L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques
Puisque nous en étions à parler de Philippe de Valois à Crécy, l'occasion serait bien prise pour revenir sur la plupart des événements qui suivirent ou précédèrent cette funeste journée, et qui sont les points éclatants ou sinistres de la longue guerre de rivalité entre la France et l'Angleterre, aux XIVe et XVe siècles.
Froissart, avec ses récits de chroniqueur intéressé et romanesque, fait pour cette époque la part fort belle à notre ennemie et au mensonge. Nous n'aurions qu'à vouloir pour trouver à réfuter dans chaque page de son livre; ainsi, le mot d'Édouard, qui, débarquant sur le rivage de France, tombe le nez en terre et s'écrie, comme si c'était un bon présage: «Cette terre me désire[163];» l'histoire d'Arteweld, ce brasseur-roi, comme l'appelle M. d'Arlincourt dans un roman fameux, et qui ne fut jamais ni brasseur[164], quoique Froissart l'ait dit, ni roi surtout[165]; l'aventure d'Édouard III et de la comtesse de Salisbury, qui donna lieu à la création de l'ordre de la Jarretière et à sa fameuse devise: Honny soit qui mal y pense[166], et dont la première invraisemblance est l'âge même de l'héroïne, qui, à l'époque où tout ceci dut se passer, aurait eu sur son royal amant un droit d'aînesse beaucoup trop marqué[167]; enfin et surtout, car c'est plus grave, les massacres de la Jacquerie, pour lesquels il ne faut plus croire le récit de croque-mitaine que Froissart en a fait, mais les pages sérieuses que leur a consacrées M. Bonnemère dans son Histoire des Paysans, et qui ramènent ces horreurs exagérées à leur plus simple expression. «Plût au ciel, dit M. Feillet[168], après avoir félicité M. Bonnemère de cette heureuse réfutation, plût au ciel que des historiens inspirés du même amour de la patrie pussent nous réhabiliter aussi facilement les massacres de Cabrières et de Mérindol, de la Saint-Barthélemy! etc... Peu importe le parti qui se trouverait justifié, puisqu'avant tout la France aurait une tache de moins sur son noble front.»
[163] Froissart, liv. I, part. I, ch. CCLXVI.—C'est le mot de César, qui fit une chute pareille en mettant pied sur la terre d'Afrique, et s'écria: Terre d'Afrique, je te saisis. C'est aussi le mot de Guillaume le Conquérant dans une circonstance toute semblable, lors de son débarquement en Angleterre. Voyez Augustin Thierry, Hist. de la Conquête des Normands, t. I, p. 334.
[164] V. les Annales de l'Académie de Bruxelles (1832), p. 124, et les Nouvelles Archives historiques des Pays-Bas, janv. 1831, p. 14.
[165] M. d'Arlincourt a cru que rewart ou plutôt ruward (gardien de la tranquillité) signifiait roi-citoyen.
[166] V. ce qu'en dit M. Beltz, membre du College of Arms, dans ses Annales (Memorials) de l'Ordre de la Jarretière, analysées, sur ce point, dans la Revue de Paris du 10 oct. 1841, p. 131.
[167] V. la dissertation de Papebroch dans les Bollandistes (avril, t. III) et le compte-rendu d'une séance de l'Académie de Bruxelles, 4 juin 1852, où le débat fut repris sur ce sujet par MM. Polain et Gachard.
[168] Revue de Paris, 1er mai 1857, p. 55.
Oui, donnons sur toutes choses la vérité à tous, sans parti pris, sans réticences. Soyons heureux si notre histoire se purifie sous nos mains impartiales et perd quelques souillures, qu'elle ne méritait pas; mais laissons aussi à chacun les flétrissures qu'il a bien gagnées. Justifier quand même n'est pas de notre fait; et nous ne voulons pas qu'on puisse accuser la moindre de ces pages d'avoir fait l'office de papier brouillard, c'est-à-dire d'avoir gardé pour soi la tache qu'elle voulait enlever. Le beau et le bien mis en leur vrai jour feront notre joie, mais nous ne reculerons pas devant l'aveu du mal. Mieux vaut la vérité, même hideuse, qu'un séduisant mensonge. Nous sommes en cela de l'avis de Grégoire le Grand, qui disait[169]: «Si autem de veritate scandalum sumitur, utiliùs permittitur nasci scandalum, quam veritas relinquatur. Si du récit d'un fait véritable il résulte du scandale, il vaut mieux laisser naître le scandale que renoncer à la vérité.»
[169] 7e homélie, § 5.
La sévérité contre les autres oblige contre soi-même. Nous n'aurons donc pour notre propre livre aucune partialité complaisante; nous en confesserons les fautes avec autant d'empressement que celles d'autrui. C'est même, en toute franchise, par un aveu de ce genre que nous reprendrons notre travail où nous l'avons laissé.
Confiant dans ce qu'avait dit Daru, qui, pour une fois qu'il doutait, n'eut pas la main heureuse; fort de ce qu'avait écrit Depping, dont le scepticisme était encore allé plus loin[170], nous avions cru pouvoir reléguer parmi les légendes le fameux Combat des Trente, livré en 1351, entre Josselin et Ploërmel. Nous avions tort, on nous l'a prouvé depuis avec d'excellentes raisons[171]. C'est pour nous un bonheur de le déclarer, car alors même que nous doutions le plus, nous étions presque tenté de mentir par patriotisme.
