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L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques

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LXIII

La Restauration devait pourtant s'inaugurer par une parole du même genre, mais de meilleur aloi, de fabrique ministérielle, et, pourrait-on dire, avec garantie du gouvernement. C'est le mot du comte d'Artois: «Il n'y a rien de changé en France; il n'y a qu'un Français de plus.» Comment tout se passa-t-il? M. de Vaulabelle l'a raconté avec assez d'exactitude[673]; mais M. Beugnot ayant plus d'autorité, puisque le mot est de lui, c'est son récit que nous emprunterons. Il se trouve dans un passage de ses Mémoires[674] qui nous avait d'abord échappé.

[673] Histoire des deux Restaurations, 3e édit., t. II, p. 30-31.

[674] Publié d'abord dans la Revue contemp., 15 fév. 1854, p. 53-54; ce passage se trouve au t. II, p. 112-114 des Mémoires complets, E. Dentu, 1866, in-8º.

Le comte d'Artois venait de faire dans Paris une entrée triomphale. Il n'y manquait rien qu'une belle parole, sans doute dans tous les cœurs, mais qui n'en était pas sortie. M. Beugnot avait suivi le prince partout. Il ne le quitta que sur les onze heures du soir, pour aller chez M. de Talleyrand: «Je le trouvai, dit-il, s'entretenant de la journée avec MM. Pasquier, Dupont de Nemours et Anglès. On s'accordait à la trouver parfaite. M. de Talleyrand rappela qu'il fallait un article au Moniteur. Dupont s'offrit de le faire.—«Non pas, reprit M. de Talleyrand, vous y mettriez de la poésie: je vous connais; Beugnot suffit pour cela; qu'il passe dans la bibliothèque, et qu'il broche bien vite un article pour que nous l'envoyions à Sauvo.» Je me mets à la besogne, qui n'était pas fort épineuse; mais, parvenu à la mention de la réponse du prince à M. de Talleyrand, j'y suis embarrassé. Quelques mots échappés à un sentiment profond produisent de l'effet, par le ton dont ils sont prononcés, par la présence des objets qui les ont provoqués; mais quand il s'agit de les traduire sur le papier, dépouillés de ces entours, ils ne sont plus que froids, et trop heureux s'ils ne sont pas ridicules. Je reviens à M. de Talleyrand, et je lui fais part de la difficulté.—«Voyons, me repond-il, qu'a dit Monsieur?—Je n'ai pas entendu grand'chose; il me paraissait ému, et fort curieux de continuer sa route.—Mais si ce qu'il a dit ne vous convient pas, faites-lui une réponse.—Et comment faire un discours que Monsieur n'a pas tenu?—La difficulté n'est pas là: faites-le bon, convenable à la personne et au moment, et je vous promets que Monsieur l'acceptera, et si bien, qu'au bout de deux jours il croira l'avoir fait; et il l'aura fait; vous n'y serez plus pour rien.—A la bonne heure!»

«Je rentre, j'essaye une première version, et je l'apporte à la censure.—«Ce n'est pas cela, dit M. de Talleyrand. Monsieur ne fait point d'antithèses, et pas la plus petite fleur de rhétorique. Soyez court, soyez simple, et dites ce qui convient davantage à ceux qui parlent et à ceux qui écoutent: voilà tout.—Il me semble, reprit M. Pasquier, que ce qui agite bon nombre d'esprits est la crainte des changements que doit occasionner le retour des princes de la maison de Bourbon; il faudrait peut-être toucher ce point, mais avec délicatesse.—Bien! et je le recommande,» dit M. de Talleyrand.

«J'essaye une nouvelle version, et je suis renvoyé une seconde fois, parce que j'ai été trop long et que le style est apprêté. Enfin j'accouche de celle qui est au Moniteur, et où je fais dire au prince: «Plus de divisions, la paix et la France; je la revois enfin! et rien n'y est changé, si ce n'est qu'il s'y trouve un Français de plus!»—«Pour cette fois, je me rends, reprit enfin le grand censeur: c'est bien là le discours de Monsieur, et je vous réponds que c'est lui qui l'a fait; vous pouvez être tranquille à présent.»

«Et en effet, le mot fit fortune, les journaux s'en emparèrent comme d'un à-propos heureux; on le reproduisit aussi comme un engagement pris par le prince, et le mot du Français de plus devint le passeport obligé des harangues qui vinrent pleuvoir de toutes parts. Le prince ne dédaigna pas de le commenter dans ses réponses, et la prophétie de M. de Talleyrand fut complètement réalisée[675]

[675] «M. le comte d'Artois, est-il dit dans la Revue rétrospective (2e série, t. IX, p. 459), lisant le lendemain le récit de son entrée, s'écria: «Mais je n'ai pas dit cela!» On lui fit observer qu'il était nécessaire qu'il l'eût dit, et la phrase demeura historique.»

