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L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques

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LXII

L'histoire de Napoléon, toute la période du Consulat et de l'Empire, certains détails biographiques dont le grand homme riait lui-même[647], certaines paroles qu'on lui prête[648], quelques belles actions qu'on veut lui ôter[649], pourraient fournir une ample pâture à notre ardeur du doute et à notre passion plus vive encore de la vérité.

[647] Par exemple, «il riait, dit M. de Las Cases, de toutes les biographies qui s'obstinaient à lui faire escalader, l'épée à la main, le ballon de l'École militaire.» (Mémorial de Sainte-Hélène, 1824, in-12, t. VI, p. 363.) L'auteur aurait dû s'expliquer davantage et dire toute la vérité sur ce fait, et sur le jeune Du Chambon, qui en fut réellement le héros. Le défaut d'espace nous empêchera nous-même de la dire, mais nous renverrons à la Décade philosophique de 1797, nº 86, p. 499, et nº 87, p. 564, où elle se trouve tout entière.

[648] Ainsi, quoique M. Thiers l'ait répétée, il est douteux qu'il ait prononcé au Conseil des Anciens, le 18 brumaire, cette fameuse phrase: «Songez que je marche accompagné du dieu de la fortune et du dieu de la guerre.» Elle ne figure pas au Moniteur.

[649] On a nié en plusieurs endroits, mais à tort, ainsi que la Biographie Rabbe et Boisjolin, t. II, p. 2035, l'a déjà fait remarquer, sa belle action envers madame de Hatzfeld, dont il sauva le mari, en jetant au feu la lettre qui établissait sa complicité dans une conspiration contre lui. Le fait est aujourd'hui irréfutable. Une lettre de Napoléon à Joséphine, du 6 nov. 1806, publiée au tome XIII de sa Correspondance, l'établit de la façon la plus simple et la plus modeste.

Nous n'aurions qu'à choisir, entre tous ces épisodes au résultat décisif pour la gloire, aux particularités incertaines pour la vérité:

1º L'héroïque désastre du Vengeur, assez différent dans la réalité de ce que l'ont fait le rapport de Barrère et l'ode de Lebrun: criblé de boulets, le Vengeur amena pavillon; les Anglais mirent pied sur son bord, et leurs vaisseaux le Culloden et l'Alfred recueillirent deux cent soixante-sept matelots, avec le capitaine, depuis contre-amiral Renaudin, et son fils[650]. Ce n'est qu'après que le vaisseau sombra, s'il sombra[651].

[650] V., à ce sujet, la discussion qui fut soulevée à Londres, en 1839, et dont la Revue britannique (août 1839, p. 334-345) a reproduit toutes les pièces, d'après le Frazer's Magazine (t. XX, p. 76-84). Consulter surtout, au mot Vengeur, le Dictionn. crit. de M. A. Jal, qui avait pris part à la polémique engagée sur ce point avec la critique anglaise, dans la Revue britannique; il rétablit définitivement toute la vérité sur cet événement, «un peu surfait, dit-il, par l'opinion».—On peut voir dans le National (10 juin 1839) les noms des six marins du Vengeur qui survivaient encore à cette époque. Ce n'étaient pas les seuls. En effet, onze ans plus tard, au lieu de six, il s'en trouva huit, qui, sur un rapport de l'amiral Romain-Desfossés, furent décorés par décret du 8 février 1850.

[651] Feydel soutenait (avait-il raison?) qu'il avait vu les restes du bâtiment dans un port anglais. (Un Cahier d'histoire littéraire, 1818, in-8º, p. 41.)—Pour ce fait, encore une fois, toute l'erreur vient du rapport de Barrère et de l'exagération poétique de Lebrun dans sa fameuse ode. (V. ses Œuvres complètes, t. I, p. 357.) Sans mensonge, il était assez héroïque.

2º La fameuse histoire des pestiférés de Jaffa, sur laquelle se sont greffés tant de contes[652], et qui a fait tant d'incrédules[653].

[652] V. les Mémoires de Madame de Genlis, t. VIII, P. 54-55.

[653] V. le Globe, nº du 25 janvier 1825, pour ce qui se rapporte au prétendu empoisonnement des malades. Cette accusation, qui partit d'un rapport de Morier, agent anglais à Constantinople, répétée par Wilson en 1801, et reproduite par Malte-Brun, en 1814, dans le Spectateur, t. I, p. 185, est complètement fausse. «Il n'y eut pas, dit M. Rapetti, un seul pestiféré sacrifié. Tous furent transportés, de l'aveu même de Desgenettes.» (Art. Napoléon, dans la Biogr. générale, col. 252, note.)—M. Duruy, dans un excellent article de la Revue de l'instruction publique, sur les Mémoires du duc de Raguse, a réfuté, plus victorieusement que personne, l'odieux mensonge, repris par Marmont.

