L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques
XXXV
Le plus éloquent de nos rois, le mieux épris des grâces du bien dire, et le mieux disant lui-même, ce fut peut-être Henri III. «On sait, écrit l'abbé Coupé[376], qu'il composait lui-même ses harangues, et qu'il avait souvent le don de bien dire, s'il n'avait pas toujours celui de bien faire.» Cependant, il n'est pas resté un seul mot de lui. Tout à l'heure, nous avons trouvé une anecdote à son honneur, et c'est Louis XI que la tradition, toujours favorable aux princes populaires,—Louis XI le fut plus qu'aucun,—s'est empressée d'en gratifier. Henri III porte ainsi la peine de sa vie clandestine et perdue, la peine de son règne sans popularité.
[376] Essai de traduction des poésies de L'Hôpital, t. II, p. 103.—V. Henry Estienne, Epistre au roy, en tête de la Précellence du langage françois.—Quand il monta sur le trône, Amyot composa pour lui un Projet de l'Eloquence royale, etc., publié pour la première fois, d'après le manuscrit autographe, dans la Bibliothèque choisie du Constitutionnel, t. I, p. 77. Le grand aumônier de France, en bon courtisan, y donne au roi plus d'éloges que de conseils. «Quant au jugement et à la mémoire, lui dit-il au chap. IV, vous en avez, Sire, ce qu'on en peut souhaiter en un prince très accompli... Nous avons encore à déduire ce qui est de la troisième faculté de l'âme et de la première partie de l'éloquence qu'on nomme invention, en quoy la promptitude, vivacité et agilité de vostre esprit est incomparable.»
Il en est tout autrement pour Henri IV, qui lui pourtant ne «se faisoit pas gloire de passer pour excellent orateur», comme il le disait au commencement de sa Harangue aux notables de Rouen, un peu par ironie pour les prétentions oratoires de son prédécesseur[377]. Plutôt que de le laisser chômer, lui, d'esprit et de bonnes répliques, on s'en va, nous l'avons déjà bien montré, oui, l'on s'en va, pour lui en trouver, jusque chez les anciens. On eût mieux fait de s'en tenir aux mots qu'il dit réellement, et dont le recueil n'est certes pas mince; on eût mieux fait surtout de nous transmettre, sans les frelater d'aucune sorte, les gaillardes paroles échappées à sa verve aimable et vaillante.
[377] C'est une remarque de l'abbé Brizard en son livre si remarquable d'érudition pour son temps et si peu connu dans le nôtre: De l'Amour de Henri IV pour les Lettres, 1785, in-12, p. 64.
Après une de ses victoires, répète-t-on partout en copiant une note de Voltaire dans la Henriade[378], le Béarnais aurait écrit à celui de ses braves qu'il aimait le plus, et qui n'avait pas été de la partie:
[378] Chant VIII, vers 109.—La Biogr. univ., t. X, p. 262, a reproduit la lettre.
Pends-toi, brave Crillon; nous avons combattu à Arques et tu n'y étois pas.... Adieu, brave Crillon, je vous aime à tort et à travers.
On a longtemps cherché et enfin on a trouvé, publié[379], le vrai billet de Henri IV à Grillon,—c'est ainsi que le roi l'appelait,—et il est arrivé alors ce que nous avons déjà vu pour la lettre de François Ier après Pavie: le billet authentique a prouvé que les trois lignes fanfaronnes qui avaient eu la prétention de le résumer étaient tout bonnement un mensonge. Comme avec la lettre de François Ier, et mieux même encore, on tenait là une pauvre vérité qui s'était faite erreur en s'abrégeant.
[379] Berger de Xivrey, Recueil des lettres missives de Henri IV (Collect. des docum. inéd.), t. IV, p. 848. Cette lettre, dont l'original autographe se trouve dans les archives de M. le duc de Crillon, avait été imprimée, longtemps avant que Voltaire en donnât la variante qui l'a si complètement dénaturée, dans le Bouclier d'honneur, par P. Bening (Avignon, 1616, in-8º).—Elle fut aussi publiée, sauf deux ou trois altérations de texte et la dernière phrase, par M. de Valory, dans le Journal militaire de Henri IV (1821, in-8º), p. 259; et aussi par M. de Fortia d'Urban, dans la Vie de Crillon, suivie de notes histor. et critiques (1825, in-8º), t. I, p. 69-70.