C'est le cas de le répéter avec l'auteur d'un article[676] où le sujet qui nous occupe se trouve en partie ébauché: «Les passions politiques favorisent en général merveilleusement l'adoption de ces fables.» Il cite ensuite à l'appui un exemple dont nous ferons notre profit. «Quel est, dit-il, l'avocat de la Restauration qui n'est pas plus certain que M. Séguier que ce magistrat répondit à une demande venant de haut: La Cour rend des arrêts et non pas des services! M. Séguier, en effet, répétait à qui voulait l'entendre qu'il n'avait rien dit de pareil[677]

[676] Revue rétrosp., 2e série, ibid.

[677] Dans une lettre qu'il écrivit, le 28 novembre 1828, à M. de Peyronnet, garde des sceaux, le président Séguier protesta, de la façon la plus digne, contre ces paroles que lui avait prêtées le sténographe des journaux, «en les arrangeant, dit-il, à son idée». Depuis, le sténographe avoua lui-même son invention. La lettre du président, qu'on a rappelée dans quelques journaux des premiers jours de décembre 1864, à propos du plaidoyer de M. Berryer au procès dit des Treize, où le fameux mot se trouvait encore cité, a été reproduite textuellement dans l'Histoire de Louis-Philippe par M. Crétineau-Joly.

Ce que M. Beugnot nous a raconté tout à l'heure prouve qu'il n'est pas aussi facile qu'on le croit de faire un mot historique. Il faut s'y prendre à plusieurs fois pour le bien frapper et lui donner son empreinte: ce produit prétendu de l'improvisation la plus spontanée ne s'improvise jamais.

M. de Chateaubriand, qui ratissa si bien, il nous l'a dit, la célèbre phrase de M. de Montlosier, dut lui-même laisser ratisser les siennes. Celle qu'il fit sur la chute de M. Decazes, après l'assassinat du duc de Berry, ne fut pas, de premier jet, telle qu'elle est restée. Il fallut l'émonder un peu. «M. de Vitrolles m'a raconté, dit M. de Marcellus, que M. de Chateaubriand ayant apporté au bureau du Conservateur l'article où se trouvait cette terrible parole: «Les pieds lui ont glissé dans le sang,» elle était sur le manuscrit suivie de celle-ci: «Le torrent de nos larmes l'a emporté;» et comme on fit observer à l'écrivain que l'image ainsi délayée perdait de son énergie, il biffa tout d'un trait le torrent; mais s'il effaça, sans murmurer, le second membre de la phrase, il n'a jamais regretté le premier, ni ce qu'il appelait la chute du favori[678].» Fidèle en tout, même à ses inimitiés, M. de Chateaubriand n'oubliait jamais le mot fait par lui ou par d'autres contre les hommes qu'il n'aimait pas. Il a mis dans les Mémoires d'outre-tombe[679] celui du marquis de Lauderdale[680] sur M. de Talleyrand. Il se contenta d'affaiblir l'expression, et d'écrire: «C'est de la boue dans un bas de soie.»

[678] Marcellus, Chateaubriand et son temps, p. 243.

[679] T. V, p. 402.

[680] On l'attribue aussi à Fox.

Les changements subis par la phrase que le gouvernement de Juillet se donna pour mot d'ordre sont une preuve de l'influence qu'une simple particule peut avoir en pareil cas. Entre l'adjectif numéral une et l'article la, certes la différence n'est pas grande lorsqu'il s'agit d'une phrase ordinaire. Cette fois, il y eut presque entre les deux assez de place pour une révolution; tant il est vrai, comme l'a dit Montaigne, que la plupart des troubles de ce monde sont grammairiens.

«Le duc d'Orléans, dit M. Guizot[681], en acceptant, le 31 juillet, la lieutenance générale du royaume, avait terminé sa première proclamation par ces mots: La Charte sera désormais une vérité. Cette reconnaissance implicite de la Charte, même pour la réformer, déplut à quelques-uns des commissaires qui s'étaient rendus au Palais-Royal, et, je ne sais à quel moment précis, ni par quels moyens, ils y firent substituer, dans le Moniteur du 2 août, cette absurde phrase: Une charte sera désormais une vérité: altération que le Moniteur du lendemain, 3 août, démentit par un erratum formel.»

[681] Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps, t. II, p. 22.

