L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques
XVLIII
Un jour qu'on avait un peu manqué d'exactitude avec lui, Louis XIV a-t-il dit: «J'ai failli attendre»?
C'est peu probable. En pareil cas, on le vit très souvent d'une patience toute bourgeoise. «Ce matin, dit Dangeau, sous la date du 17 juillet 1690, Sa Majesté a donné audience à l'ambassadeur de Portugal, qui l'a fait attendre plus d'une heure sans que le Roy témoignât la moindre impatience.»
Cette preuve suffirait. En voici une autre que me fournissent les Fragments historiques de Racine, et qui vaut mieux que la première, car cette fois la patience du roi vient de sa bonté: «Un portier du parc qui avoit été averti que le Roy devoit sortir par cette porte ne s'y trouva pas, et se fit longtemps chercher. Comme il venoit tout en courant, c'étoit à qui lui diroit des injures. Le Roy dit: «Pourquoi le grondez-vous? Croyez-vous qu'il ne soit pas assez affligé de m'avoir fait attendre?»
L'impatience et la vivacité ne vont guère avec l'idée qu'on se fait de Louis XIV. A peine lui connaît-on deux accès de colère: le premier, lorsqu'il jeta sa canne par la fenêtre pour ne pas frapper Lauzun; l'autre, quand il étrilla si bien de sa main royale un valet qui volait un biscuit. Il y aurait bien eu aussi de la colère dans son mot à l'ambassadeur d'Angleterre, qui se plaignait, en 1714, des travaux qu'on faisait au port de Mardick, en dépit des traités. «Monsieur l'ambassadeur, aurait dit le roi, j'ai toujours été maître chez moi, quelquefois chez les autres, ne m'en faites pas souvenir.» Mais ce fait, popularisé par Hénault, est inventé. «Le président, écrit Voltaire à M. de Courtivron[495], m'avoua lui-même que cette anecdote était très fausse; mais que l'ayant imprimée, il n'aurait pas la force de se rétracter. J'aurais eu ce courage à sa place,» ajoute Voltaire, qui se vante.
[495] Lettre du 12 octobre 1775.—V. aussi le Siècle de Louis XIV, ch. XXIII, la Lettre à Senac de Meilhan, du 4 juillet 1760, et l'Hist. de la Régence par Lemontey, t. I, p. 88, note.
Boileau, dans une lettre à de Losme de Monchesnay[496], écrit: «Je vous dirai qu'un grand prince, qui avoit dansé à plusieurs ballets, ayant vu jouer le Britannicus de M. de Racine, où la fureur de Néron à monter sur un théâtre est si bien attaquée, il ne dansa plus aucun ballet.» Là-dessus, on croit Boileau sur parole[497]; dans le grand prince on reconnaît Louis XIV, et l'on se met à répéter partout que Britannicus l'a dégoûté de la danse théâtrale, etc., etc. Or, quand cette pièce fut jouée, à la fin de 1669, il y avait près d'un an qu'il ne dansait presque plus sur la scène. La dernière fois qu'il s'y était montré, il avait presque fallu lui faire violence. Le roy, dit Robinet[498]:
[496] Septembre 1707.
[497] L. Racine, Mémoires sur la vie de son père, 1747, in-8º, p. 80;—Voltaire, Siècle de Louis XIV, ch. XXVI.
[498] Gazette rimée, 9 mars 1669.
[499] C'était le 15 février 1669. Louis XIV avait figuré, dans le Ballet de Flore, son personnage favori du Soleil. «Le lendemain 16, il donna sa parole royale qu'il ne danserait plus», et il ne la démentit pas (C.-Blaze, Molière musicien, t. I, p. 398-399). L'on croyait qu'il avait reparu dans les Amants magnifiques, deux mois après la représentation de Britannicus, ce qui donnait un argument de plus contre le fait que nous réfutons ici; c'était une erreur. M. Bazin ne l'eût pas commise (Notes histor. sur la vie de Molière, 2e édit., p. 167), si, comme M. Deltour (Les Ennemis de Racine, p. 224), il s'en fût référé à la Gazette de Robinet, du 15 février 1670, où nous lisons, à propos de ce ballet ou comédie:
Dans la Gazette du 8 février, Robinet avait en effet désigné le roi parmi les acteurs du ballet; et cela—comme il le donne à entendre par ces mots: «sur un livre»,—cela, dis-je, d'après le livret manuscrit dont le texte fautif fut aussi suivi pour les Œuvres de Molière. De là vient que Louis XIV n'a pas cessé d'y figurer sur la liste des personnes qui parurent dans les Amants magnifiques.
Britannicus n'aurait pas eu, vous le voyez, beaucoup à faire pour détourner Louis XIV de reparaître sur le théâtre; il s'était, on peut le dire, corrigé avant la leçon.
Les vers de Racine n'eurent donc pas, à mon avis, d'influence sur sa résolution. Par contre aussi, pourrions-nous dire comme réfutation d'une autre erreur non moins accréditée, ce ne fut pas un mécontentement de Louis XIV qui causa la mort du poète. Il y avait eu entre Racine et le roi un peu de froid, mais qui n'avait pas duré, et dont le poète, tout sensible qu'il fût, n'avait pu s'affecter jusqu'à s'en laisser mourir de douleur[500].