D'abord ce n'est pas du champ de bataille d'Arques, où Crillon ne pouvait pas être, puisque en 1589, selon M. Berger de Xivrey[380], il n'avait pas encore combattu dans l'armée du roi, que la lettre est datée: c'est du camp devant Amiens, huit ans plus tard, le 20 septembre 1597. Pour donner plus d'éclat à la lettre, Voltaire aura cru devoir lui assigner une date plus éclatante, ou bien encore, comme l'a dit M. Berger de Xivrey, «son imagination aura suppléé à sa mémoire. Le siège d'Amiens, qui sortait du cadre de la Henriade, ne lui était pas aussi présent que le combat d'Arques.»
[380] Berger de Xivrey, Recueil des lettres missives de Henri IV, t. T, p. 848 et 899.—M. Borel d'Hauterive a été le premier à signaler la découverte faite par M. de Xivrey, dans un curieux article de son Annuaire de la Noblesse, 1851, p. 265-266.
Quoi qu'il en soit, voici la lettre:
«Brave Grillon, pendés-vous de n'avoir esté icy près de moy, lundy dernier, à la plus belle occasion qui se soit jamais veue, et qui peut-estre ne se verra jamais. Croyés que je vous y ay bien désiré. Le Cardinal nous vint voir fort furieusement, mais il s'en est retourné fort honteusement. J'espère jeudy prochain estre dans Amiens, où je ne sesjourneray gueres, pour aller entreprendre quelque chose, car j'ay maintenant une des belles armées que l'on sçauroit imaginer. Il n'y manque rien que le brave Grillon, qui sera toujours le bien venu et veu de moy. A Dieu. Ce XXe septembre, au camp devant Amiens.
Remarquez que Henri IV ne tutoie pas Crillon. Il eût manqué, s'il l'eût fait, non pas seulement à l'une de ses habitudes, mais à l'un des usages de son siècle, où ces manies de familiarités, qui ont si trivialement ajouté au peu d'urbanité du nôtre, n'avaient pas cours encore, Dieu merci! Quant à la formule du billet, qui semble avoir été l'une des raisons qui l'ont fait remarquer, ne vous en étonnez pas trop; elle était ordinaire au Béarnais en pareilles occasions. On a de lui un billet au borgne Harambure, écrit tout à fait dans le même style:
«Harambure, pendés-vous de ne vous estre point trouvé près de moy, en un combat que nous avons eu contre les ennemys, où nous avons fait rage, etc.... A Dieu, Borgne[381].»
[381] Berger de Xivrey, Recueil des lettres missives de Henri IV, t. IV, p. 375.—On conservait un billet du même genre, écrit par Henri IV à Fervacques, dans les archives du maréchal de Médavi, au château de Grancey (Fr. Barrière, La Cour et la Ville, p. 22). Chaque grande famille, en effet, possédait en son trésor un certain nombre de lettres de ce roi si prodigue d'écrire pour ses amis, et si grand dépensier d'âme et d'esprit dans tout ce qu'il écrivait. C'est ainsi que le baron de Batz, issu en ligne directe au cinquième degré de Manaud de Batz, put communiquer toute la correspondance de Henri IV avec son aïeul à l'abbé Brizard, qui en détacha le premier cet admirable fragment, tant de fois cité depuis, notamment il y a quelques mois, par M. Feuillet de Conches, en ses Causeries d'un Curieux, t. III, p. 221: «Monsieur de Batz..., combien que soyez de ceux-là du Pape, je n'avois, comme le cuydiés, mesfiance de vous... Ceux qui suyvent tout droict leur conscyence sont de ma relygion, et je suis de celle de tous ceux-là quy sont braves et bons.» (De l'Amour de Henri IV pour les Lettres, p. 52.) Les Chastellux avaient aussi de ces billets en leurs archives. J'en citerai un récemment retrouvé, si leste et si gaillard, qu'il semble écrit sur la selle après le coup de l'étrier. Henri part du camp de Nangis pour faire le siège de Montereau, couper les deux rivières de Marne et de Seine, et enlever toutes provisions aux Parisiens. «C'est, dit-il, estre bon medesyn de mon peuple, et n'est telle vigueur de dyette pour le remettre en santé.» Puis il ajoute, recommandant à Chastellux d'arrêter cinq bateaux de vin, qu'on lui signale comme descendant la Seine: «Ne leur laissés rien passer avant la convalescence, ce sera pour la fester tous ensemble.» (Catal. des Autogr., du Mis Raffaelli, 1863, in-8º, p. 23-24.)—Quant aux prétendues lettres du même roi à François Miron, citées, il y a quelques années, avec le plus grand sérieux, par plusieurs journaux, on sait qu'elles sont complètement fausses. M. Berger de Xivrey l'a prouvé sans réplique, à la grande confusion de certains hommes d'État, qui en avaient déjà détaché quelques citations pour émailler leur éloquence administrative (V. le Moniteur du 31 mai 1858).