L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques
XVIII
Je ne veux pas réhabiliter Louis XI. Je sais trop bien, sans même l'avoir mesurée, que la tâche serait énorme; mais d'après ce que j'ai découvert, sans beaucoup chercher, de gros mensonges courant sur son compte, de crimes supposés, etc., etc., il me semble aussi qu'il ne serait peut-être pas impossible de la mener à bonne fin. Ce n'est sûrement pas un roi d'une irréprochable moralité, mais très sûrement aussi c'est un roi calomnié.
Son règne commence par une accusation absurde. Charles VII meurt d'une horrible maladie de mâchoires, «maladie qui luy fust incurable», comme dit Jehan de Troyes dans la Chronique scandaleuse[212]; ou plutôt, mis hors d'état de manger par ce mal même, il meurt de faim[213]. Que disent aussitôt les ennemis du dauphin? que le pauvre roi, craignant d'être empoisonné par son fils,—remarquez que celui-ci était alors à la cour du duc de Bourgogne,—aime mieux se laisser mourir d'épuisement que de chercher des forces dans une nourriture où la main parricide aurait pu cacher la mort. Au lieu de dire que le vieux roi «ne pouvait plus», ils ont dit «ne voulait plus» manger. Tout le crime supposé est dans ce jeu de mots[214].
[212] Collect. Petitot, 1re série, t. XIII, p. 256.
[213] Barante, Hist. des ducs de Bourgogne, t. VII, p. 390.—V. aussi dans Duclos (Hist. de Louis XI, t. III, p. 237-239, Preuves), Lettres des ministres et autres gens du Conseil au dauphin, pour lui donner avis de la maladie du roi.
[214] Cette calomnie contre Louis, dauphin, comme presque toutes celles qui suivirent contre Louis XI, roi, fut propagée par ces méchantes langues de l'histoire qui se trouvent dans tous les règnes, et qui sévirent contre celui-ci plus que contre tout autre. La plus mauvaise fut celle de l'évêque de Lisieux, Thomas Bazin, dont l'Histoire, jusqu'en ces derniers temps, passa pour être d'Amelgard. L'accusation de parricide contre le dauphin s'y trouve au chapitre XXI du liv. V. M. Quicherat, qui a publié en 3 volumes cette histoire trop écoutée, fut le premier à la redresser. Il n'y voit qu'un «amas de fictions», reprises plus tard par le Flamand Mayer, qui les a encore amplifiées; «une suite d'événements arrangés au gré de la haine personnelle de l'auteur, et d'après les propos d'ennemis déclarés». V. la Notice, p. LXXV, LXXXV, etc.
Louis XI fut mauvais fils, c'est vrai, mais non jusqu'au crime; il fut mauvais père aussi, je le veux bien encore, mais non pas autant qu'on voudrait nous le faire croire.
On nous dit qu'il fit enfermer son fils à Amboise, sans un maître qui pût lui apprendre à lire; or, il existe un livre, le Rozier des Guerres, ouvrage moitié moral, moitié politique, qu'il composa lui-même, ou fit du moins composer sous ses yeux, pour l'instruction de ce fils[215]. Comment croire, après cela, qu'il ne voulut pas que le dauphin sût lire[216]?
[215] Il a été imprimé, in-4º gothique, chez la veuve Michel Lenoir. C'est donc à tort que M. de Sismondi a prétendu qu'on ne l'avait pas publié. (Histoire des Français, t. XIV, p. 323.)
[216] V. P. Paris, Manuscrits français, t. IV, p. 116-136.
L'ayant calomnié comme père, on ne devait pas l'épargner comme mari; aussi n'a-t-on pas manqué de répéter qu'il fit fort mauvais ménage avec Charlotte de Savoie, sa seconde femme. Du Haillan va même jusqu'à dire que le peu d'intelligence des deux époux rendant impossible la légitimité du dauphin Charles, il avait dû naître d'une autre femme que la reine, et n'était ainsi qu'un dauphin supposé[217].
[217] Le président Hénault, dans sa Chronologie de l'Histoire de France, 1761, in-8º, Ire part., p. 392, a fait justice de ce mensonge.
Du premier mariage de Louis XI, avec Marguerite d'Écosse, on n'a rien dit. N'était même l'anecdote du baiser qu'elle déposa sur la bouche du vieil Alain Chartier, et qu'on a singulièrement faussée en la jugeant d'après nos usages[218], on ne parlerait pas de cette aimable Marguerite, qui mourut avant d'être reine.
