L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques
VIII
Préoccupés seulement dans leur livre de la communauté de traditions qui peut exister entre notre histoire et celle des États germaniques, les frères Grimm ne vont pas pour nous au-delà des deux premières races. Je le regrette; dans les règnes suivants, ils auraient encore eu beaucoup à redresser. Que leur eût-il semblé, par exemple, de cette belle anecdote sur le roi Louis le Gros, racontée dans tous les livres sur l'histoire de France, notamment en ces termes dans les Tablettes historiques de Dreux du Radier[122]?
[122] T. I, p. 148.
«Dans le combat de Brenneville contre Henri Ier, roi d'Angleterre, en 1119, un chevalier anglois ayant pris les rênes du cheval sur lequel Louis le Gros étoit monté, et criant: «Le roi est pris,» Louis lui déchargea un coup de la masse d'armes dont il étoit armé, et le renversa par terre en disant, avec ce sang-froid qui caractérise la véritable valeur: «Sache qu'on ne prend jamais le roi, pas même aux échecs.»
Cela sent bien, n'est-ce pas, son histoire inventée, son mot fait à plaisir? Croiriez-vous pourtant que Mézeray avait trouvé encore moyen d'enchérir sur cet aimable mensonge et de l'enjoliver: «Cette aventure, dit-il, fut le sujet d'une médaille qu'on fit graver avec cette inscription, tirée de Virgile:
[123] Cet hémistiche de Virgile, où se trouve un jeu de mots qu'on lui a souvent reproché, se lit, avec une différence pour le premier mot, dans le VIIe l. de l'Énéide, v. 295, discours de Junon.
Une médaille commémorative, une médaille honorifique du temps de Louis le Gros[124]! Avouez qu'on ne peut mieux greffer une fausseté sur une autre, et plus impudemment illustrer un mensonge.
[124] V. sur les erreurs de ce genre, un mémoire de l'abbé Barthélemy, dans les Mém. de l'Acad. des Inscript., t. XXIV, p. 34.
Je fus longtemps à trouver l'origine de celui-ci, dont il n'y a pas trace, bien entendu, dans la vie de Louis VI, par l'abbé Suger: Vita Ludovici VI, cognomine Grossi. Le hasard me la fit enfin découvrir dans un livre qui n'était guère fait pour donner à l'anecdote plus de créance à mes yeux: c'est le Policration de Jean de Salisbury[125].
[125] Liv. I, ch. v.—L'abbé Garnier, dans un Mémoire à l'Académie des Inscriptions (t. XLIII, p. 364), répète le mot de Louis le Gros et semble y croire. En revanche, il nie ce qu'on dit de l'origine de cette guerre: la scène de l'échiquier que Henri d'Angleterre aurait jeté à la tête de Louis de France. Il a raison de dire que c'est un épisode du roman des Quatre Fils Aymon transplanté, avec d'autres personnages, en pleine histoire de France (ibid., p. 356). Il conteste encore dans le même mémoire, p. 357, la réalité de certaine plaisanterie que Philippe Ier se serait permise sur l'obésité de Guillaume le Conquérant, et qui aurait été la cause d'une autre guerre.
Cette bataille de Brenneville a joué de malheur avec la vérité. Quelques historiens prétendent qu'il n'y eut là qu'un seul homme de tué. Or, je ne crois pas beaucoup plus à cette mort unique qu'au mot de Louis le Gros. Elle me fait souvenir du fameux bulletin du général Beurnonville, après les affaires de Pellygen et de Grew-Machern, en 1791.
«Après trois heures d'une action terrible, et dans laquelle les ennemis ont éprouvé une perte de dix mille hommes, celle des Français, écrivait-il, s'est réduite au petit doigt d'un chasseur.»
Paris s'amusa beaucoup de cette gasconnade. On en fit le sujet d'une chanson qui avait pour refrain:
Quelques jours après, un loustic de régiment écrivit au ministre que «le petit doigt perdu était retrouvé.»