L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques
Je me donne là, je le sais, un labeur rude et téméraire; cependant, tant est vif mon désir de démolir le faux et d'arriver au vrai, tant est grande ma haine pour les banalités rebattues, pour les héroïsmes non prouvés, pour les scandales et pour les crimes sans authenticité, je voulais étendre ce petit travail bien au-delà des limites que je me suis définitivement assignées, et qui sont celles de l'histoire de France.
C'est à l'histoire tout entière que je voulais d'abord me prendre, principalement pour les époques anciennes, les beaux temps des mensonges; mais j'ai reculé devant ce grand effort, après l'avoir un peu mesuré.
J'avoue toutefois qu'il m'en coûte d'y renoncer et de circonscrire ma tâche. Il eût été si bon de dauber d'importance sur ces immortelles erreurs! Refaisant en grand le livre ébauché au XVIIe siècle par l'abbé Lancelotti, Farfalloni de gli antichi historici[1], j'aurais trouvé tant de plaisir et peut-être tant d'honneur à émietter l'un après l'autre tous ces menus mensonges de l'antiquité, toutes ces fables légendaires du moyen âge, nos siècles héroïques à nous autres gens des temps modernes: je me serais si bien complu à repasser, flambeau en main, à travers ces ombres menteuses, qui ne se sont faites si épaisses et si impénétrables que pour mieux cacher des erreurs, que pour voiler plus sûrement de faux héros!
[1] Venezia, 1636.—Il en parut chez Costard, en 1770, sous ce titre: Les Impostures de l'histoire ancienne et profane, 2 vol. in-12, une traduction due à l'abbé J. Oliva, et revue par le président Rolland et Charpentier sur le manuscrit cédé à Costard par Luneau de Boisjermain (Barbier, Dict. des Anonymes, 2e édit., t. II, p. 166).—Baudelot, dans sa querelle avec l'abbé de Vallemont (V. Mém. de d'Artigny, t. II, p. 221), attaqua vivement Lancelotti pour son livre, mais l'abbé le défendit bien (Réponse à M. Baudelot, 1705, in-12, p. 57): «Les Farfalloni de Lancelotti, dit-il, sont un livre des plus agréables, et ils renferment une critique fine, judicieuse et savante. Rien n'est plus sensé que son système, par lequel il pose que les plus exacts et les plus sages des anciens historiens contiennent des faits ridicules, et qu'il faut mettre au rang des contes les plus fabuleux.»
J'aurais, par exemple, abordé franchement l'histoire grecque. J'aurais dit à l'égyptien Cécrops: Vous en avez menti quand vous avez prétendu que vous veniez d'Égypte; au phénicien Cadmus: Il n'est point vrai que vous soyez arrivé de Phénicie[2]. J'aurais cherché ce qu'il faut croire de la grande affaire des Thermopyles[3]. M'aventurant dans une autre série de souvenirs, j'aurais dit à Ésope son fait; tout au moins l'aurais-je dépouillé de sa bosse proverbiale, et cela de par l'autorité tout académique de M. de Méziriac[4]. Pour le procès que les fils de Sophocle firent à leur père[5], j'en aurais appelé devant la Vérité. Je me serais encore curieusement enquis de ce qu'était Sapho, et peut-être aurais-je ramené son fameux suicide du saut de Leucade à la réalité toute prosaïque d'une mort très naturelle[6]. J'aurais voulu chercher un peu ce qu'il y a de vrai dans l'histoire de Denys le Tyran devenu maître d'école à Corinthe[7], et aussi dans la fameuse lettre que Philippe aurait écrite à Aristote pour le charger de l'éducation de son fils Alexandre[8]; serrer de près, en compagnie de MM. Littré, Rossignol et Paul de Rémusat, l'histoire d'Hippocrate refusant les présents d'Artaxerces[9]; voir ce qu'étaient le prétendu tonneau[10] de Diogène et sa fameuse lanterne[11], enfin mille autres choses encore; car je ne détaille ici, bien entendu, que le très maigre sommaire de mon programme.
[2] Pour ces deux faits, V. De la Colonisation de l'ancienne Grèce, par Henri Schnitzler, dans le tome Ier de la Littérature grecque, par Schœll.
[3] V., à ce sujet, l'introduction au Voyage du Jeune Anacharsis, 1re édit., p. 134 et p. 252, note VIIe. L'abbé Barthélemy prouve qu'au lieu de trois cents hommes, c'est sept mille au moins que Léonidas commandait, selon Diodore; et même douze mille, s'il fallait en croire Pausanias. Voyez aussi un curieux article du Magasin pittoresque, juin 1844, p. 190. Le combat des trois cents Spartiates y est mis au rang des préjugés et des erreurs historiques, ainsi que le fameux colosse de Rhodes.
[4] Vie d'Ésope, dans les Mémoires de Sallengre, t. I, p. 91.—Dict. de Bayle, in-fol., t. IV, p. 389.—Bentley, Dissertation sur les Fables d'Ésope.—Un autre bossu d'esprit, le jongleur Adam de la Halle, se trouve avoir été non moins gratuitement paré de l'éminence ésopique. Dans une de ses pièces, C'est du roi de Sézile (mss. de La Vallière), il dit de lui-même:
Simple erreur de forme. Ce qui est plus grave, c'est celle de M. Beuchot, qui, dans sa Biographie universelle, confond le trouvère Adam de la Halle avec le chanoine Adam de Saint-Victor, mort cent ans auparavant.
