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L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques

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XLIV

Bayle a quelque part mis en doute une ou deux railleries prêtées gratuitement à Louis XIV[447], et il a eu raison. Le grand roi savait quelle valeur les mots mordants auraient acquis dans sa bouche[448]; lors même que son esprit lui en eût fait trouver, soyez donc sûr que, par bonté, par dignité surtout, il ne s'en fût pas permis un seul. M. de Lévis nous dit, dans ses Souvenirs[449]: «Les plus anciens courtisans se rappeloient lui avoir entendu faire une plaisanterie; mais, ajoute-t-il bien vite, on ne pouvoit en citer une autre.»

[447] Édit. in-fol., t. I, p. 12; t. II, p. 98.

[448] «Car encores qu'un roy, dit Amyot au chap. V de son Projet de l'éloquence royale, puisse non seulement dire mais aussi faire tout ce qui luy plaist: si est-ce qu'en ceci où il cherche du plaisir il y doibt avoir aussi quelque contentement pour ceuls à qui il parle; de sorte que ses propos semblent plutost chatouiller que piquer aigrement: tant pour retenir l'auctorité que telle chose diminue, que pour ce que les hommes souvent endurent fort impatiemment un traict de moquerie, mesmement quand il est jetté par celuy contre lequel on n'ose user de revanche.»

[449] 2e édit., p. 25-26.

Était-ce impuissance ou retenue d'esprit? L'une plutôt que l'autre. Ces quelques lignes de Bussy, que la vérité amène presque à être courtisan, vous en convaincront. «Le roy, dit-il, aime naturellement la société, mais il se retient par politique; la crainte qu'il a que les François, qui abusent aisément des familiarités qu'on leur donne, ne choquent le respect qu'ils luy doivent le fait tenir plus réservé...» A peine se permettait-il de rire aux choses les plus risibles. Quand cela d'aventure arrivait, c'était un événement qui faisait grand bruit à la cour, et dont Saint-Simon, rentré chez lui, prenait note pour ses Mémoires[450].

[450] Il écrivait, par exemple, en pareil cas: «Le roy, tout contenu qu'il étoit, rioit aussi.» Or, notez bien ce mot contenu. Dans toutes les éditions qui précédèrent celle de M. Chéruel, on avait imprimé content. Comprenait qui pouvait. V. sur ces fautes d'impression de l'ancien texte, corrigées dans le nouveau, l'Année littéraire, par G. Vapereau, 1858, in-12, p. 318.

Il ne parlait pas d'abondance, surtout lorsqu'il lui fallait avoir de l'esprit. S'il avait trouvé un mot gracieux pour quelqu'un, il le répétait presque toujours dans une circonstance pareille, à une autre personne. «Madame, dit-il à Mme Scarron, en lui remettant le brevet de sa pension, je vous ai fait attendre longtemps; mais vous avez tant d'amis, que j'ai voulu avoir seul ce mérite auprès de vous.» Le cardinal Fleury disait que Louis XIV, en le nommant évêque de Fréjus, lui avait fait le même compliment[451].

[451] Noël et Planche, Éphémérides, 1803, in-8º, avril, p. 144.

Ne croyez donc pas désormais avec trop de facilité à toutes les paroles que vous verrez circuler sous le nom de Louis XIV, fussent-elles même assez d'accord avec ce qu'on sait de la solennité de son caractère. Si vous lisez dans le Ménagiana[452] qu'un jour il dit à un seigneur de sa cour qui avait reçu une offense: «Comme ami, je vous offre mon bras; comme maître, je vous promets justice,» souvenez-vous que c'est un mot de Henri IV à Duplessis-Mornay, un jour que celui-ci, qui ne l'a pas oublié dans ses Mémoires, avait été outragé par le jeune Saint-Phal[453]. Cette parole-là d'ailleurs semble au premier mot bien plus vraisemblable dans la bouche du Béarnais que dans celle de son petit-fils.

[452] Édit. 1715, in-12, t. III, p. 134.

[453] Ducatiania, t. II, p. 261.—M. Fr. Barrière, d'accord avec les Mémoires de La Porte (1830, in-12, p. 106), a de même, d'après les manuscrits du président Bouhier, restitué avec beaucoup de vraisemblance à Louis XIII un mot mis souvent sur le compte de Louis XIV. V. Essai sur les mœurs et les usages du XVIIe siècle, en tête des Mémoires de Brienne, t. I, p. 83-84.

A la mort de sa femme, Louis XIV aurait dit: «Le ciel me prive d'une épouse qui ne m'a jamais donné d'autre chagrin que celui de sa mort.» Vieille pensée, vieux mot, et qui feraient de Louis XIV un plagiaire de ces vers de Maynard[454]:

La morte que tu plains fut exempte de blâme,
Et le triste accident qui termina ses jours
Est le seul déplaisir qu'elle a mis dans ton âme.

[454] Œuvres, p. 25.—Je ne crois pas davantage à ce billet, sur lequel Bruzen de la Martinière se récrie avec tant d'admiration, et que le roi, dit-il, avait écrit à un homme de qualité en le gratifiant d'une place considérable: «Je me réjouis avec vous, comme votre ami, du présent que je vous fais comme roy...» (Nouveau portefeuille histor., p. 98.) L'abbé de Choisy (Mémoires, 1747, in-8º, p. 34) m'apprend que c'est à M. de La Rochefoucauld qu'il aurait écrit ce billet, en le nommant grand maître de sa garde-robe. Je n'y crois pas pour cela davantage. Je voudrais voir l'autographe.

Ne croyez pas non plus, de grâce, à ce compliment que Louis XIV aurait adressé à Boileau quand il lui présenta son épître sur le Passage du Rhin: «Cela est beau, et je vous louerois davantage si vous m'aviez loué moins.» Celui qui s'avisa le premier de cette belle phrase, dont Boileau ne parle pas (et eût-il manqué de le faire si elle lui eût été dite?), l'avait pillée mot pour mot dans la préface des Mémoires de la reine Marguerite. On sait que c'est une sorte de dédicace que la reine fait à Brantôme pour le remercier du chapitre élogieux qu'il lui avait consacré dans ses Dames illustres, oubliant que la reine Margot ne devait avoir place que parmi ses Dames galantes. «Je louerois davantage vostre œuvre, lui dit-elle se rendant justice, si elle me louoit moins


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