L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques
XXXI
On a prêté[358] à M. de Montmorin, que Charles IX aurait aussi sommé de sévir contre les huguenots de l'Auvergne, dont il était gouverneur, une réponse assez semblable à la prétendue lettre du vicomte d'Orthez. Elle n'a pas mieux tenu devant la critique. Dulaure, que l'on n'attendait guère en pareille affaire, puisqu'il s'agissait de mettre à néant un fait défavorable à l'un des rois qu'il a le plus maudits, en a impartialement et logiquement nié l'existence, dans un Mémoire lu à l'Institut en 1802[359].
[358] Voltaire, Essai sur les guerres civiles, édit. Beuchot, t. X, p. 365.
[359] V. Décade philosophique, t. XXXII, p. 188-189.
Le fait du discours qu'Hennuyer, évêque de Lisieux, adressa, dit-on, aux massacreurs pour arrêter leurs bras levés contre les huguenots, «ces brebis égarées», s'est réfuté de lui-même[360].
[360] Ce discours se trouve partout, notamment dans une note de la Vie de l'Hôpital, en tête de l'édit. de ses Œuvres donnée par Dufey (de l'Yonne), p. 283.—Puisqu'il vient d'être parlé de la vie de l'Hôpital, ce bon citoyen «qui avoit les fleurs de lys dans le cœur», comme dit L'Étoile, n'oublions pas de rappeler ses paroles à propos des massacres: «Voilà un très mauvais conseil; je ne sais qui l'a donné, mais j'ay belle peur que la France en pâtisse.» Brantôme lui attribue cette plainte, ce qui ne l'empêche pas de la mettre aussi dans la bouche du pape Pie V; mais comme ce pontife était mort trois mois avant la Saint-Barthélemy, la seconde attribution ne doit pas nuire à la première, comme l'a déjà remarqué G. Brotier (Paroles mémorables, 1790, in-12, p. 40).—Le mot doit rester au chancelier, qui eut le malheur de voir les massacres et de leur survivre six mois. On dit aussi qu'ils lui inspirèrent ce vers:
C'était une simple citation. Le vers se trouve dans les Sylves de Stace (lib. V, syl. II). L'application était très heureuse; mais il paraît qu'elle fut faite par le président de Thou et non par l'Hôpital. C'est du moins le fils du premier qui l'assure dans les Mémoires de sa vie, liv. I.—L'avocat Gouthières (De Jure manium, lib. II, cap. XXVI) prête à l'Hôpital une parole satirique sur les Français pour laquelle je serais plutôt de l'avis de Montaigne, qui (liv. II, ch. XVII) l'attribue au chancelier Olivier. «Les François, disait-il, semblent des guenons qui vont grimpant contre-mont un arbre, de branche en branche, et ne cessent d'aller jusques à ce qu'elles soyent arrivées à la plus haute branche, et y monstrent le cul quand elles y sont.»
Il a suffi de se souvenir qu'Hennuyer était aumônier du roi, confesseur de la reine, et l'on s'est bientôt convaincu que ce prélat fanatique, sans doute l'un des conseillers du massacre, n'avait dû rien faire pour enchaîner l'ardeur des bourreaux. Il les eût plutôt armés lui-même. Au dernier siècle, le charitable élan qu'on lui prête passait déjà pour un mensonge tellement avéré que le Gallia Christiana[361] n'a pas osé en faire mention.
[361] Édition de 1759, t. XII, art. Lisieux.—Selon l'abbé Lebœuf, c'est Matignon, gouverneur du bailliage d'Alençon, d'où dépendait Lisieux, qui aurait empêché le massacre des protestants. V. le Mercure, décembre 1748.—Selon M.-L. Dubois, en son Histoire de Lisieux, citée par M. Despois (Estafette du 21 juillet 1857), l'honneur d'avoir protégé les huguenots reviendrait au capitaine Fumichon et aux conseillers municipaux, ainsi qu'il résulte d'un procès-verbal conservé à la mairie de Lisieux.
Comme la cause de l'erreur est des plus curieuses à connaître, je vais en dire quelques mots.
En 1562, après l'édit de janvier, qui fut, comme on sait, tout de conciliation, Charles IX avait envoyé dans les villes l'ordre de ne plus sévir contre ceux de la religion, et de tolérer l'exercice public de leur culte. L'évêque de Lisieux crut devoir répondre à l'ordre du roi par une protestation dont lui tinrent beaucoup de compte les fervents du parti catholique. Sa désobéissance, en cette occasion, marqua même si bien, à leurs yeux, parmi les actes les plus honorables de sa vie, que mention en fut faite sur l'épitaphe de son tombeau, placé dans la cathédrale de Lisieux. De là vint la méprise. Son intolérante rébellion de 1562, transportée à dix années de là, quand on commandait, non plus des ménagements, mais des massacres, lui fut imputée comme un acte de la plus héroïque tolérance! Je ne connais pas de contre-sens historique qui vaille celui-là. L'historien de Saint-Quentin, Hémeré, fut le premier coupable; les autres, les moutons de Panurge, suivirent, comme toujours, à la queue leu-leu.