[5] Mélanges de Malte-Brun, t. III, p. 55.
[6] Les Saisons du Parnasse, t. VI, p. 164.—Sapphonis Mytilenææ Fragmenta, par C.-F. Neue, 1827, in-4º.—M. J. Mongin, dans son remarquable art. Sapho de l'Encyclopédie nouvelle, a dit: «L'histoire merveilleuse du jeune Phaon, telle que la rapporte Polyphatus, et la tradition du saut de Leucade sont des récits populaires qui ne manquent pas, je crois, d'une certaine antiquité; mais c'est après coup, et au temps de l'épicuréisme qu'ils auront été rattachés au nom de Sapho. Pour ce qui est au moins du saut de Leucade, la chose m'est évidemment prouvée.»
[7] V. le curieux travail de M. Boissonade, Notice des Manuscrits, t. X, p. 157 et suiv.
[8] M. Egger, dans un article du Journal des Savants de 1861, a coulé à fond cette anecdote, ainsi que la plupart des faits sur lesquels s'était appuyé l'allemand R. Geier pour écrire près de 250 pages avec ce titre: Alexandre et Aristote dans leurs rapports réciproques, d'après les documents originaux.
[9] «Rien n'est mieux établi, dit M. Littré, que la fausseté de toute cette histoire, concernant Hippocrate et le roi des Perses.» (Œuvres d'Hippocrate, t. I, p. 429.)—«Le seul fondement de ce récit est la prétendue correspondance d'Hippocrate et du roi de Perse, par l'intermédiaire du satrape Histanès. Ces lettres sont l'œuvre d'un faussaire.» (P. de Rémusat, Les Sciences naturelles, in-18, p. 140.) Ce qu'on savait de la vie d'Hippocrate, qui fut vraiment le médecin des pauvres; ce que l'on connaissait «de l'exclusion absolue des riches et des grands de sa clientèle hippocratique», ainsi que l'a dit M. Rossignol, a donné lieu à ce conte. (Journal de l'Instruction publique, 7 juillet 1858, p. 427.)
[10] Spon, Miscellanea, p. 125.—Notices et Extraits des manuscrits, t. X, p. 133-137.—Spon a donné, d'après un monument ancien, la figure de l'amphore fêlée dans laquelle Diogène s'était fait un gîte. Elle a été reproduite à la p. 50 du t. I de notre Histoire des hôtelleries et cabarets.
[11] Les lanternes existaient, puisqu'il en est parlé dans l'Agamemnon d'Eschyle (v. 284) et dans un fragment d'Aristophane, cité par Pollux (Onomasticon, l. IX, 2, 26); mais cela ne suffit pas pour la vérité de l'anecdote. Diogène Laërce n'en a pas parlé, et par conséquent je n'y crois guère. M. Ch. Loriquet est de mon avis. (Essai sur l'Éclairage des anciens, Reims, 1853, in-8º, p. 34.)
Pour l'histoire romaine, j'aurais fait bien davantage, sans même avoir besoin de recommencer les destructions historiques de Niebühr, ni ces profanations dont s'indignait Ampère, lorsqu'il voyait par exemple ce qu'on aurait voulu faire, en Allemagne, de l'histoire de Lucrèce: «Il y a, dit-il[12], des savants allemands qui ont supposé que Lucrèce, vraiment coupable, s'était tuée pour se dérober au jugement de ses proches. C'est, ajoute-t-il, renouveler le crime de Sextus, comme Voltaire, en souillant le nom de Jeanne d'Arc, a imité les soldats qui voulurent la déshonorer dans sa prison. La pureté de la Pucelle d'Orléans, la chasteté de Lucrèce font partie du trésor moral de l'humanité.»
[12] L'Histoire romaine à Rome, 1855, in-8º, t. II, p. 242.
C'est aussi juste que bien dit, la légende de Lucrèce n'aurait donc certainement eu à craindre de ma part aucun attentat.
Pour beaucoup d'autres, dans l'entreprise de rectification dont j'esquisse le sommaire, ma discrétion n'eût pas été si grande.
J'aurais tâché de prouver le fort et le faible de la légende des Horaces et des Curiaces[13], ainsi que la fausseté de l'invention intéressée à laquelle l'imaginaire Mucius Scævola dut une immortalité dont les réfutations de Beaufort auraient dû avoir raison depuis cent trente ans déjà[14].
[13] Magasin pittoresque, juin 1844, p. 190.—Du temps même de Tite-Live, on était déjà si peu sûr de la vérité du fait, que l'historien écrit: «On ne sait auquel des deux peuples appartenaient, soit les Horaces, soit les Curiaces.» (Décades, liv. I, ch. XXIV.) M. H. Taine constate cette incertitude de Tite-Live, et peu s'en faut qu'il ne l'en félicite: «Il est encore mieux en garde, dit-il, contre la vanité d'auteur, que contre les préférences du citoyen. Il avoue librement ses incertitudes et ses ignorances, ne voulant point paraître plus instruit qu'il n'est, ni affirmer au delà de ce qu'il sait.» (Essai sur Tite-Live, 1856, in-18, p. 46.)
[14] Beaufort, Dissertation sur l'Incertitude des cinq premiers siècles de Rome, 1738, in-8º, p. 330.—«A chaque page, écrit d'après lui M. H. Taine (Essai sur Tite-Live, p. 93-94), on reconnaît d'anciennes légendes, inventées ou embellies par amour-propre: celle de Mucius Scævola, par exemple. Les Mucii plébéiens trouvèrent commode de se donner une origine patricienne, et d'expliquer leur surnom de Scævola.»—Bien avant Beaufort, Catherinot avait eu raison de ce mensonge. (V. ses Opuscules, in-4, t. II.)