3º La question de savoir si le succès de Marengo fut décidé par Desaix, comme tout le monde le pense, ou par Kellermann, comme celui-ci le prétendait[654], avec raison.

[654] V., à son nom, la Biogr. portat. des contemp., t. II, p. 2213; l'Histoire de la campagne de 1800, par le duc de Valmy, Paris, 1854, in-8º, p. 180-181, et, dans le Catalogue des autographes de la collection La Jarriette, p. 180, nº 1571, une lettre de Kellermann, réclamant près de Bourienne, à la date du 8 février 1821, la vraie part qui lui revient dans cette victoire.—Ce même Catalogue, p. 33, nº 294, donne l'extrait d'une lettre adressée aussi à Bourienne par Bessières, pour revendiquer l'honneur de la charge de cavalerie qui avait contribué au succès de la bataille d'Austerlitz, et qu'on attribuait à Rapp.

4º L'affaire du 18 brumaire et du poignard d'Aréna[655].

[655] V., pour la réfutation de ce fait, une très mince mais très curieuse brochure émanée probablement des papiers de M. Rœderer, qui parut sous ce titre: La petite maison de la rue Chantereine, Paulin, 1840, in-8º, p. 12-14. Consulter aussi Savary, Mon examen de conscience sur le 18 brumaire, p. 37.—Un grenadier qui prétendait avoir sauvé la vie à Bonaparte en cette circonstance, et qui, pour cela, recevait une pension, demanda, en 1819, par une pétition à la Chambre, qu'elle fût maintenue. «Elle lui fut refusée, presque à l'unanimité, après quelques mots par lesquels Dupont (de l'Eure) adjura ses anciens collègues des Cinq-Cents, Daunou, Girod (de l'Ain), etc., de dire si la tentative d'assassinat commise sur le général Bonaparte, dans cette circonstance, n'était pas un mensonge imaginé pour justifier l'attentat commis par la force des armes sur la représentation nationale.» (Duvergier de Hauranne, Hist. du gouvern. parlementaire, t. V, p. 156.)

5º Dans un autre ordre d'événements, l'intéressant problème de cette belle retraite sur Huningue, dont on ne sait à qui attribuer l'honneur: à Moreau, à Ferino[656], ou bien au jeune général Abbatucci[657].

[656] V. une lettre de M. Valentin de Lapelouze, dans le Siècle du 4 août 1844.

[657] Il commandait l'arrière-garde du corps d'armée du général Ferino et avait ainsi la tâche la plus difficile. La plus belle part de ce grand fait d'armes lui revient de droit. Malheureusement, Abbatucci fut tué à Huningue même.

6º Enfin, l'affaire du procès de ce même Moreau, dans laquelle on prétend que Clavier, sur une prière de Bonaparte, qui désirait la condamnation, en promettant la grâce après, aurait fait entendre cette parole: Eh! qui nous fera grâce à nous? tandis qu'en réalité notre juge helléniste, qui prenait dans Plutarque des leçons de grec et non des préceptes d'énergie et de vertu, fut l'un des premiers qui condamna Moreau[658].

[658] Revue rétrosp., 2º série, t. IX, p. 458, et les Annales encyclopédiques (1817), t. VI, p. 255.

Toutes ces questions, encore une fois, seraient très curieuses à traiter: mais nous avons déjà fourni une longue carrière, nous avons hâte de finir. Nous arriverons donc bien vite à Waterloo, au fameux: La garde meurt et ne se rend pas, si étrangement remis à l'ordre du jour par le livre des Misérables[659], en 1862.

[659] T. III, liv. 1, ch. 15, p. 103.

On sait que Cambronne ne dit pas cette belle phrase. On prétend aussi, sans plus de raison, qu'il dit autre chose..... en un seul mot, que M. Victor Hugo a le premier osé écrire, ce qui lui mérita l'honneur d'un pastel au Salon suivant, où la page embaumée était représentée couverte d'une feuille de vigne, une feuille de rose ne pouvant pas suffire.

Cambronne se fâchait tout rouge quand on le félicitait de sa belle parole. Il la trouvait absurde: d'abord, disait-il, parce qu'il n'était pas mort, ensuite parce qu'il s'était rendu.

