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L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques

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LVII

J'avais souvent entendu dire[591] que Prudhomme avait pris dans une des plus véhémentes mazarinades la fameuse devise de son recueil les Révolutions de Paris: «Les grands ne sont grands que parce que nous sommes à genoux; relevons-nous.» Je me mis en quête, et je finis par découvrir, mais sans être fort satisfait de la découverte. Je n'avais pas trouvé le voleur au gîte. Je ne tenais qu'une imitation indécise au lieu du plagiat bien conditionné qu'on m'avait promis. Jugez-en. Montandré a dit, dans son pamphlet bizarre, au titre plus bizarre encore: le Point de l'Ovale: «Les grands ne sont grands que parce que nous les portons sur nos épaules; nous n'avons qu'à les secouer pour en joncher la terre[592].» Comparez avec l'épigraphe de Prudhomme, et vous verrez qu'il n'y a rien là qui vaille la peine que l'on crie au voleur.

[591] V. Henri Martin, le Libelliste, Paris, 1833, introd., p. VI, et le Catalogue de la biblioth. Soleinne, t. Ier, p. 287, nº 1264.

[592] Moreau, Bibliographie des Mazarinades, t. Ier, p. 31; Rathery, Athenæum, 12 février 1853.

En fait de mots, il y en eut alors beaucoup plus de prêtés que de trouvés. On a donné celui-ci à Le Pelletier Saint-Fargeau tombant sous le couteau du garde du corps Pâris: «Je meurs content, je meurs pour la liberté de mon pays;» et sûrement, de l'aveu de ceux qui assistèrent à son agonie, il n'a rien dit[593].

[593] V. un article de G. Duval, Revue du XIXe siècle, 9 février 1840, p. 348.

«On fit tenir à l'homme expirant, dit Mercier[594], des paroles qui ne furent jamais prononcées.»

[594] Le Nouveau Paris, t. Ier, p. 162.

A ce propos, je vous dirai en passant: Défiez-vous des mots prêtés aux mourants. La mort n'est point bavarde: un soupir, un regard noyé dans les ombres suprêmes, un geste de la main se portant vers le cœur, quelques paroles confuses, mais surtout sans déclamation, voilà seulement ce qu'elle permet à ceux qu'elle a frappés.

On sait maintenant d'une façon certaine que Desaix à Marengo ne dit rien et ne put rien dire[595], et que les dernières paroles de Lannes à Essling ne furent pas celles qu'on croit[596].

[595] «Desaix, dit le duc de Valmy, tomba, non pas blessé à la tête d'un coup mortel, comme le dit W. Scott, mais d'une balle dans la poitrine qui traversa le cœur entier, et sortit par le dos. C'est alors que la division Desaix plia, et que les colonnes autrichiennes passèrent sur le corps du général qui ne fut retrouvé que longtemps après la bataille.» (Hist. de la campagne de 1800, 1854, in-8º, p. 188.) Comment alors aurait-il pu prononcer un seul mot? Il ne dit donc rien, ainsi que l'affirme de son côté le duc de Raguse, qui, sur ce point, n'a pas été démenti. (Mémoires, t. II, p. 137.)

[596] Fortia de Piles, Préservatif contre la Biographie nouvelle des contemporains, nº 4, p. 96. V. surtout un excellent article de M. Villemain, Revue des Deux-Mondes, 15 avril 1857, p. 904. On y trouve les vraies paroles du maréchal Lannes à Napoléon: «Au nom de Dieu, Sire, faites la paix pour la France, moi je meurs.» Il n'eût pas été prudent d'insérer de pareils mots dans le Moniteur; aussi, comme pour Desaix, en supposa-t-on d'autres: «Sire, je meurs avec la conviction et la gloire d'avoir été votre meilleur ami.» Par ces paroles prêtées à l'un de ses fidèles, Napoléon protestait contre les amitiés qu'il sentait défaillir ou qui l'abandonnaient déjà.

On n'est plus dupe du «léger badinage» que, suivant M. Thiers[597], Napoléon aurait mêlé à ses dernières paroles, en disant: «Je vais rejoindre Kléber, Desaix, Lannes, Masséna, Bessières, Duroc, Ney!... Ils viendront à ma rencontre.... Nous parlerons de ce que nous avons fait.... A moins que là-haut, comme ici-bas, on n'ait peur de voir tant de militaires ensemble[598].» On a cessé de croire au mot de Joseph de Maistre mourant: «Je m'en vais avec l'Europe[599].» On a ramené à sa simple expression le dernier cri de Goëthe: «De la lumière, encore plus de lumière[600]!» Enfin l'on a supprimé de l'histoire tout l'esprit que Louis XVIII aurait eu à sa mort, qui fut, comme la plupart, des plus muettes[601].

[597] Histoire du Consulat et de l'Empire, t. XX, p. 705.