Dans l'histoire des fils de Brutus envoyés à la mort par leur père, j'aurais montré sans peine le crime et la férocité où l'on a cherché la vertu et la force d'âme[15]; dans celle de Virginie et d'Appius Claudius, qui est une question de droit[16] autant qu'une question d'histoire, je me serais mis en peine de savoir qui a dit vrai de Denis d'Halicarnasse ou de Tite-Live; et, pour une fois, c'est celui-ci peut-être qui se serait le plus rapproché de la vérité[17], en s'éloignant le moins de la vraie question juridique, si utile à bien connaître dans cette affaire, comme dans celle des Gracques[18].
[15] Bibliotek für Denker... 1786.—Esprit des journaux, juin 1786, p. 414.
[16] M. de Caqueray, professeur de Droit romain à la faculté de Rennes, a donné l'explication juridique du récit de Tite-Live dans le Journ. génér. de l'Instruction publique du 30 avril 1862, p. 301-303.
[17] On peut consulter à ce sujet une excellente brochure de 96 pages in-8º, publiée à Vienne en 1860, sous ce titre: Der Prozess der Virginia. L'auteur, M. V. Puntschard, prouve que le récit de Tite-Live est le seul authentique, le seul croyable.
[18] On ne comprend l'action des deux Gracchus qu'en sachant bien ce qu'ils demandaient. Qu'était-ce que leur loi agraire? une simple et très juste revendication. L'ager publicus, propriété commune de la plèbe latine, avait été peu à peu usurpé par quelques grandes familles pour créer les latifundia, dont la culture, livrée aux esclaves, excluait les travailleurs libres. Au nom de la plèbe spoliée, les Gracques réclamèrent l'ager publicus usurpé. Voilà leur crime, on devrait dire leur vertu. Ils furent vaincus, et l'ager publicus périt avec eux, au profit des grands propriétaires qui furent la plaie de l'Italie. Pline avait bien raison de dire: Latifundia perdidere Italiam. V. sur tout cela un très bon article de M. Rapetti, Moniteur, 9 juillet 1862.
J'aurais aussi étudié à fond dans son mensonge probable la fable héroïque de Régulus[19]. Je me serais ingénié, avec Montesquieu, de découvrir ce qu'il y a de vrai ou plutôt de complètement faux dans l'opinion qui accuse Annibal d'avoir commis une lourde faute en n'attaquant pas Rome après la bataille de Cannes, et en s'allant perdre dans les délices de Capoue[20]. J'aurais voulu voir, en compagnie de Dutens, s'il fut possible au héros carthaginois de fondre des rochers avec du vinaigre[21], et si le même dissolvant fut assez énergique pour réduire en liqueur l'une des perles qui pendaient aux oreilles de Cléopâtre[22]. Je me serais fait un devoir d'élucider, après le savant Mongez[23], ce qu'il y a de fausseté romanesque dans le récit de Claudius Donatus, qui veut qu'Octavie soit tombée pâmée de douleur en écoutant Virgile lui lisant le Tu Marcellus eris. Je vous aurais aussi fait prouver, par un très curieux passage de Bulwer, comment Archimède ne dut pas dire: «Donnez-moi un point d'appui, et avec un levier je remuerai le monde:» il était trop grand mathématicien pour cela[24]. M. Alfred Maury, invoqué à propos, serait venu vous démontrer que César ne dit pas et ne put pas dire au pilote qu'effrayait la tempête: Quid times? Cæsarem vehis (Pourquoi craindre? tu portes César)[25], et Lebeau[26], tout classique qu'il est, m'eût aidé à prouver très facilement que la disgrâce de Bélisaire et son aveuglement, sur lequel nous nous sommes tant apitoyés, sont, en dépit du poète J. Tzetzès, encore du roman dans l'histoire. J'aurais enfin passé au crible les vertus de Scipion l'Africain: sa fameuse continence, examinée ainsi d'un peu près, eût peut-être couru de grands risques[27].
[19] V. une Dissertation de M. Rey dans les Mém. de la Société des antiquaires, t. XII, p. 154-162.—«Tite-Live atteste le fait», lit-on dans Moréri (art. Régulus): or, la décade où Tite-Live en aurait pu parler est perdue! L'erreur vient de Cicéron et de Florus. Polybe, «si voisin des faits, si exact», et qui, ayant ainsi plus d'autorité, aurait dû obtenir plus de créance, proteste, sur ce point, par son silence.—«Si l'on pouvoit, dit Beaufort, conjecturer le vrai à travers tant de contes, on trouveroit peut-être que ce supplice de Régulus fut supposé pour excuser celui que ses fils firent subir aux prisonniers carthaginois.» (Dissertat. sur l'Incertitude des cinq premiers siècles de Rome, p. 436.) Beaufort n'est guère connu chez nous. Les Allemands en ont profité pour nous faire croire que ce qu'ils lui prenaient venait d'eux. C'est de Beaufort et de Lévesque que Niebühr est sorti. V. à ce sujet un article de Ch. Labitte, dans la Revue des Deux-Mondes, 1er oct. 1840, p. 135.
[20] Montesquieu, Grandeur et décadence des Romains, ch. IV.
