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L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques

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XVII

Je ne serai pas de ceux qui doutent de l'existence de Jeanne d'Arc[196]; je ne recommencerai pas non plus les dissertations de G. Naudé[197] et du P. Vignier de l'Oratoire, pour prouver qu'elle n'a pas été brûlée[198]. Ce sont jeux d'esprit et d'opinion qui seraient futiles ici; mais il est un fait du règne de Charles VII au sujet duquel on me permettra quelques contradictions: c'est celui qui tend à poser Agnès Sorel en conseillère héroïque de Charles VII, et à faire en quelque sorte de cette favorite l'émule de la vaillante Jeanne.

[196] V. notre article de l'Illustration, 10 mars 1855, p. 158-159.

[197] Considérations politiques sur les coups d'État. V. aussi le Patiniana, p. III.

[198] V. le Mercure galant de de Visé, nov. 1683. Cette question, qui ne méritait d'occuper personne, fut résolue une première fois avec une netteté assez brutale par Lenglet du Fresnoy (L'Histoire justifiée contre les romans, 1735, in-12, p. 281), puis, beaucoup plus tard, avec un sérieux qu'elle ne comportait peut-être pas, dans le Magasin pittoresque, 1844, p. 298. Il y est bel et bien prouvé que toute l'erreur venait d'une aventurière qui s'était fait passer pour Jeanne d'Arc, quelques années après sa mort, et qui finit par épouser M. des Armoises, gentilhomme lorrain. Après la publication, dans le Mercure, de ce que le P. Vignier avait écrit à ce sujet, beaucoup de gens se passionnèrent pour sa chimère. Un chanoine de Beauvais, M. Foi de Saint-Hilaire, était de ceux qui y tenaient le plus, sans doute par esprit de corps et patriotisme de diocèse, puisque en prouvant que la Pucelle n'avait pas été brûlée, on aurait déchargé d'un crime la mémoire de l'évêque de Beauvais, Cauchon. Le 14 mai 1695, l'abbé Colbert, qu'il était, à ce qu'il semble, parvenu à convaincre, lui écrivait: «Je viens de faire un voïage à Rouen, où j'ai souffert perséqusion, de la part de ceux dont j'entreprenois la deffense, je veux dire de MM. de Rouen, qui, au lieu de se purger, comme ils le pourroient, du faux reproche qu'on leur fait d'avoir été les parricides de cette pauvre pucelle d'Orléans, trouvent fort mauvais qu'on dise qu'elle est morte très tranquillement en Loreine, au milieu de sa famille, dans le château de Vaucouleurs (car il me semble que c'est ainsi que vous m'avez dit qu'il s'appeloit). Je vous aurois fort souhaité pour m'ayder à prouver cette vérité.» (Catalogue d'autographes Laverdet, du 20 avril 1855, p. 44, nº 364.)

C'est Brantôme[199] qui accrédita cette histoire, dans un temps où, les favorites étant plus que jamais en grande puissance, il était d'un bon courtisan de vanter leur règne, dans le passé comme dans le présent.

[199] Dames galantes, disc. VI; édit. Ad. Delahays, p. 393.—Brantôme prenait cette belle histoire à Du Haillan (Hist. de France, in-fol., p. 1253). Beroalde de Verville (La Pucelle restituée, 1599, n-12, feuillet 32) l'avait déjà prise à la même source.

De nos jours l'on a douté de l'aventure[200], et l'on a fort bien fait, à mon sens. Il y a tant de choses qui prouveraient au besoin qu'elle ne dut pas être, si peu qui témoignent qu'elle est authentique.

[200] P. Clément, Hist. de Jacques Cœur, t. II, p. 211. Vallet de Viriville, Agnès Sorel, étude morale et polit. sur le XVe siècle, Paris, 1855, gr. in-8º, p. 14, note.—Agnès Sorel ne fut la maîtresse de Charles VII qu'en 1434. (Th. Bazin, Histoire de Charles VII, publiée par J. Quicherat, 1855, in-8º, t. I, p. 313.)

Sur quoi se fonde-t-on, en dehors du passage de Brantôme? Sur quelques vers de Baïf[201], paraphrasés par Fontenelle dans un de ses plus jolis dialogues, puis encore sur l'ingénieux et galant quatrain de François Ier:

[201] Liv. II de ses Poèmes.