[598] Ce «léger badinage» est l'invention d'un littérateur français, «qui a cru bien faire en embellissant ainsi la relation des derniers moments de Napoléon.» (Napoléon et son historien M. Thiers, par J. Barni. Genève, 1865, in-18, p. 353.) M. Barni ajoute en note: «C'est ce qui m'a été affirmé de la manière la plus positive par un témoin parfaitement digne de foi, mais que je n'ai pas le droit de nommer.»

[599] «Le comte Rodolphe son fils, dans la Vie qu'il a donnée de son père, ne fait pas mention de l'anecdote.» (Revue de Genève, août 1851, p. 556.)

[600] Il dit en se tournant vers sa servante: «Approchez la chandelle.»

[601] V. plus bas, p. 417-418.

Mais revenons aux scènes de la Terreur.

Le mot de l'abbé Edgeworth à Louis XVI prêt à mourir: Fils de saint Louis, montez au ciel! est un mot prêté. C'est Charles His[602], rédacteur du journal le Républicain français, qui passa pour l'avoir inventé le soir de l'exécution[603].

[602] C'est le même qui se vanta d'avoir le premier, c'est-à-dire même avant la ville d'Orléans, qui lui en disputa l'honneur, demandé que la fille de Louis XVI, prisonnière au Temple, fût rendue à la liberté. Sous la Restauration, tant de royalisme méritait récompense: on parla d'anoblir l'ancien rédacteur du Républicain français. Le voyez-vous s'appelant Charles d'His, comme le roi! Il n'osa pas. Son fils, plus hardi, n'a pas, dit-on, reculé devant la particule, quoiqu'il eût le même prénom que son père, et que l'équivoque fût ainsi toujours possible.

[603] Charles de Lacretelle, dans son ouvrage Dix années d'épreuves, 1842, in-8º, p. 134, dit qu'il fut le premier à citer le mot dans le récit qu'il fit de l'exécution pour un journal, «alors presque le seul où respirât de l'intérêt pour l'auguste victime». Ce journal ne serait-il pas le Républicain français? et ne serait-ce pas pour cela que le mot fut attribué à Ch. His, qui, après sa sortie du Moniteur, avait fondé cette feuille où l'on combattait énergiquement les principes de la Terreur? J'ajouterai, et sur bonnes preuves, que Ch. de Lacretelle, moins discret dans l'intimité que dans son livre, se déclarait franchement l'auteur du mot. S'il l'avait cité le premier, comme le disent ses Dix années d'épreuves, c'est qu'il eût été impossible que personne le citât avant lui!

Il courut bientôt tout Paris[604]. Le pauvre abbé fut l'un des derniers à apprendre..... qu'il l'avait dit.

[604] A l'endroit déjà cité, Lacretelle dit que l'article où se trouvait le mot «fut généralement copié et traduit eu plusieurs langues». Il y eut toutefois des variantes. Ainsi, dans le nº 192 des Révolutions de Paris du 9 au 16 mars 1793, le mot est ainsi reproduit: «Allez, fils aîné de saint Louis, le ciel vous attend.»

Il fut souvent questionné à ce sujet. Le comte d'Allonville[605], l'ancien ministre marquis Bertrand de Molleville, qui en parle dans son Histoire de la Révolution[606], M. de Bausset[607], lord Hollande[608], trompés par le bruit public, lui demandèrent sérieusement s'il avait ou non prononcé cette belle parole, et à tous il répondit que la pensée en était certainement dans son cœur, mais que, troublé comme il l'était, il n'avait pas dû en trouver la sublime formule. Enfin il ne se souvenait pas d'avoir rien dit.

[605] V. ses Mémoires secrets, 1838, in 8º, t. III, p. 159-160, et les Causeries d'un curieux, par M. Feuillet de Conches, t. III, p. 416.

[606] T. X, p. 429.

[607] Revue Rétrosp., 2e série, t. IX, p. 458.

[608] «Ce mot, écrit lord Holland, est une complète fiction. L'abbé Edgeworth a avoué franchement et honnêtement qu'il ne se rappelait pas l'avoir dit. Ce mot a été inventé dans un souper, le soir même de l'exécution.» (Souvenirs diplomatiques de lord Holland, trad. de l'anglais, 1851, in-12, p. 254.)—Au moment où Louis XVI résistait pour qu'on ne lui liât pas les mains, l'abbé Edgeworth avait dit seulement: «Sire, c'est encore un sacrifice que vous avez à faire pour avoir un nouveau trait de ressemblance avec votre divin modèle.» Ces paroles, reproduites presque textuellement dans la lettre que Sanson fit insérer le 21 février 1793 dans le Thermomètre politique, journal de Dulaure, en réponse à l'indigne récit qui y avait paru, se trouvent, telles que nous les donnons, dans la lettre que la sœur de l'abbé Edgeworth écrivit le 10 février 1793 à l'une de ses amies, et qui a été publiée dans le Dutensiana, p. 213-218. Le mot prêté au courageux abbé ne se trouve naturellement pas dans cette lettre qui n'omet pourtant aucune des circonstances du supplice. «Mon ami, dit mademoiselle Edgeworth, qui appelle ainsi son frère, se tint toujours auprès de lui (le roi). Il reçut ses derniers soupirs, et il n'est pas mort de douleur, il ne s'est même pas évanoui; il eut même la force de se mettre à genoux et de ne quitter que lorsque ses habits furent teints du sang de cette tête sacrée, que l'on promenait sur l'échafaud, aux cris de: Vive la nation!» Mademoiselle Edgeworth parle aussi du roulement de tambours qui couvrit la voix du roi, et, comme tout le monde, elle en attribue l'ordre à Santerre; mais il paraît prouvé que ce n'est pas lui qui le commanda. Mercier (Nouveau Paris, t. III, p. 6) dit que c'est l'acteur Dugazon. Selon M. Caro (Notice sur Santerre), ce serait le général Berruyer, qui même s'en serait vanté; d'autres veulent que ce soit Beaufranchet d'Ayat, ancien page de Louis XVI, et, disait-on, bâtard de Louis XV et de Morphise, la danseuse. C'est peut-être l'opinion la plus probable. V. Bertrand de Molleville, t. X, p. 430, et le Catalogue des autogr. de M. Guilb. de Pixérécourt, nº 867.