[21] Dutensiana, p. 35.—V. aussi: Eus. Salverte, Les Sciences occultes, édit. Littré, p. 448, et l'Intermédiaire, année 1864, p. 143, 175.—M. Rey a publié, dans le Recueil industriel de Moléon (1828), une Dissertation sur l'emploi du vinaigre à la guerre.
[22] V. la traduction du livre de J. Oliva, cité plus haut, p. 3.—La manière dont mourut Cléopâtre a été aussi mise en question. M. Georges, de Château-Renard, la prit, en 1846, pour sujet d'une étude présentée à la Société des Belles-Lettres d'Orléans, et analysée dans le 7e volume, p. 64-79, des Mémoires de cette Société, par M. L. de Sainte-Marie, dont voici la conclusion: «Comme M. Georges, nous pensons que la reine et ses femmes eurent recours au poison dans un breuvage.»
[23] Moniteur du 10 août 1819, et Mém. de l'Acad. des Inscript., nouv. série, t. VII. M. Quatremère lut à la même Académie un Mémoire qui condamnait celui de Mongez.
[24] Revue de Paris, août 1833, p.210: ce qu'y dit Bulwer n'est que la reproduction d'un très curieux calcul de Fergusson, Astronomy explained, London, 1803, in-8º, ch. VII, p. 83.—On va répétant qu'Archimède, lorsqu'il eut trouvé la fameuse vis qui porte son nom, courut dans Syracuse en criant: Euréka. C'est lorsqu'il eut découvert la gravité spécifique, à l'occasion de la couronne de Hiéron, qu'il poussa ce cri triomphant. Une autre question a souvent été posée aussi au sujet d'Archimède. A-t-il incendié la flotte romaine avec des miroirs? Un article du Magasin Encyclop. (1802, t. II, p. 534) a traité ce point avec esprit et savoir.
[25] Revue de Philologie, vol. I, nº 3, et Revue de Bibliographie, avril 1845, p. 331.—M. Maury se demande pourquoi César n'en a pas parlé dans ses Commentaires; puis il prouve qu'en effet, vu le peu de vérité de l'aventure, il lui eût été assez difficile d'en faire mention. Napoléon n'y croyait pas non plus et s'en moquait. (Souvenirs diplom. de lord Holland, tr. franç., 1851, in-12, p. 233.)
[26] Hist. du Bas-Empire, l. XLIX, ch. LXVII.—V. aussi le P. Griffet, Traité des différentes sortes de preuves qui servent à établir la vérité de l'histoire, 1770, in-8º, p. 194.
[27] V. un fragment des Annales de Valerius, dans les Noctes Atticæ d'Aulu-Gelle, liv. VI, ch. VIII.—Napoléon rangeait encore ce conte parmi «les niaiseries historiques, ridiculement exaltées par les traducteurs et les commentateurs.» (Mémorial de Sainte-Hélène, sous la date du 21 mars 1816.)
Quant à quelques autres contes, comme celui de Porcia qui se tue en avalant des charbons, il m'eût suffi d'en prouver l'invraisemblance[28]. Le possible est l'important. Si l'on prouve par exemple que Julien, blessé à mort, n'eut la force que de pousser quelques cris inarticulés, on n'aura plus besoin de disserter longuement pour savoir laquelle des deux phrases: «Tu as vaincu, Galiléen!» ou celle-ci: «Soleil, tu m'as trompé!» il prononça en mourant. On mettra tout le monde d'accord, en faisant voir qu'il ne put rien dire[29]. Or, pour Julien, comme pour Desaix, quinze siècles plus tard, c'est ce qu'il y a de plus probable.
[28] C'est ce qui a déjà été fait dans le Carpenteriana, 1741, in-8º, p. 159-161. Martial dit que Porcia s'étouffa en avalant les cendres du foyer; cela du moins est possible. La vérité n'est pas toujours aussi heureuse avec ce poète. Elle est plus souvent altérée que rétablie dans les épigrammes qu'il a faites sur des événements ou sur des mots historiques. C'est lui qui a gâté, par exemple, le mot qu'Arria dit à Pœtus. (V. une note du Tacite de l'édit. Nisard, p. 514.)
[29] M. Albert de Broglie est de cet avis, dans son excellent travail sur Julien (Correspondant, 25 fév. 1859, p. 299-300).—Il existait déjà, sur ce sujet, une dissertation de Christ.-Aug. Heumann: Dissertatio in quâ fabula de Juliani voce extremâ: Vicisti, Galilæe, certis argumentis confutatur, ejusque origo in apricum profertur. Gœtting., 1740, in-4º. «In apricum» doit se traduire par lumineusement.
Plus d'un grand homme eût perdu à mon analyse quelque vertu peu authentique, quelque belle parole devenue célèbre sans contrôle; en revanche, il serait arrivé aussi que les maudits de l'histoire, à la scélératesse plus fameuse que suffisamment prouvée, se seraient souvent bien trouvés de mon examen, et en seraient sortis déchargés de quelques crimes. Il y aurait eu ainsi compensation, et d'ailleurs, comme a dit Lessing, «il faut rendre justice même au diable.»
Je ne réponds point, par exemple, que Néron, bien que je n'eusse pas refait, en sa faveur, le plaidoyer de Cardan[30], n'eût pas été quelque peu innocenté; mais ce qui est tout à fait certain, c'est que, par la haute autorité de Heyne[31], le farouche Omar—l'épithète est consacrée—serait sorti absous du grand crime qui l'a rendu fameux: l'incendie de la bibliothèque d'Alexandrie. Ici, je trouve deux impossibilités pour une: Omar ne vint pas à Alexandrie; et s'il y fût venu, il n'eût plus trouvé de livres à brûler. La bibliothèque avait cessé d'exister depuis deux siècles et demi[32]!