[218] Le baiser de Marguerite sur les lèvres du vieux poète, qui l'était allé chercher en Écosse et l'avait initiée à notre poésie, qu'elle ne cessa plus d'aimer, n'était qu'un de ces baisers d'hommage, si naturels alors, comme on le voit par une foule d'exemples que donne Ducange au mot osculum. Celui de Marguerite n'étonna que parce que le poète qui le reçut de cette bouche si fraîche était vieux et laid. L'anecdote, que Bouchet rapporta le premier dans ses Annales d'Aquitaine, p. 252 de l'édit. de 1644, in-4º, et que Brantôme reprit dans ses Femmes illustres (édit. du Panthéon littéraire, t. II, p. 200), a été mise en doute, mais à tort, selon moi. Il ne s'agit que de la voir à sa place, dans son cadre du temps, pour la croire vraisemblable. C'est aussi l'avis d'un rédacteur de l'Intermédiaire, qui a fait à ce sujet, t. II, p. 306-307, un judicieux petit article.
On répète partout que Louis XI avait des raffinements de cruauté inouïs. Il avait inventé tout exprès, nous dit-on, des cages de fer où il enfermait ses prisonniers; mais ce n'est rien encore: dans un jour d'exécution, il fit placer des enfants sous l'échafaud tout ruisselant du sang de leur père! Contes encore, contes horribles.
Louis XI n'inventa pas les cages-prisons; c'était un genre d'incarcération depuis très longtemps en usage en Italie et en Espagne[219].
[219] Muratori, VIII, p. 624; XI, p. 145.—Ducange, au mot Gabia.—Il est une autre invention, fort honorable celle-là, dont il faut enlever aussi le mérite à Louis XI: c'est l'invention des postes. Deux siècles avant qu'il les organisât en France, les chevaliers Teutoniques les avaient établies sur les terres dépendant de leur ordre. V. le Vieux-Neuf, 2e édit., t. II, p. 115.
Le supplice de Nemours n'eut pas lieu comme on l'a décrit partout; les détails effrayants dont on s'est plu à l'entourer, ces enfants à genoux sous l'échafaud, cette rosée affreuse, comme dit Casimir Delavigne[220], qui tombe goutte à goutte sur leur tête, sont un appareil mélodramatique de mise tout au plus maintenant dans les Crimes célèbres. «Les contemporains, dit M. Michelet, n'en parlent point, même les plus hostiles[221].» L'avocat Masselin, qui, un peu après la mort de Louis XI, à la fin de 1483, présenta requête aux États pour ces pauvres enfants du duc de Nemours, dépouillés de tous leurs biens, et qui, dans cette cause, devait, par conséquent, exagérer la vérité de leur malheur pour en accroître l'intérêt, ne dit pas un mot de cette barbarie perfectionnée[222]. Donc, encore une fois, dans tout cela, rien de vrai.
[220] Louis XI, acte II, sc. VI.
[221] Hist. de France, t. VI, p. 451.
[222] Diarium statuum generalium, p. 236.—Voltaire, qui revenait souvent sur ce mensonge, aida beaucoup à le répandre. V. sa Lettre à Linguet (juin 1776), édit. Beuchot, t. LXX, p. 84.
Le reste de ce que l'on raconte sur Louis XI ne l'est pas, j'en suis sûr, davantage. L'âge de Tristan l'Ermite, selon M. Michelet[223], rend invraisemblable tout ce que l'on nous a répété partout de ses prouesses de bourreau. Il était trop vieux pour être aussi alerte à la pendaison, et trop gai compagnon pour l'aimer tant. Un bourreau qui fut clément pour Villon, dont nous avons les remerciements, devait l'être pour bien d'autres beaucoup moins pendables[224].
[223] Hist. de France, t. VI, p. 491.
[224] V. l'Étude de M. Campaux sur Villon, p. 130.
La faveur de Coictier le médecin fut grande, mais pas autant qu'on s'est plu à le dire. Louis XI, loin d'être homme à se mettre sans cesse pieds et poings liés à sa merci, «estoit, selon Commines, enclin à ne vouloir bien souvent croire le conseil des médecins[225].» Si Coictier devint riche, c'est qu'il gagnait sans doute sur l'or potable et autres drogues coûteuses dont il avait vanté au roi la vertu efficace[226].
[225] Liv. VI, ch. VII.
[226] Commines, édit. de Mlle Dupont, t. II, p. 248.
