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L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques

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XXVI

Ce que Voltaire vient de dire des discours qu'on prête aux héros dans les livres, je le dirai des actions qu'on leur prête sur les tableaux; et pour cela, l'occasion, certes, est bien prise, après ce que nous venons de voir sur les illustrations de la mort de Vinci. Le mensonge est, à ce qu'il paraît, beaucoup plus pittoresque et plus à effet que la vérité, car je connais fort peu de tableaux historiques qui ne soient une faute d'histoire. Le vrai n'a qu'une nuance; le faux en a mille, variées, changeantes, comme la fée menteuse et folle qui les prête: l'Imagination. C'est celle-ci qui broie les couleurs, le roman sert de palette, et le peintre n'a plus qu'à prendre son pinceau. Il est sûr d'avance de l'effet qu'il doit produire: le roman a si vivement parlé à l'esprit; pourquoi la toile, sur laquelle il l'a transporté, ne parlerait-elle pas aussi éloquemment aux yeux? La vérité, plus froide, moins complaisante, aurait exigé plus de soins, plus d'efforts, sans lui garantir un effet si certain; il n'y avait donc pas à hésiter: l'incolore et sobre muse a été laissée dans son coin, dans son puits; et le mensonge préféré s'est, en passant de la page de l'historien romancier sur la toile du peintre, empâté de nouvelles couleurs, d'autant plus fausses qu'elles sont plus voyantes.

Rohr dans son Pictor errans, Guillaume Bowyer dans un chapitre de ses Miscellaneous Tracts[285], ont énuméré toutes les fautes commises par les plus grands peintres dans les sujets tirés de l'Ancien et du Nouveau Testament; erreurs qui, vu la matière, sont presque des hérésies; je serais tenté d'étendre à l'histoire leur système de minutieuse rectification; mais la tâche serait, sinon fort difficile, du moins beaucoup trop longue. Il faudrait greffer tout un livre sur celui-ci.

[285] Édimbourg, 1785, in-4º.—L'Esprit des journaux (juillet 1786, p. 86) a donné une traduction de ce chapitre.

Nous avons déjà signalé plusieurs de ces mensonges illustrés par la peinture: Hippocrate refusant les présents d'Artaxercès[286]; sainte Geneviève prenant de la main des peintres un rôle de bergère, qu'elle ne joue même pas dans la légende[287]; Philippe-Auguste avec sa couronne sur l'autel et les seigneurs auxquels il l'offre d'un geste sublime[288]; les enfants d'Édouard près d'être étouffés sur leur lit[289]; Cromwell ouvrant le cercueil de Charles Ier[290], etc., etc. Mille autres étaient sous ma main, que j'ai dédaignés, ainsi: la mort de César, sur laquelle on a fait plusieurs bons tableaux, mais pas un seul qui fût vrai[291]; l'anecdote d'Agésilas à cheval sur un bâton, pour amuser son fils[292], anecdote que M. Ingres, suivant une autre tradition populaire, a transposée à l'époque de Henri IV, en nous montrant le bon roi, non pas à califourchon lui-même, mais servant de monture au petit dauphin, devant l'ambassadeur d'Espagne stupéfait. Plus loin, j'en indiquerai d'autres en courant: les tableaux sur Henri IV et Sully, où le mensonge saute pour ainsi dire aux yeux:—le roi, qui avait sept ans de plus que son ministre, est invariablement représenté de dix au moins plus jeune que lui[293]; les tableaux sur Richelieu et Cinq-Mars, toujours taillés sur un roman trop célèbre, jamais sur l'histoire trop méconnue; la fameuse scène de Louis XIV entrant au Parlement un fouet à la main; enfin mille autres encore. Mais puisque je tiens ce sujet, je veux vous dénoncer, sans tarder, le Sixte-Quint de M. Monvoisin au Luxembourg, et le Rizzio de Decaisne. Tous deux, l'un où l'on voit l'impétueux pontife qui se relève en jetant ses béquilles[294]; l'autre qui nous fait du Piémontais joueur de guitare, bossu, un jouvenceau brillant sur lequel s'abaisse le regard amoureux de Marie Stuart[295]; tous deux sont d'effrontés mensonges.

[286] V. plus haut, p. 6.

[287] V. plus haut, p. 120.

[288] V. plus haut, p. 71-75.

[289] V. plus haut, p. 20.—On connaît le tableau de P. Delaroche; il en existe un autre du peintre de Dusseldorf, M. Hildebrandt, dont le Magasin pittoresque a donné une gravure, t. X, p. 49.

[290] V. plus haut, p. 20.

[291] Celui de M. Court, au Luxembourg, n'est pas plus vrai que celui de M. Gérôme, au Salon de 1859. Tout ce qu'on savait sur cet événement se trouve singulièrement modifié par la découverte qu'on a faite en Espagne d'un fragment de Nicolas de Damas, publié pour la première fois en 1849, par M. Alfred Didot, au t. III des Fragmenta historicorum.—V. Mérimée, Mélanges histor. et litt., p. 366 et suiv.

[292] «Un jour, dit Plutarque cité par Bayle (édit. Beuchot, t. II, p. 24), un jour qu'on le surprit à cheval sur un bâton avec ses enfants, il se contenta de dire à celui qui l'avait vu en cette posture: «Attendez à en parler que vous soyez père.» N'est-ce pas, sauf la différence de mise en scène, toute l'anecdote de Henri IV?

[293] Cette remarque a déjà été faite par M. Ed. About, dans son Voyage à travers l'Exposition des beaux-arts, p. 79.

[294] La vie anecdotique de Sixte-Quint n'est, surtout pour le commencement, qu'une répétition de celle du cardinal Brogni (V. Bayle, à ce mot).—La scène des béquilles jetées, et le mot qu'aurait dit ensuite Sixte-Quint au cardinal de Médicis, s'étonnant de le voir marcher droit, lui, si cassé avant l'élection: «Si je me courbais, c'est que je cherchais les clefs du paradis»; tout cela n'est qu'invention. On a mis dans la bouche de Sixte-Quint ce qui n'était qu'une facétie, en circulation à propos de tous les nouveaux papes. «A Rome, lisons-nous dans les Historiettes de Tallemant, on dit, quand on voit un vieux cardinal courbé, qu'il cherche les clefs, car, dès qu'ils les ont trouvées, ils se portent le mieux du monde.» (Édit. in-12, t. X, p. 74.)

[295] Rizzio, ou plutôt Riccio, avait plus de la trentaine et rien d'attrayant. Presque tout ce qu'on a écrit sur lui est faux. Ainsi, M. Fétis (Biographie des music., à son nom) le pose en compositeur distingué, tandis que, selon Hawkins, ce n'était qu'un piètre chanteur, qui n'a rien composé (Lichtenthal, Dict. de musique, trad. par Mondo, t. II, p. 259).

M. Despois, rendant compte de la première édition de ce livre[296], disait: «J'imagine que M. Fournier va se faire bien des ennemis; je mets en première ligne les artistes.» C'était fort juste; mais pour prouver que ces sortes d'inimitiés ne m'effrayent pas, j'ai cru devoir ajouter ce qu'on vient de lire. Les ennemis que la première édition ne m'avait pas faits me sont venus après la seconde, ou me viendront après la troisième[297].

[296] Estafette, 21 juillet 1856.

[297] Pour compléter ce que j'ai dit, je renverrai à un excellent article de M. Vallet de Viriville dans la Revue des Provinces, du 15 juin 1865: l'Histoire de France au Salon de 1865.

Cela dit, je retourne à d'autres mensonges. Je viens de finir en parlant de Marie Stuart: c'est par elle que je recommencerai.


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