[30] Je veux parler de son curieux traité: Neronis Encomium. Amsterd., Blaeu, 1640, in-12.
[31] Opuscula Academica, t. I, p. 129, et t. VI, p. 438.
[32] Avant Heyne, Renaudot et Gibbon avaient justifié Omar de cet acte de vandalisme, mais on ne prit pas la peine de les écouter, pas plus qu'on n'écouta Heyne, pas plus qu'on ne m'écouta moi-même pour ce que j'avais dit à ce sujet dans la première édition de ce livre. Six mois après qu'il avait paru, en mars 1857, M. le baron Ch. Dupin, rendant compte, à l'Académie des sciences, des Mémoires de MM. Linant-Bey, Paulin Talabot, etc., sur le canal maritime de Suez, écrivit: «Omar, le compagnon de Mahomet, ayant conquis la vallée du Nil, son lieutenant Amrou lui présenta l'idée d'un canal direct de Suez à Peluze... Mais, ajouta M. Ch. Dupin, un conquérant ignare, qui brûlait la bibliothèque d'Alexandrie, cet esprit borné n'était pas fait pour comprendre une si grande idée.» Or, Omar ne conquit pas la vallée du Nil; Amrou ne lui présenta pas le plan d'un canal, puisque ce canal existait déjà, et qu'il n'y eut besoin que de le nettoyer, ce qu'Amrou fit faire en effet; Omar enfin, nous l'avons dit, ne brûla pas la bibliothèque d'Alexandrie. En tout cela, c'est la plus grosse erreur; et, comme l'a fort bien dit M. Tamizey de Larroque, il n'est pas pardonnable à un académicien de l'avoir répétée. (La Correspondance littéraire, 5 fév. 1858, p. 84.) On a trop médit aussi des Barbares, notamment des Vandales; Rome, après leur passage, était encore magnifique et peuplée de monuments. (V. le Mémoire de l'abbé Barthélemy sur les anciens monuments de Rome, et surtout un très curieux article de M. Ampère, Revue des Deux-Mondes, 15 nov. 1857, p. 228-229.)—Les Barbares n'ont détruit dans Rome que l'empire romain; il est vrai que cette ruine entraîna peu à peu toutes les autres.
Dans les temps les plus rapprochés de nous, que de fables dignes des temps anciens j'aurais trouvées encore: ainsi la fameuse phrase, e pur' si muove, que Galilée ne dit pas, et ne put pas dire[33]; l'épisode de sa prison qui, tout bien examiné, se réduit à quelques jours d'une assez bénigne captivité dans le palais d'un ambassadeur ami[34], puis dans les plus beaux appartements du Saint-Office; ainsi encore toute l'histoire des Vêpres siciliennes, notamment l'épisode du médecin Procida, qui, bien loin d'être le chef du massacre, ne put même pas y prendre part[35]; quelques aventures de Christophe Colomb aussi: la fable de l'œuf qu'il aurait brisé pour le faire tenir debout[36]; l'anecdote de ses trois jours d'attente et d'angoisses au milieu de l'équipage menaçant auquel il a promis la terre, petit drame très émouvant dans le récit qu'en a donné Robertson[37], mais qui s'est trouvé n'être qu'un gros mensonge après l'examen qu'en a fait M. de Humboldt[38].
[33] Aucun des personnages contemporains les mieux informés ne lui attribue ces paroles, et ce qu'on sait de ses aveux et de ses renonciations éloigne toute idée qu'il eût osé même dire ces quatre mots. (Biot, Mélang. scient. et litt., t. III, p. 44.)
[34] Barbier, Examen critique des Biographies, t. I, p. 365. V. aussi Libri, Hist. des sciences en Italie, t. IV, p. 259 et suiv.; Biot, Mélang. scient. et litt., t. III, p. 18, 19, 24, 28, 32, et l'ouvrage de M. Philarète Chasle, Galileo Galilei, sa vie, son procès et ses contemporains, liv. III. Ce livre a soulevé de vives critiques, mais aucune, même la plus nette, celle de M. Trouessard dans la Revue de l'Instruction publique (6 mars 1862, p. 778-782), n'a suffisamment prouvé que le fait qui nous occupe, et que M. Chasle a nié, comme nous, ne fût pas niable. La publication posthume du docteur Parchappe, continuée par son ami M. Fréd. Baudry, Galilée, sa vie, ses découvertes et ses travaux, n'a pu davantage arriver à une conclusion contraire, ainsi que M. Ernest Renan lui-même en est convenu dans les Débats.—Ce qu'on a dit de la prison du Tasse n'est pas plus prouvé. Il suffit de lire les Lettres du poète pour voir que ce n'est qu'un mensonge attendrissant. Le Tasse était fou: on l'enferma, mais avec tous les égards possibles. Il eut de beaux appartements pour prison. (Valery, Voyages en Italie, 1833, in-8º, t. II, p. 93-95; et, du même, Curios. et Anecd. italiennes, 1842, in-8º, p. 271. V. aussi un article de M. P. Deltuf, Rev. franç., 20 déc. 1858, p. 357-367.)
[35] Revue des Deux-Mondes, 1er nov. 1843, p. 480-483. V. aussi un article d'Hoffmann dans le Journal des Débats, 1er déc, 1815.
