L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques
LII
L'on a douté quelquefois de la réalité du mot si chevaleresque, si français, c'est tout dire, que M. le comte d'Auteroches, lieutenant des grenadiers, adressa à lord Charles Hay et à ses gardes anglaises, le jour de la bataille de Fontenoy: Messieurs les Anglais, tirez les premiers. M. Alexis de Valon, quoiqu'il soit de ceux qui doutent, en a fait, dans un article de la Revue des Deux-Mondes[553], l'objet d'une chaleureuse digression tout à l'honneur des vaillantes vertus de l'ancienne armée de France. Quant à moi, je tiens le mot de M. d'Auteroches pour très authentique, surtout si on le ramène à l'exacte réalité. Les deux troupes sont en présence. Lord Hay crie en s'avançant hors des rangs: «Messieurs les gardes françaises, tirez.» M. d'Auteroches alors va à sa rencontre, et le saluant de l'épée: «Monsieur, lui dit-il, nous ne tirons jamais les premiers; tirez vous-mêmes[554].»
[553] Numéro du 1er fév. 1851.
[554] Le marquis de Valfons, dans ses Souvenirs, Paris, E. Dentu, 1860, in-18, p. 143, raconte ainsi le fait dont il avait été témoin: «Cet engagement se fit à distance si rapprochée que les officiers anglais, au moment d'arrêter leur troupe, nous saluèrent le chapeau à la main; les nôtres ayant répondu de même à cette courtoisie, un capitaine des gardes anglaises, qui était lord Charles Hay, sortit de son rang et s'avança. Le comte d'Auteroches, lieutenant des grenadiers, se porta alors au-devant de lui. «Monsieur, dit le capitaine, faites donc tirer vos gens.—Non, Monsieur, répondit d'Auteroches, nous ne tirons jamais les premiers.» Et s'étant de nouveau salués, ils rentrèrent chacun à son rang. Le feu des Anglais commença aussitôt, et d'une telle vivacité, qu'il nous en coûta plus de mille hommes du coup, et qu'il s'ensuivit un grand désordre.»
Or, c'était de tradition dans l'armée: on laissait toujours, par courtoisie, l'avantage du premier feu à l'ennemi.
Ici la nation qui a établi cet usage chevaleresque n'a pas droit à moins d'honneur que l'officier qui l'a si bien mis en pratique.
M. d'Auteroches n'est pas célèbre que par ce mot-là. C'est lui qui dit encore, à propos du siège de Maëstricht, à quelqu'un qui prétendait que la ville était imprenable: «Ce mot-là, Monsieur, n'est pas français[555].» C'est ce qu'on a dit depuis pour impossible.
[555] Je doute cependant un peu de l'anecdote; je ne la trouve que dans un livre assez peu sûr: Paris, la Cour et les Provinces, par Dugast-Dubois de Saint-Just (t. Ier, p. 6). Je n'ai pas la moindre confiance dans ce recueil, depuis que j'y ai trouvé (t. II, p. 53-54) certaine anecdote sur le mot ZESTE du Dictionnaire de Richelet, dont j'ai démontré sans peine la fausseté dans une note des Variétés histor. et littér., t. IX, p. 20.—J'ajouterai que d'ailleurs l'anecdote sur imprenable courait avant M. d'Auteroches et le siège de Maëstricht. Dans un recueil ms. de la Biblioth. nation., fs fr., nº 10434, fol. 18, je la trouve attribuée au duc de Bourbon, en 1744, devant une place du Piémont.