Ce temps-là n'est pas éloigné, et, cependant, l'un de ceux qui s'y trouvèrent pour une grande part, qui aurait dû tout connaître, tout voir, nous déclare dès le premier fait: «Je ne sais ni comment il eut lieu, ni par qui, ni à quel moment.» Comptez donc après cela sur l'histoire et sur les historiens! Tout nuit à la manifestation de la vérité. Chaque événement qu'on cherche à bien connaître rencontre son obstacle. Ici, c'est l'absence du témoignage qui ferait autorité; là, une réticence; ailleurs, l'oubli complet.

S'il en est ainsi pour les faits, jugez pour les mots, qui sont de leur nature si essentiellement fugitifs. Verba volant, dit le proverbe, et ceux qui s'envolent le mieux sont les mots historiques. S'ils restent, ce n'est jamais tout entiers, toujours quelque chose en échappe. Se souvient-on du texte, on oublie par qui il fut formulé, et à quel moment.

D'où vient: «Noblesse oblige»? Bien peu vous diront: de M. de Lévis[682].

[682] Madame de Girardin, Lettres parisiennes, Ire édit., p. 145.—M. de La Borde, après avoir posé une question sur ce mot, dans l'Annuaire-Bulletin de la Société de l'histoire de France (avril 1835), n'ayant pas eu de réponse satisfaisante, prit le parti de conclure, à l'une des séances suivantes de la Société, que le mot était réellement la devise créée par M. de Lévis. (L'Intermédiaire, t. II, p. 596.)

Cherchez qui a dit le fameux: «Où est la femme?» ce mot si vrai sur l'action constante des femmes dans tout ce que tente l'homme: les uns vous répondront: C'est M. de Sartine; d'autres: C'est un procureur du roi, ou un juge d'instruction; ou bien: C'est le fameux Jakal des Mohicans de Paris. Personne ne vous dira: Ce n'est qu'un proverbe espagnol, arrangé et purifié par le roi Charles III, qui, vers la fin, selon Ch. Didier, se contentait même de dire: «Comment s'appelle-t-elle[683]

[683] Revue des Deux-Mondes, 1er sept. 1845, p. 822.

Interrogez pour savoir qui a dit le premier que «le divorce est le sacrement de l'adultère;» et je mets en fait que nul ne vous dira: Le mot est du poète Guichard[684]. Mais ne nous perdons pas dans ces inconnus; allons aux plus nouveaux, aux plus célèbres; les réponses n'arriveront pas plus vite.

[684] Journal de Paris, fév. 1797.

«S'il vient chez nous, tout ira bien; s'il vient chez lui, tout ira mal,» a-t-on bien des fois répété quand Louis XVIII rentra en France. Qui avait dit le mot le premier? Fournier-Verneuil le journaliste[685].

[685] V. ses Curiosités et Indiscrétions, in-8º, p. 144.

«Le Congrès ne marche pas, mais il danse;» très joli mot encore, le meilleur même qu'on ait fait sur les joyeuses lenteurs du Congrès de Vienne; qui l'a dit? Le vieux prince de Ligne, «que le Congrès enterra, sans cesser de danser[686]».

[686] V. un art. de M. Cuvillier-Fleury, Journal des Débats, 5 février 1861.

«Il y a de l'écho en France quand on prononce ici les mots d'honneur et de patrie.» De qui cette phrase? Du général Foy à la Chambre, le 30 décembre 1820[687].

[687] A propos des réclamations de M. Marié-Duplan contre la réduction de son traitement de légionnaire.

«Malheureuse France! malheureux roi!» Qui a écrit cela deux jours après la nomination du ministère Polignac? Étienne Béquet, dans le Journal des Débats.

«Le roi règne et ne gouverne pas.» De qui cette formule? où et quand fut-elle écrite? Elle est de M. Thiers journaliste; c'est dans un des premiers numéros du National, fondé le 1er janvier 1830, qu'elle parut. Ainsi l'expression la plus nette du gouvernement constitutionnel fut formulée sous l'œil même du plus inconstitutionnel des pouvoirs, déjà prêt à violer la Constitution, et à en mourir.

«Nous dansons sur un volcan!» Où, quand et par qui cela a-t-il été dit? Par M. de Salvandy, vers le même temps, à une fête du duc d'Orléans[688]. «Le 31 mai, dit M. Guizot[689], il donnait à son beau-frère, le roi de Naples, arrivé depuis peu à Paris, une fête au Palais-Royal; le roi Charles X et toute la famille royale y assistaient; la magnificence était grande, la réunion brillante et très animée. «Monseigneur, dit au duc d'Orléans, en passant près de lui, M. de Salvandy, ceci est une fête toute napolitaine; nous dansons sur un volcan.»