[36] Navarette, Les Quatre Voyages de Colomb, in-8, t. I, p. 116, et un article de M. Berger de Xivrey dans la Revue de Paris, 25 nov. 1838, p. 269.
[37] Hist. d'Amérique, t. I, p. 117.
[38] Examen critique de l'histoire de la géographie du nouveau continent, t. I, p. 245.
J'aurais encore cherché querelle au même Robertson pour tout ce qu'il a dit touchant le séjour de Charles-Quint au monastère de Yuste, son amour des horloges, son enterrement anticipé, etc., et mille autres fables dont il m'eût été d'autant plus facile d'avoir raison que les excellents livres de MM. Mignet et Amédée Pichot semblent publiés tout exprès pour m'aider dans cette réfutation[39]. Que vous dirais-je de plus? Me prenant aussi corps à corps avec la légende de Guillaume-Tell, je l'aurais renvoyée parmi les contes du Danemark, comme on s'en avisa justement dès l'année 1760[40]; et, ne croyant en cela faire tort qu'à un trop éternel mensonge et point du tout à une nation qui, pour perdre son héros traditionnel, n'en restera pas moins très héroïque, je n'aurais pris nul souci des brochures qu'ont publiées pour le revendiquer le baron de Zurlauben[41] et MM. X. Zuraggen[42] et J.-J. Hisely[43], non plus que de je ne sais quelle charte imaginée tout exprès par les jésuites de Fribourg[44].
[39] V. aussi dans le Bull. de l'Alliance des Arts (10 oct. 1843, p. 123), un article dans lequel on analyse avec grand soin la lettre écrite par M. H. Wheaton au secrétaire de l'Institut national de Washington, touchant ces erreurs de l'historien de Charles-Quint. M. Wheaton, dans sa réfutation, s'autorise de l'ouvrage de D. Thomas Gonzalez ainsi que des mss. de Quesa et de Velasquez de Molina, secrétaire privé de l'empereur. Mais l'ouvrage le plus excellent à consulter sur ce sujet est celui de M. Stirling, Last days of Charles V.
[40] C'est le fils aîné de Haller, qui, dans un petit écrit intitulé Fables Danisch, essaya de prouver ainsi la fausseté du fait. Son livre, qui fut condamné au feu, est aujourd'hui très rare.
[41] Il publia à Paris, chez Vente, en 1767, une lettre in-12 intitulée Guillaume Tell, à propos de la tragédie de Lemierre, où il fit l'historique complet de ce qui aurait précédé et suivi la conspiration. V. le Journal encyclopédique du 15 av. 1767, p. 140.
[42] Vertheidigung der Wilhelm Tell, Fluelen, 1824, in-8.
[43] Guillaume Tell et la Révolution de 1307, etc., Delft, 1828, in-8.
[44] Bull. de l'Alliance des Arts, t. III, p. 155.—La légende dont celle-ci n'est qu'une imitation transposée remontait à 965. On la trouve parmi les traditions populaires du Danemark recueillies par Saxo Grammaticus (Leipzig, 1771, p. 286). Haller, dans sa réfutation, Fables Danisch, s'appuyait surtout de cette similitude. (V. l'Artiste, juillet 1843.)—J'ajouterai que là-dessus les Suisses n'entendent pas raillerie. Il y a quelques années, dans une réunion de savants à Altorf, ville d'ailleurs assez mal choisie pour élever des doutes sur la réalité de Guillaume Tell, l'archiviste M. Schnelles, qui présidait, ayant contesté son existence, il y eut soulèvement de tous les savants du canton d'Uri, et presque émeute dans la ville, ce qui força M. Schnelles à décamper avec ses doutes. (V. le Moniteur du 20 sept. 1864.)—Selon M. Just Olivier, dans un article de la Revue des Deux-Mondes (15 mai 1844, p. 595), Nouvelles Recherches sur Guillaume Tell: «La légende, la poésie sont partout dans l'histoire de Tell: dans le premier mot qu'on dit de lui, dans le premier mot qu'il prononce, dans l'orage sur le lac, comme dans la terrible épreuve proposée à son adresse.»
L'histoire d'Angleterre m'aurait enfin fourni une très ample matière: par exemple, l'examen approfondi de la mort des enfants d'Édouard qui, selon Buck et Walpole[45], ne furent peut-être point assassinés par les ordres de Richard III; la mort aussi du duc de Clarence, qui, bien qu'on le répète depuis quatre siècles sur la foi de Commines et d'un quatrain menteur, ne fut pas noyé dans un tonneau de malvoisie[46]; le conte pittoresque de Cromwell se faisant ouvrir le cercueil de Charles Ier[47]; la question si souvent débattue de l'exhumation du cadavre du sombre Protecteur et des ouvrages infligés à ses restes par l'ordre de Charles II[48]. Quoi donc encore? L'anecdote funèbre de Young «dérobant une sépulture pour sa fille Narcissa aux catholiques de Montpellier,» mensonge mélancolique, dont la découverte de l'extrait de mort d'Élisabeth Lee (Narcissa) dans les archives de Lyon, où elle mourut réellement, démontra l'évidence[49]; enfin l'histoire si intéressante et faisant si bien tableau, mais, hélas! si peu vraie, de Milton dictant à ses filles son Paradis perdu. Pour celle-ci, elle n'est pas même possible, puisqu'en effet Milton, selon Samuel Johnson, n'avait jamais voulu que ses filles apprissent à écrire[50]!
