L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques
XL
«Quand M. le Grand (Cinq-Mars) fut condamné, il (Louis XIII) dit: «Je voudrois bien voir la grimace qu'il fait à cette heure sur cet échafaud.» C'est un mot horrible. Tallemant fait bien son métier de médisant quand il le répète[401]; mais M. Bazin remplit encore mieux sa mission d'historien sérieux quand il semble n'y pas croire, en disant: «Aucun témoin digne de foi ne garantit l'anecdote[402].»
[401] Historiettes, édit. in-12, t. III, p. 58.
[402] Hist. de Louis XIII, t. IV, p. 416.
Louis XIII ne pouvait savoir à quelle heure ni même quel jour l'exécution avait lieu, puisqu'elle avait été tout à coup retardée à cause du bourreau de Lyon qui s'était cassé la jambe[403], et par conséquent aussi ne pouvait-il pas tenir sur la grimace de M. le Grand à cette heure-là le propos qu'on lui prête.
[403] V. Rosset, Hist. tragiques.
Pour dire la vérité, ce mot me semble, comme à M. Paulin Paris[404], la seconde édition abrégée de celui qu'on attribue au duc d'Alençon, lorsqu'on vint lui apprendre que le comte de Saint-Aignan avait été tué au tumulte d'Anvers, le 19 janvier 1583.
[404] Tallemant des Réaux, Historiettes, nouvelle édition, t. II, p. 265, note.
«J'en suis bien marry,» dit-il. Souldain, se prenant à rire: «Je croy, dit-il, que quy eust pu prendre le loisir de contempler à cette heure-là Saint-Aignan, qu'on luy eust veu faire alors une plaisante grimace[405].»
[405] L'Estoille, Journal, édition de 1719, t. I, p. 156.
Il n'y a que mensonge dans l'histoire de Cinq-Mars, telle qu'elle court le monde et les livres, depuis qu'un roman trop heureux en a faussé la vérité. Les pleurs ont, comme le rire, le don de désarmer. Le romancier nous a fait pleurer sur la jeunesse de Cinq-Mars, et nous n'avons plus vu son crime; le conspirateur de ruelle, le mignon de couchette ambitieux, qui vendait la France à l'Espagne; le traître, enfin, a disparu. Toutes les déclamations de la sensiblerie se sont apitoyées sur lui; et tous les anathèmes se sont déchaînés contre Richelieu, dont la rigueur en cette circonstance arrêtait d'autres complots et sauvait la France des menaces du dedans conspirant avec le dehors. Cette rigueur de Richelieu fut sans doute impitoyable, mais, même contre de Thou, dont la part dans le complot n'est pas douteuse, elle n'eut rien que de juste. Il suffit de lire les Mémoires de Retz, qui fut alors sollicité de conspiration par de Thou[406], pour être sûr de sa complicité[407].
[406] V. dans l'édit. abrégée qu'il a donnée des Mémoires, p. 54, une note de M. Alph. Feillet, où il convient que de Thou fut plus coupable qu'on ne le croit.
[407] C'est de Thou qui avait ménagé l'entrevue de Cinq-Mars avec M. de Bouillon (Mém. d'Arnault d'Andilly, Collect. Petitot, 2e série, t. XXXIV, p. 67). On voit encore qu'il s'était fait recruteur de conjurés par une lettre à Alexandre de Campion, qu'il avait voulu, mais sans succès, entraîner dans le complot. M. C. Moreau, qui a publié cette lettre (Mém. de A. de Campion, édit. P. Jannet, p. 379), dit fort justement, et avec une certaine ironie, à l'adresse du roman indiqué tout à l'heure: «Il est certain que de Thou avait fait un peu plus que de garder le secret de son ami.»—P. Delaroche, dans son tableau, nous fait voir sur la même barque Cinq-Mars et de Thou, traînés à la remorque par le bateau du cardinal. C'est une erreur à effet, comme toutes celles des peintres. Richelieu n'était pas assez maladroit pour laisser ensemble les deux coupables. Cinq-Mars était dans un carrosse fermé et bien escorté, qui suivait les bords du Rhône, tandis que de Thou, seul dans la barque, descendait le fleuve à la remorque de Richelieu (Athenæum, 1854, p. 758).
Le cardinal disait souvent: «On ne ramène guère un traître par l'impunité, au lieu que par la punition l'on en rend mille autres sages[408].» Le supplice de Cinq-Mars ne fut que la sanglante mise en œuvre de cette loi sans merci qu'il s'était faite, et dont on retrouve une formule étendue dans son Testament politique[409]: «Être rigoureux pour les particuliers qui font gloire de mépriser les loix, c'est être bon pour le public... On ne sauroit faire un plus grand crime contre les intérêts publics qu'en se rendant indulgent envers ceux qui les violent.»
[408] Mercure histor. et polit., juillet 1688, p. 7-8.
[409] P. 24.
Quand Richelieu fut sur son lit de mort, «le curé lui demandant s'il ne pardonnoit point à ses ennemis, il répondit qu'il n'en avoit point que ceux de l'Estat». Le mot est vrai, et il dut le dire[410]. Or, c'est comme ennemi de l'État qu'il poursuivit Cinq-Mars et qu'il fit tomber sa tête. La lettre qu'il écrivit à la malheureuse marquise d'Effiat, qui le suppliait pour son fils, respire toute l'inflexibilité d'un homme qui parle, non pour lui, mais pour l'État offensé. Voici cette lettre, qui est inédite, ou peu s'en faut[411]:
[410] Mém. de Monglat, Collection Michaud, 3e série, t. V, p. 133;—Mém. de Montchal, 1718, in-8º, p. 268.
[411] Elle n'a été imprimée que dans la Revue des Deux-Mondes, 15 nov. 1834, p. 427.
«Si votre fils n'étoit coupable que de divers desseins qu'il a faits pour me perdre, je m'oublierois volontiers moy-même, pour l'assister selon votre désir: mais l'estant d'une infidélité inimaginable envers le Roy, et d'un parti qu'il a formé pour troubler la prospérité de son règne, en faveur des ennemis de cet Estat, je ne puis en façon quelconque me mesler de ses affaires, selon la prière que vous me faites. Je supplie Dieu qu'il vous console.»