«Cambronne, disait le général Alava, présent à sa prise par le colonel Halkett[660], n'ouvrit la bouche que pour demander un chirurgien, afin de panser ses blessures. Il s'était rendu sans fracas[661]

[660] Ce fut au moment du recul de la garde impériale. Halkett s'était précipité sabre haut sur Cambronne, qui, déjà grièvement blessé, lui tendit la main et se rendit. (Larpent's Journal, t. III, p. 41; la Revue d'Édimbourg, t. XCIII, p. 160, et Siborne, History of the war in France and Belgium, t. II, p. 220.)

[661] V. dans la Revue britann., août 1864, p. 328, la traduction de quelques extraits des Diaries of a lady of quality from 1797 to 1844.

Ce doit être là toute la vérité.

Toujours, je le répète, il se défendit nettement de la phrase qu'on lui prêtait[662]. En 1835, présidant à Nantes un banquet patriotique, il la désavoua même de la façon la plus formelle[663].

[662] V. une lettre du lieutenant-colonel Magnant au fils du général Michel, et une autre du préfet de la Loire-Inférieure au même, citées par M. Cuvillier-Fleury dans un de ses articles sur cette question. (Journal des Débats, 7 juillet 1862.)

[663] Levot, Biographie bretonne, au mot Cambronne.

Il ne s'est pas moins trouvé un grenadier qui prétendit lui avoir entendu dire deux fois, ce qu'il soutenait, lui, n'avoir pas dit une seule[664].

[664] V. un art. de M. Deulin dans l'Esprit public du 24 juin 1862.

Il est vrai que ce grenadier, le sieur Antoine Deleau, qui, mandé devant le maréchal de Mac-Mahon et le préfet du Nord, tint courageusement à ne pas démentir ce qu'il répétait depuis quarante-huit ans[665], prétendait aussi avoir très distinctement entendu Poniatowski s'écrier à Leipsick, en se précipitant dans l'Elster: «Dieu m'a confié l'honneur des Polonais, je ne le remettrai qu'à Dieu[666]!» Quand on a entendu cette phrase-là, on doit avoir entendu l'autre[667].

[665] Il y eut, pour cela, réunion solennelle à la préfecture du Nord, le 30 juin 1862. M. Cuvillier-Fleury en publia le procès verbal, le 7 juillet, dans les Débats.

[666] Ch. Deulin, l'Esprit public, 24 juin 1862.

[667] Il ne faut guère croire aux mots prononcés dans la chaleur d'une bataille; le sang-froid manque trop alors, et il en faut pour avoir de l'esprit. Cette exclamation: Finis Poloniæ! qu'aurait jetée Kosciusko à la déroute de Macijowice, fut niée par lui dans sa lettre du 12 nov. 1803, à M. de Ségur, qui avait reproduit le mot dans son Histoire des principaux événements du règne de Frédéric-Guillaume II. On peut lire cette lettre sans réplique dans les notes de M. Amédée Renée sur l'Histoire de cent ans de M. C. Cantu, t. Ier, p. 419, notes excellentes et qui donnent raison au proverbe: La glose vaut mieux que le texte.

Quoi qu'il en soit, si Cambronne eût encore vécu lorsque les fils du général Michel réclamèrent, au nom de leur père, la célèbre parole de Waterloo, comme une propriété de famille, et même présentèrent requête contre l'ordonnance royale qui avait autorisé la ville de Nantes à la prendre pour inscription de la statue de celui à qui on l'attribuait[668], soyez sûrs qu'il la leur aurait cédée bien vite et sans débat[669].

[668] Le Journal de la Librairie, 3 mai 1845, nº 2277.

[669] Un officier, dont les Souvenirs m'inspirent quelque défiance, quoiqu'ils aient été cités par Edgar Quinet dans sa remarquable Histoire de la campagne de 1815, p. 273, note, et par l'Intermédiaire, t. I, p. 31, prétendait que Cambronne avouait qu'il avait dit: «Des b... comme nous ne se rendent pas.» Voilà qui eût été parler. Mais après les dénégations de Cambronne, indiquées tout à l'heure, et le témoignage d'Alava, qui avait pu tout voir et tout entendre, comment croire même à cette parole vraisemblable?

C'est Rougemont, ce Rougemont dont nous vous avons déjà parlé dans l'Esprit des autres, qui, le soir même de la bataille, aurait, suivant quelques-uns, trouvé la résonnante parole et l'aurait imprimée dès le lendemain dans le journal l'Indépendant, récemment fondé par Julien de la Drôme, et qui, en grandissant, est devenu le Constitutionnel[670].