[45] V. son livre, Essai hist. et crit. sur la vie de Richard III, traduit par M. Rey, Paris, 1819, in-8; Lettres inédites de madame du Deffand, 1859, in-8, t. I, p. 63, et une lettre de Voltaire à Walpole, à la suite du Voltaire à Ferney de M. Evar. Bavoux, 1860, in-8, p. 410.
[46] John Bayley, the Historie and Antiquities of the Tower of London.—Paulmy, Mél. d'une grande Bibliot. (Lecture des poètes françois), t. IV, p. 319.—Michelet, Hist. de France, t. VI, p. 453.—Rabelais, liv. IV, ch. XXXIII, ad fin., note de Le Duchat.—L'erreur, sur ce point, semble être venue de l'anecdote racontée par l'Anglais Fabyan, dont Commines, qui la répéta (liv. 1, ch. VII), comprit mal le sens. Selon M. James Gardnair, qui, en 1857, reprit ce passage de Fabyan pour le commenter, c'est ainsi qu'il faudrait le lire: «Le duc de Clarence fut mis à mort secrètement, et son corps, enfermé dans une tonne qui avait contenu du malvoisie, a été jeté dans la Tamise près de la Tour de Londres.» V. pour les preuves de cette opinion très plausible, le Mag. pitt. de 1867, p. 95.
[47] Par le procès-verbal de l'ouverture du cercueil de Charles Ier, qui ne fut retrouvé que sous George IV, il paraît évident qu'il n'avait jamais été ouvert auparavant. (Rev. britann., mars 1838, p. 179-181.)
[48] Gentlemen's Magazine, mai 1825, p. 350.—Henry Halford, Essays and Orations.
[49] M. Alfred de Terrebasse en a fait l'objet d'un intéressant article inséré dans la Revue de Paris (15 avril 1832, p. 176-180), et l'on trouve sur le même point, avec les mêmes conclusions négatives, une note de M. L. Benoît dans le Bulletin de la Société de l'Histoire du protestantisme français, nov.-déc. 1862, p. 463.—Lemontey, d'ordinaire si exact, avait autorisé et popularisé l'erreur. Hist. de la Régence, t. II, p. 150, note.
[50] Vie de Milton, trad. franç., Paris, 1813, in-12, t. I, p. 95.
Oui, tout cela, certes, eût été excellent à développer dans la pleine lumière des preuves curieuses et imprévues! Il faut pourtant, de toute nécessité, que je me l'interdise. Je me suis fait la promesse de ne toucher ni à l'histoire ancienne, ni à l'histoire étrangère.
L'histoire de France est aujourd'hui mon seul domaine; encore dois-je surtout m'en tenir à la réfutation des mots et n'aborder qu'incidemment celle des faits. C'est le mensonge parlé, et faisant pour ainsi dire axiome historique, que je prends à partie, plutôt encore que le mensonge en épisode et en action.
Le premier est le plus vivace des deux, et celui qui tient le plus profondément. Ailleurs les paroles volent; ici c'est tout le contraire, elles restent et s'incrustent; or Bacon a dit: «Ce n'est pas le mensonge qui passe par l'esprit, qui fait le mal, c'est celui qui y rentre et qui s'y fixe[51].»
[51] Politique, 2e partie, édit. de 1742, p. 18.
Les noms illustres sous le couvert desquels se faufile l'erreur augmentent son danger en ajoutant à sa fortune. On dirait qu'ainsi patronnée elle est à l'abri de toute attaque, et que chacun doit lui tirer respectueusement son chapeau. Allez donc dire, par exemple, que Cromwell ne mourut pas de la pierre, après cette admirable phrase des Pensées de Pascal[52]: «Rome même alloit trembler sous lui, mais ce petit gravier, qui n'étoit rien ailleurs, mis en cet endroit, le voilà mort, sa famille abaissée et le roi rétabli.» Il fallait à M. Havet toute sa conscience de commentateur pour oser signaler une erreur sous cette éloquence[53]: il nous faut tout notre courage pour dire qu'il a bien fait.
[52] 2e partie, art. 6, § 7.
[53] P. 39 de son édit. des Pensées de Pascal.
Nous devons dire aussi que, bien que la vérité soit une, il y a mensonge et mensonge. Tous ne tirent pas également à conséquence. Il est même telles inventions qui, une fois reconnues pour ce qu'elles sont, me semblent devoir rester dans la circulation à cause des beaux exemples qu'elles propagent et de l'honneur qui en ressort pour l'humanité. En ce point la poésie, qui les transmet et les colore, est, je ne dirai pas, comme Aristote, «plus vraie que l'histoire,» mais aussi utile.
Il est bon que l'enfant, à qui s'adressent ces choses, ait de l'homme la meilleure opinion possible; il faut donc, pour lui, recourir aux fables, et même lui laisser croire que ce sont des vérités, jusqu'au temps où le spectacle des réalités humaines lui fera penser ou que l'homme est bien déchu, ou que ces belles choses ne furent jamais vraisemblables: «Les anciens historiens, dit Rousseau,[54] sont remplis de vues dont on pourroit faire usage quand même les faits qui les présentent seroient faux... Les hommes sensés doivent regarder l'histoire comme un tissu de fables, dont la morale est très appropriée au cœur humain.» Puisque pour la morale et la règle du devoir, l'idéal n'est ainsi qu'en des mensonges sublimes, laissons passer ceux qui sont créés, et tirons-en des leçons que la vérité, telle que les hommes l'ont forcée d'être, ne saurait pas fournir. Tant pis pour l'humanité si rien n'est vrai de ce que l'on croit beau dans les actions humaines! La meilleure preuve de notre infériorité, et du besoin que nous ressentons d'une nature supérieure, où le vrai sera enfin dans le beau et dans le grand, se trouve là.