Gentille Agnez, plus de los tu mérite,
La cause estant de France recouvrer,
Que tout ce que en cloistre peut ouvrer
Close nonnain ni en désert hermite.

Tout cela, certes, est charmant; mais en histoire il faut de bien autres raisons. Comment trouver, par exemple, quelque autorité historique au madrigal du Père des Lettres, quand on sait que c'est une traduction de Pétrarque[202] où il mit Agnès, comme il aurait mis tout autre nom? Cette gloire-là, toute d'emprunt, à mon sens, se trouve ainsi prouvée et chantée comme elle le mérite.

[202] Nicolas Bourbon, qui l'a traduit en latin, le dit positivement. (Nugarum liber VII, p. 389.)

La critique moderne en a, du reste, fait pleine justice[203]. Charles VII y gagne tout ce qu'y perd la belle Agnès. On sait maintenant que ses inspirations de courage lui vinrent de lui-même et qu'il n'était, dès le commencement de son règne, ni couard, ni nonchalant, quoi qu'en ait dit M. H. Martin[204] se contredisant lui-même[205].

[203] Vallet de Viriville, loc. citat.—Du Fresne de Beaucourt, Le Règne de Charles VII, etc., 1856, in-8º, p. 24-25.

[204] Hist. de France, t. VI, p. 401.

[205] Au commencement du même volume, p. 90, M. Martin avait reconnu le courage de Charles VII.

On sait aussi ce qu'il faut croire des royales orgies dans lesquelles on le fait se plonger pour se distraire de ses malheurs. Charles VII fut toujours plus ami de la tristesse que de la joie. «Solitaire estoit,» dit Henri Baude[206]; «et sobre à table,» ajoute G. Chatellain[207]. S'il n'avait eu par goût ce dernier mérite, la misère dans laquelle il fut si longtemps le lui eût, bon gré mal gré, imposé. Quel grand train pouvait mener un prince si misérable et si malaisé qu'un cordonnier lui refusât une paire de houssiaux (bottes), faute d'avoir été payé d'avance, comme le disait, dans une chanson célèbre[208], le bon peuple, qui, sachant la vérité sur sa pénurie, lui en tint compte plus tard? Quelle grande chère vouliez-vous que fît un pauvre prince dont pendant plusieurs années la table ne fut approvisionnée qu'avec le produit des étangs du chapitre de Saint-Étienne de Bourges[209], et qui un jour, c'est encore la chanson populaire qui le dit, n'eut à faire servir à ses hôtes

..... Qu'une queue de mouton
Et deux poulets tant seulement!

[206] Cité par M. Vallet de Viriville, Agnès Sorel, etc., p. 22.

[207] Cité par M. Vallet de Viriville, ibid., p. 10.—il était même fort pieux alors. (Paradin, Ann. de Bourgogne, 1566, in-fol., p. 703.—Quicherat, Procès de Jeanne d'Arc, t. III, p. 400, et t. V, p. 340.)

[208] Biblioth. Impér., fonds Cangé, ms. 122.

[209] «En 1435, dit M. de Viriville (p. 22, note), cette dette de nourriture n'était point encore acquittée.»

La Hire était de ce piètre festin; et comme il ne dut jamais faire plus grande ripaille à la table du roi, je trouve qu'on a bien fait de douter de la vérité de son fameux mot à Charles VII: «On ne peut perdre plus gaiement son royaume.» C'est «plus tristement» qu'il aurait fallu dire.

Pasquier fut le premier qui mentionna ce mot, mais comme un simple on dit, ce qui prouve qu'il n'y croyait guère[210]. Tout bien considéré, cette boutade du Gascon La Hire n'est donc qu'une gasconnade historique.

[210] Du Fresne de Beaucourt, Corresp. littér., 5 mai 1857, p. 148.

La gaieté du joyeux capitaine était le seul régal des festins où le conviait le pauvre petit roi. C'était le bon mot qui remplaçait un plat, comme plus tard chez Scarron les anecdotes de Françoise d'Aubigné. Charles VII lui en savait gré et l'en paya bien, quand il fut mieux en argent comptant. M. de Joursanvault possédait dans ses archives[211] une pièce sur un don qu'il lui fit ainsi «pour ses bons et agréables services».

[211] V. le Catalogue, t. I, p. 45.


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