Pour ce qui est de la venue de saint François de Paule, il paraît que dans cette affaire le saint homme avait autant besoin du roi de France que le roi du saint homme. Il était malade des écrouelles[227], que Louis XI guérissait par privilège royal, et Louis XI souffrait, sans compter la vieillesse, de toutes sortes d'infirmités que le saint guérissait par grâce divine. C'était donc entre eux un échange de vertus curatives: ni l'un ni l'autre ne s'en trouva mieux.
[227] Acta sancti Francisci Pauli, p. 155.—Isambert, Anciennes Lois françaises, t. XIV, p. 304.
On raconte que François de Paule, à sa première entrevue avec le roi, lui ayant dit: «Sire, je vais prier Dieu pour le repos de Votre Majesté[228].—Oh! priez seulement pour le corps, aurait répondu Louis XI; il ne faut pas demander tant de choses à la fois.» Je ne sais d'où vient cette anecdote, qui nous montre Louis XI faisant de l'esprit et de l'impiété, dans un moment où il devait avoir des préoccupations bien contraires. Ce n'est sans doute que la mise en scène de ce quatrain narquois que je me rappelle avoir lu au bas d'un portrait de Louis XI, longtemps conservé à Cléry, et maintenant au musée d'Orléans:
[228] On croit généralement, et M. H. Martin l'a répété dans son Hist. de France (4e édition, t. III, p. 18, note), que le titre de Majesté, abandonné sous Henri Ier, ne fut repris que par Louis XI; c'est une erreur, ainsi que l'ont prouvé M. L. Delisle (Biblioth. de l'École des Chartes, 4e série, t. II, p. 512, 553, 555) et M. H. d'Arbois de Jubainville (Quelques observations sur les six premiers volumes de l'Histoire de France de M. Henri Martin, 1857, in-8º, p. 58).
[229] Les images qu'il portait à son chapeau, et auxquelles il adressait de temps en temps ses prières, lui ont été imputées à superstition. On n'y a vu qu'une puérilité de dévotion toute spéciale, tandis qu'elle était universelle alors chez les gens du peuple de Paris, dont Louis XI avait pris le costume et suivait les usages. Combien n'a-t-on pas retrouvé dans la Seine, depuis quelques années, de ces enseignes de dévotion, que les gens de métiers arboraient à leur couvre-chef, et dont la ressemblance avec celle que portait Louis XI paraîtrait frappante, si «cette petite image de plomb représentant la Vierge» ne s'était enfin perdue, après avoir été conservée à Fontainebleau, comme relique de ce roi, jusqu'au temps de Louis XIV! (Le P. Dan, Trésor des Merveilles de la maison royale de Fontainebleau, etc., 1642, in-fol., p. 84.)
J'ai nié les cruautés de Louis XI; maintenant, que dirai-je de ses bonnes actions? On lui en suppose beaucoup moins, je l'avoue; je n'en trouve même qu'une seule qui lui soit prêtée, et encore celle-là faut-il que je la discute. Je le ferai de bonne grâce. On verra du moins par là que je n'essayais pas ici une réhabilitation quand même. Cette bonne œuvre de Louis XI est racontée par Du Verdier et reproduite par l'abbé Tuet dans ses Matinées sénonoises. Louis XI était arrivé un peu avant l'heure des vêpres à Notre-Dame de Cléry; la première personne qu'il y trouva était un solliciteur qui le guettait au passage pour lui demander un bénéfice de collation royale. Le roi écouta la supplique et ne dit mot. Un pauvre prêtre dormait dans un coin du chœur; il l'avisa, s'en vint à lui, le fit éveiller et commanda qu'on lui expédiât sans délai les lettres de ce bénéfice, «disant, écrit Du Verdier, qu'il vouloit en cet endroit faire trouver véritable le proverbe qui dit qu'à aucuns les biens viennent en dormant». Or, pareille anecdote est mise sur le compte de Henri III; Tallemant nomme même le bienheureux à qui le sommeil fut si profitable[230]. Pour qui faut-il opter en ce cas? pour Louis XI, ou pour Henri III? Je pencherais volontiers pour le dernier, par la raison qu'il était contemporain de Du Verdier, et que celui-ci, ayant à conter l'aventure, crut sans doute lui donner plus de crédit en l'attribuant à un roi plus ancien, et plus de popularité surtout, en lui donnant pour héros, au lieu de l'impopulaire Henri III, le populaire Louis XI.
[230] Historiettes, édit. in-12, t. I, p. 114.