[54] Émile, édit. Pourrat, 1838, in-8, t. I, p. 307.
Il est encore d'autres mensonges pour lesquels il convient d'être indulgent: ce sont ceux qui naissent d'eux-mêmes, comme les fleurs héroïques d'une époque dont ils transmettent couleur et parfum. Ils n'ont rien du mensonge officieux, créé par l'imagination de celui dont il sert les intérêts; ils surgissent naturellement dans l'ardent esprit du peuple, et les légendes y trouvent une matière extensible et souple, tandis que l'histoire cherche où se prendre dans ce que lui apporte l'insaisissable et rigide vérité. Ils ne sont pas pour le souvenir fidèle, mais pour le sentiment charmé. Nés de l'imagination, c'est à elle qu'ils retournent pour l'aider à répandre la lumière et les couleurs sur les aridités du réel. Il leur suffit d'être conformes au génie du peuple dont ils grossissent les traditions, et à l'esprit du temps où ils naissent. M. Michelet[55] a dit d'un récit légendaire qui satisfaisait à toutes ces conditions: «Il peut bien n'être pas réel, mais il est éminemment, c'est-à-dire parfaitement conforme au caractère du peuple qui l'a donné pour historique.» Selon le même historien, inventer ainsi, dans le sens de la réalité, ce n'est pas commettre un mensonge.
[55] Hist. romaine, édit. belge, in-12, t. I, p. 257.—«Ces mensonges, dit aussi M. Valery, peignent l'esprit ou les mœurs d'une époque, et servent ainsi à la vérité.» (Études morales, polit. et litt., 1823, in-8, p. 79.)
Napoléon était du même avis, lorsque trouvant dans les tragédies de Corneille des héros supérieurs à ce qu'il leur était possible d'être, mais toujours grandis d'après la mesure logique de leur caractère, et devenus par là, comme exemples, d'une vérité plus utile et plus rayonnante que la sèche vérité des historiens, il disait: «Moi, j'aime surtout la tragédie haute, sublime, comme l'a faite Corneille. Les grands hommes y sont plus vrais que dans l'histoire[56].»
[56] Villemain, Souvenirs contemporains, 1re partie, p. 226.
Mais inventer dans un intérêt de flatterie quelconque, ainsi que le fit Tite-Live pour embellir la nudité barbare des premiers temps de Rome[57], ou pour rendre plus illustre l'origine des familles patriciennes[58]; faire de sa tâche d'historien un exercice oratoire, comme ce même Tite-Live, qui, la tribune aux harangues étant interdite, la transporta dans les Décades, «et fut historien pour rester orateur[59];» imaginer un fait pour se donner le plaisir d'une déclamation, ainsi qu'il est arrivé pour un discours prêté à Périclès[60]: voilà les véritables mensonges historiques. Aussi ne ferons-nous aucune grâce à ceux de ce genre que nous rencontrerons.
[57] L'épisode de Porsenna, tourné par Tite-Live tout à la gloire de Rome, bien que, d'après Tacite (Histoires, liv. III, ch. 72) et d'après Pline, la ville se fût rendue à ce roi des Étrusques; l'aventure d'Horatius Coclès, qui, suivant Polybe, eut pour dénouement la mort du valeureux borgne; le combat singulier de Manlius Torquatus, qui ne doit avoir rien de réel, puisque Polybe n'en a pas parlé; la prétendue victoire de Camille sur Brennus, lequel fut en réalité maître de Rome et ne partit qu'après l'avoir mise à rançon, tout cela rentre dans la catégorie des mensonges officieux dont je parle ici, de ces inventions fabriquées tout exprès pour la plus grande gloire de Rome.
[58] Nous en avons eu déjà un exemple, à propos de Scævola. V. pour une foule d'autres, Michelet, Hist. romaine, édit. belge, t. I, p. 283-287.
[59] H. Taine, Essai sur Tite-Live, p. 9.—Montesquieu (Grandeur et Décadence des Romains, ch. v) disait à propos des bons mots prêtés à Annibal dans les Décades: «J'ai du regret de voir Tite-Live jeter ses fleurs sur ces énormes colosses de l'antiquité; je voudrais qu'il eût fait comme Homère, qui néglige de les parer, et qui sait si bien les faire mouvoir.»—Les harangues abondent moins dans Tacite, aussi sont-elles plus authentiques. On possède une preuve de son exactitude. Le discours de Claude au sénat, tendant à faire accorder aux Gaulois le droit d'admission parmi les sénateurs, a été retrouvé sur les tables de bronze découvertes à Lyon en 1528. Les paroles du prince y sont presque en tout point identiques à celles que Tacite lui a prêtées. (Annal., I. XI, ch. XXIV.)
[60] Cette harangue est celle qu'il aurait prononcée pour se défendre d'aspirer à la tyrannie, comme on l'en accusait. Elle n'a rien d'historique; ce n'est autre chose qu'un de ces exercices oratoires qu'on faisait faire dans les écoles. Celui-ci nous vient de Pachymère. (Boissonade, Anecdota græca, t. V, p. 350.)