[688] M. de Salvandy a lui-même raconté le fait et le mot dans le Livre des cent et un, t. Ier, p. 398.

[689] Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps, t. II, p. 13.

Le volcan fit irruption deux mois après, et il en sortit le règne du Juste milieu.

Juste milieu! encore un mot qui a son histoire, connue dans le temps, inconnue aujourd'hui. Il est de Louis-Philippe, à qui, plus qu'à tout autre, il appartenait de créer cette étiquette de son règne. «Nous chercherons, dit-il, dès les premiers jours, aux députés de Gaillac, à nous tenir dans un juste milieu également éloigné des abus du pouvoir royal et des excès du pouvoir populaire.»

Les mots dits par un roi courant risque d'être oubliés ou prêtés à d'autres, il est naturel que les oublis et les changements d'attribution soient faciles quand il s'agit de paroles tombées de la tribune des Chambres. Il y eut là toujours confusion de mots, comme à Babel confusion de langues.

A qui de ce temps-là rendre l'axiome si bien en faveur: «Laissez passer, laissez faire»? A personne. Le mot était fait depuis un siècle[690]; restait à l'appliquer; on n'y manqua pas. Celui-ci qui précéda, qui appela les mesures de rigueur: «La légalité nous tue,» est de M. Viennet, à la séance du 29 mars 1833[691]. Peu de personnes s'en souviennent; on a bien oublié déjà que le mot: «L'Empire est fait,» si prophétique, le 17 novembre 1851, est de M. Thiers. La prophétie accomplie, on n'en a plus mémoire.

[690] Le mot est de Quesnay. Il lui fut pris par Smith, pour son Traité de la richesse des nations.

[691] Œuvres de Carrel, t. III, p. 383.

Si pourtant il me fallait choisir, j'aimerais mieux l'oubli que l'erreur; l'oubli peut être une absolution, l'erreur est toujours une injustice. En est-il une plus grande que celle qui, pour une légère ressemblance de nom, rejette sur un La Rochefoucauld l'odieux de la mesure qui fit décapiter la Colonne de son empereur de bronze? L'ordre fut donné, non par M. de La Rochefoucauld, mais par M. de Rochechouart, «aide de camp de S. M. l'empereur de Russie, commandant la place de Paris[692]».

[692] L. Paris, Cabinet histor., mars 1857, p. 79-80.—Un autre La Rochefoucauld, le comte Gaëtan de La Rochefoucauld-Liancourt, fut victime d'une mystification cruelle, à propos de son recueil de fables publié en 1800, où il avait repris le sujet du Chêne et le Roseau. On prétendit qu'il avait mis en note: «J'apprends à l'instant que ce sujet a été traité par un certain La Fontaine.» Il s'en est plus d'une fois défendu, avec raison, notamment dans une lettre à M. Mennechet. V. les Mélanges tirés des autogr. de M. Fossé-Darcosse, p. 409.

Dans un tout autre ordre de faits, trouvez-vous une injustice comparable à l'erreur qui s'est perpétuée au sujet du Pont d'Arcole?

Le 28 juillet 1830, a-t-on dit, écrit, imprimé partout, un jeune homme se précipita sur le pont de la Grève, un drapeau à la main, en s'écriant: «Souvenez-vous que je m'appelle Arcole;» à ces mots, il tomba frappé à mort. Cherchez sur la colonne de Juillet le nom d'Arcole, il n'y est pas. C'est qu'en effet celui qui planta le drapeau sur le pont ne se nommait pas ainsi: il s'appelait Jean Fournier. Une gravure du temps le constate[693], et son nom est sur la colonne, où l'on avait eu si bien raison d'oublier l'autre. Cela n'empêcha pas que le pont ait gardé son premier baptême. Il est vrai que si l'on songe au courage d'Augereau sur un autre pont d'Arcole, on trouve que ce nom n'est pas plus mal choisi que celui des ponts d'Iéna, d'Austerlitz, de l'Alma et de Solferino.

[693] Les gravures répandent l'erreur plus qu'elles ne la détruisent. Combien de mots nous viennent de Charlet! Celui de Jean Coluche, le factionnaire d'Ebersberg, à Napoléon: «On ne passe pas, quand bien même qu'encore tu serais le petit caporal,» n'est vrai qu'à moitié, en dépit des estampes. Il dit seulement: «On ne passe pas!» V. l'Illustration de 1846, et le Journal du Loiret, 29 août 1862.


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