciter la taquinerie des railleurs, et les pousser à chercher si tout ce faste ampoulé ne cache pas quelque détail bien ridicule, agréable pâture pour leur malignité. Or, le siège de Namur leur prête le flanc pour cela; il n'y en eut pas de plus crotté.
[459] Hist. du corps du génie, 1805, in-8º, p. 273, 312.
Lisez Saint-Simon, et vous verrez quel bel exploit, sous les auspices de saint Médard[460], quelle belle victoire embourbée ce fut là. Louis XIV y fut pris de la goutte à son tour, et l'on ne savait comment s'en tirer. Madame Deshoulières ne fut pas empêchée pour si peu; elle trouva moyen de dire dans son épître à la prosaïque maladie, que la goutte du roi était un bienfait pour l'armée, que sans cela il aurait menée trop vite:
[460] «Le beau temps, dit Saint-Simon, se tourna en pluyes, de l'abondance et de la continuité desquelles personne n'avoit vu d'exemple, et qui donnèrent une grande réputation à saint Médard, dont la feste est au 8 juin. Il plut tout ce jour-là à verse, et on prétend que le temps qu'il fait ce jour-là dure quarante jours de suite. Le hazard fit que cela arriva cette année.» (Mémoires, t. I, ch. 1.)
Est-ce charmant!
Pendant que Boileau dans son ode, madame Deshoulières dans son épître, prenaient tant de peine pour mentir en mauvais vers, les comédiens italiens y mettaient moins de façons avec ce siège de Namur. Ils se donnaient bel et bien là-dessus leur franc-parler:
«Isabelle. Vous estiez donc à Namur?
«Arlequin. Si j'y estois! Ouy, par la sambleu! j'y estois; j'en suis encore tout crotté.
«Isabelle. En quelle qualité serviez-vous, Monsieur, dans l'armée?
«Arlequin. Moi servir! Eh! pour qui me prenez-vous donc? Je commandois en chef le détachement des brouettes qui enlevoient les boues du camp[461].»
[461] Les Chinois, par Regnard et Du Fresny, Théâtre italien de Gherardi, t. IV, p. 198-199.