[670] Selon M. Michaud jeune, Biogr. univ., Suppl., t. LXXX, p. 56, c'est dans le Journal général de France que le mot aurait paru pour la première fois. Il fut répété par le Journal du Commerce (28 juin 1815) et par le Journal de Paris (30 juin).

Faire des mots était le métier de Rougemont, sa spécialité, comme on dirait aujourd'hui. Chaque événement le trouvait son mot tout prêt en main. Il le vendait à quiconque avait quelque effet à produire, et s'il n'en trouvait pas le placement, il l'imprimait sous tel ou tel nom approprié à sa nature et capable de le faire valoir.

Il connaissait bien des choses, et entre autres ce passage de La Bruyère, au livre des Jugements, §65:

«C'est souvent hasarder un bon mot et vouloir le perdre, que de vouloir le donner pour sien; il n'est pas relevé, il tombe avec des gens d'esprit ou qui se croient tels, qui ne l'ont pas dit et qui devoient le dire. C'est, au contraire, le faire valoir que de le rapporter comme d'un autre. Ce n'est qu'un fait, et qu'on ne se croit pas obligé de savoir; il est dit avec plus d'insinuation et reçu avec moins de jalousie; personne n'en souffre; on rit, s'il faut rire; et s'il faut admirer, on admire.»

On a écrit sur Rougemont, sans le nommer pourtant, un très spirituel article dans le Figaro de septembre 1830. On le prend, bien entendu, comme type du faiseur de mots:

«A l'avènement de Charles X, il y eut une pluie, une grêle, un orage de paroles charmantes dont les niais furent émerveillés à s'en pâmer de joie:

«Oh! disait-il, à l'Hôtel-Dieu, en avisant du Petit-Pont la file d'arcades du Louvre: «Il est bon que de chez lui un souverain puisse voir la maison du pauvre.»

«Plus de hallebardes!» disait-il quelques jours après. Et le ravissement populaire des auditeurs allait jusqu'au délire, pendant que notre homme, mêlé à la foule, riait d'un rire malin mêlé de cet orgueil de père qu'on ne peut cacher quand on voit ses enfants réussir dans le monde.

«Vous savez la réplique du duc de Berry sur les louanges de Napoléon, faite à un vieux soldat qui vantait le génie militaire du père Laviolette:

«Parbleu! c'est bien extraordinaire, avec des b...... comme vous!» Eh bien! tout cela sortait de la même cervelle.»

Les mots prêtés à Louis XVIII mourant devaient être de Rougemont ou de ses confrères en improvisation d'esprit. Il y en eut tant et de toutes sortes, sérieux ou burlesques, tels que ceux-ci: «Saint-Denis, Givet,» donnés, disait-on, pour mot d'ordre, par le roi agonisant au commandant du château[671], que Ch. Brifaut, lecteur du roi, crut devoir écrire à la Gazette de France pour mettre un terme à la circulation de toute cette fausse monnaie. Sa lettre est du 15 septembre 1824:

[671] Revue de Paris, 28 mars 1841, p. 253.—Pour ne pas douter que Louis XVIII, à ses derniers moments, ne dit rien, et ne put rien dire, on n'a qu'à se reporter au Journal de sa mort, par Madame Adélaïde d'Orléans, que nous avons publié le premier dans la Revue des Provinces du 15 sept. 1865, p. 231-239.

«Peu de mots, y dit-il, sont sortis depuis deux jours de la bouche de Sa Majesté, et quelques-uns de ceux qu'on lui prête dans les journaux sont entièrement inventés[672]

[672] Catalogues d'autographes, Laverdet, nº 4, p. 36.—On n'avait pas attendu l'agonie de Louis XVIII pour lui prêter de l'esprit et du courage. Ce qu'il passe pour avoir dit à propos du pont d'Iéna, que Blücher voulait faire sauter: «Je m'y ferai porter, et nous sauterons ensemble,» est une invention du comte Beugnot, qui l'avoue dans ses Mémoires (E. Dentu, 1866, in-8º, t. II, p. 312-313). «Louis XVIII, dit-il, dut être bien effrayé d'un pareil coup de tête de sa part; mais ensuite il en accepta de bonne grâce la renommée. Je l'ai entendu complimenter de cet admirable trait de courage, et il répondait avec une assurance parfaite.»


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