Et qui donc aurait pu garder un souvenir certain en pareille circonstance? La mémoire ne survit pas à ces ivresses de sang et d'épouvante.

«J'y étois, dit Mercier dans un de ses meilleurs chapitres[609], et je n'ai jamais pu savoir où j'étois; c'est-à-dire comprendre, ou le péril où je me trouvois, ou toutes les singularités qui m'environnoient.

[609] Nouveau Paris, t. VI, p. 141-142.

«J'ai vu, ajoute-t-il, porter la tête de Féraud, et je ne puis rendre compte de son assassinat[610].

[610] Longtemps personne ne put savoir la vraie cause de ce meurtre, résultat d'une erreur de nom. Voici ce que je trouve, à ce sujet, dans les notes autographes du baron de Boissy d'Anglas sur les principaux événements de la vie politique de son père, qui présidait, comme on sait, cette terrible séance de la Convention: «Un adjudant général, nommé Fox, qui était de service auprès de la Convention, vint annoncer à M. de Boissy que les attroupements s'augmentaient d'une manière inquiétante, et lui demanda ses ordres; M. de Boissy les lui donna par écrit et de sa main: ils portaient de repousser la force par la force. Au moment où on lui présenta la tête de Féraud, que l'on disait être celle de Fréron, il crut que l'on venait de nommer Fox; pensant alors qu'on allait trouver sur cet officier général les ordres ci-dessus, M. de Boissy se crut totalement perdu, et, résigné à subir le même sort, il salua religieusement cette tête sanglante.» Il y avait en effet un complot contre Boissy d'Anglas. Une femme, Carie Migelly, avoua devant la Convention qu'elle était venue à l'Assemblée, ainsi que bien d'autres, avec l'intention de l'assassiner. M. L. Montigny possédait son ordre d'incarcération. Il avait aussi celui du nommé Martin Tacq, «prévenu d'avoir porté au bout d'une pique la tête du représentant du peuple Féraud». V. Catalogue de sa collection d'autographes, 1860, in-8º, p. 184.—Un mot encore, ou plutôt une anecdote, qui fera ressortir tout ce qu'il y eut de modestie dans le courage de Boissy d'Anglas en cette circonstance. «Quelque temps après cette terrible séance, dit M. Saint-Marc Girardin, il montrait à M. Pasquier et à quelques amis la salle de la Convention, et leur expliquait sur les lieux la scène du 2 prairial: «Étant monté, avec lui, sur l'estrade du fauteuil du président, disait M. Pasquier, j'aperçus au fond de cette estrade une porte que je n'y avais point encore vue. Qu'est-ce donc que cette porte nouvelle? lui dis-je.—Oui, vous avez raison, dit tout haut M. Boissy d'Anglas, elle n'est percée et ouverte que depuis peu de jours, et bien heureusement peut-être pour ma gloire. Car, qui peut savoir ce que j'aurais fait, si j'avais eu derrière moi cette porte prête à s'ouvrir pour ma retraite? Peut-être aurais-je cédé à la tentation.» Voilà bien, ajoutait M. Pasquier, le mot d'un vrai brave! Il avoue sans rougir que la peur est possible à l'homme. Il n'y a que ceux qui se croient capables d'être faibles qui ne le sont pas, et il n'y a aussi que ceux-là qui sont indulgents pour les faibles.» (Journal des Débats, 22 août 1862.)

«J'ai vu Henriot commander aux canonniers, et je ne sais par quel chemin je me suis trouvé libre et chez moi.

«J'ai appris la victoire du 13 vendémiaire, lorsque, sur ma chaise curule, je ne savois pas encore s'il y avoit eu bataille.

«J'ai couru le palais du Luxembourg, le 18 fructidor, sans connaître l'importance de cette journée.

«Je n'ai jamais cru à l'audace insolente et sanguinaire des Montagnards, parce que j'étois près d'eux....

«Tout est effet d'optique; il est impossible de se figurer ce qui est.»


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