[500] V. dans l'Athenæum du 6 août 1853, un curieux article de M. James Gordon, à ce sujet; et un autre de M. Fréd. Lock, dans l'Ami de la maison, t. II, p. 239. Il s'agissait d'un mémoire que Mme de Maintenon lui avait dit d'écrire sur la misère du peuple, et dont l'idée, qui n'était certes pas d'un flatteur, déplut au roi. Voltaire, qui ne se souvenait du fait que très vaguement, écrivit, le 27 janvier 1773, à La Harpe: «Racine mourut parce que les jésuites avaient dit au roi qu'il était janséniste.» Et de deux! Une erreur, à ce qu'il paraît, ne suffisait pas!
M. de Lamartine a donc fait un contresens et une injustice quand il a écrit que Racine mourut, comme il avait vécu,... d'adulation[501].
[501] Cours familier de littérature, t. III, p. 46.—La mort du poète Sarrasin a donné lieu de même à bien des on-dit historiques. Que n'a-t-on pas répété sur la brutalité du prince de Conti, qui le frappa de coups de pincettes, dont il mourut... de chagrin? (V. Biog. universelle, art. Sarrasin, p. 435.) Il eût été juste de dire que le prince le frappa parce qu'il le surprit essayant de lui dérober, pendant son sommeil, des lettres qu'il cachait sous son chevet, et parce que, dans l'ombre, il crut que c'était un voleur. Il lui pardonna pourtant, le reprit à son service, et ce n'est qu'alors qu'il mourut. On peut lire à ce sujet, dans le curieux livre de M. Barrière, la Cour et la Ville (p. 31), ce que racontait le président Bouhier, qui tenait le fait d'un témoin. La mort de Santeul a servi de thème à une calomnie plus grave encore. Le victorin serait mort pour avoir bu un verre de vin dans lequel on aurait jeté du tabac d'Espagne; selon Saint-Simon (édit. Chéruel, in-12, t. I, p. 299), c'est M. le Prince qui y aurait versé sa tabatière. Or, il a été prouvé par M. de Lescure que le prince était à ce moment loin du lieu où mourut Santeul (Les Philippiques de Lagrange-Chancel, 1858, in-8º, p. 56, note); et l'on sait par le Recueil de particularités, mss. du président Bouhier, qui voyait alors Santeul tous les jours et à toute heure, que sa mort eut une cause toute naturelle.
Une maladie des plus graves, bien plus que l'ennui exagéré d'une disgrâce imaginaire, fut cause de sa fin. Racine mourut de chagrin... et d'un abcès au foie[502].
[502] Il serait bon d'en finir aussi avec les plaisanteries d'un goût douteux dont Louis XIV a été rendu l'objet pour son fameux emblème du soleil ayant ces mots: Nec pluribus impar, pour devise. Il ne prit de lui-même, ni la devise, ni l'emblème: c'est Douvrier, que Voltaire qualifie d'antiquaire, qui les imagina pour lui à l'occasion du fameux carrousel, dont la place, tant agrandie aujourd'hui, a gardé le nom. Le roi ne voulait pas s'en parer, mais le succès prodigieux qu'ils avaient obtenu, sur une indiscrétion de l'héraldiste, les lui imposa. C'était d'ailleurs une vieille devise de Philippe II, qui, régnant en réalité sur deux continents, l'ancien et le nouveau, avait plus le droit que Louis XIV, roi d'un seul royaume, de dire, comme s'il était le soleil: Nec pluribus impar (Je suffis à plusieurs mondes). On fit, dans le temps, de gros livres aux Pays-Bas pour prouver le plagiat du roi, ou plutôt de son antiquaire. V. La Monnoie, Œuvres, t. III, p. 338. On aurait pu ajouter que, même en France, cet emblème avait déjà servi. (Annuaire de la Bibliothèque royale de Belgique, t. III, p. 249-250.)—Je voudrais encore que l'on ne revînt plus avec autant de complaisance sur le chiffre des dépenses que Louis XIV fit en bâtiments. On les a exagérées partout d'une façon déplorable. Mirabeau les évaluait à 1,200 millions, et Volney à 4 milliards. (Leçons d'histoire prononcées en l'an III, p. 141.) La vérité est que, d'après un mémoire dont M. de Monmerqué possédait le manuscrit, la totalité des dépenses du roi pour Versailles et dépendances, Saint-Germain, Marly, Fontainebleau, etc., pour le canal du Languedoc, pour acquisition de tableaux et statues, pour les académies de Rome, gratifications aux savants et artistes, etc., s'éleva à 153,280,287 liv. 10 s. 5 d., de 1666 à 1690, c'est-à-dire pendant le temps du plus grand luxe et des plus grands travaux du roi. Eckard, faisant aussi, mais d'une façon plus complète, le compte des dépenses effectives de Louis XIV (Paris, 1838, in-8º, p. 44), arrive à la somme de 280,643,326 fr. 30 c.; plus, pour la chapelle, de 1690 à 1715, 3,260,341 fr.—Lorsqu'on parle des prodigalités de cette époque, on rappelle toujours, d'après Amelot de la Houssaye, ces urnes pleines de louis que M. de Bullion aurait fait un jour servir au dessert, et que ses nobles convives auraient vidées jusqu'au fond. C'est une erreur que Marais a très bien ramenée à la vérité, d'après le dire d'un arrière-petit-fils du surintendant. Le fameux Varin avait donné à M. de Bullion plusieurs médailles d'or de son plus beau travail. Comme on en avait parlé à table, l'hôte magnifique les fit porter au dessert, et, voyant qu'on se récriait sur leur beauté, les distribua également à ses convives. (Revue rétrosp., 31 janvier 1837, p. 126.)