[170] Rev. encyclopéd., t. XXXVI, p. 64-65.
[171] V. la savante brochure de M. Pol de Courcy, le Combat des trente Bretons, etc., Saint-Pol-de-Léon, 1857, in-8º; et un article de M. de Laroche-Héron dans l'Univers, 17 juin 1858.
Que n'en est-il de même pour le dévouement d'Eustache de Saint-Pierre! Malheureusement, pour ce qu'il y a de mensonge de ce côté le doute n'est guère permis, depuis qu'au dernier siècle Bréquigny[172] découvrit, dans les archives de Londres, des pièces témoignant des connivences du héros calaisien avec les Anglais, et prouvant, entre autres choses, qu'il reçut du roi Édouard une pension qu'un traître seul pouvait accepter; je n'ajouterai qu'un détail nouveau, mais, ce me semble, tout à fait décisif.
[172] Notice des Manuscrits, t. II, p. 227.—Mémoires de l'Académie des Inscriptions, t. XXXVII, p. 539. Dans le premier de ces mémoires, Bréquigny se fait une arme contre Froissart du silence que garde sur toute cette affaire la Chronique latine de Gilles de Muisit, «qui, dit-il, écrivoit dans le temps même de l'événement et dans une ville peu éloignée du lieu où se passoit la scène». Dans l'autre travail, il prouve que, deux mois après la reddition de Calais, Édouard, par lettre du 8 oct. 1347, non-seulement rendit à Eustache de Saint-Pierre les maisons qu'il possédait dans Calais, mais lui en donna d'autres et le pensionna. Il ajoute: «Comment Eustache de Saint-Pierre, cet homme qu'on nous peint s'immolant avec tant de générosité aux devoirs de sujet et de citoyen, put-il consentir à reconnoître pour souverain l'ennemi de sa patrie; à s'engager solennellement de lui conserver cette même place qu'il avoit si longtemps défendue contre lui; enfin, à se lier à lui par le nœud le plus fort, l'acceptation du bienfait? C'est ce qui me paroît s'accorder mal avec la haute idée donnée jusqu'ici de son héroïsme patriotique.»—Notre ami Eugène d'Auriac a repris, dans le Siècle du 26 septembre 1854, à l'époque où la ville de Calais se proposait d'élever une statue à Eustache de Saint-Pierre, la réfutation entreprise par Bréquigny; il l'a complétée à l'aide de quelques pièces récemment trouvées à la Tour de Londres, une entre autres, datée du 29 juillet 1351, qui nous montre Édouard III dépossédant les héritiers d'Eustache de Saint-Pierre des biens qu'on lui avait accordés, parce que, loin sans doute de suivre son exemple, ils étaient restés fidèles à la cause française. Le dernier mot de M. d'Auriac sur cette question se trouve, très étendu et corroboré de nouvelles preuves, dans un travail de la Revue des Provinces de 1864, t. VI, p. 491.
En 1835, une société savante, qui se recrute d'érudits à Calais et dans les villes voisines, la Société des Antiquaires de la Morinie, mit au concours cette question si intéressante pour la gloire de toute la contrée: Le dévouement d'Eustache de Saint-Pierre et de ses compagnons au siège de Calais.
On pouvait s'attendre d'avance à voir le prix remporté par quelque mémoire rétablissant enfin dans sa glorieuse authenticité l'événement mis en doute depuis tantôt un siècle. Si la Société devait être naturellement indulgente et partiale, c'était certainement pour tout travail où la question se trouverait envisagée sous ce point de vue. Malheureusement c'était le moins favorable; le mauvais rôle ici était du côté de la défense. Les juges, après lecture des pièces, eurent le bon esprit de s'en apercevoir et assez de justice pour le déclarer.
Le mémoire auquel le prix fut décerné, et dont M. Clovis Bolard, un Calaisien! était l'auteur, prouvait qu'Eustache de Saint-Pierre n'était rien moins qu'un héros.
Voici comment le Mémorial artésien[173] raconte la séance dans laquelle fut proclamée la décision de la Société:
[173] Cité dans les Archives historiques et littéraires du nord de la France, t. IV, p. 506.
«M. le secrétaire perpétuel fait un rapport sur les travaux de la Société pendant l'année. Il le termine en disant que sur les trois questions proposées pour le concours de 1835, il n'a été répondu qu'à une seule, celle qui a pour objet le dévouement d'Eustache de Saint-Pierre et de ses compagnons au siège de Calais, et qu'après maintes discussions dans le sein de la compagnie, une majorité de quatorze voix contre onze a prononcé que la médaille serait décernée à l'auteur du mémoire qui a révoqué en doute ce fait historique.
«A ces mots, un mouvement de surprise se manifeste dans l'auditoire, et plus d'un assistant s'étonne qu'une société française puisse couronner un ouvrage qui tend à effacer de notre histoire un des plus beaux traits qui honorent les annales de notre nation. On écoute cependant avec attention divers fragments du mémoire, lus avec chaleur par M. le secrétaire, et bientôt le lauréat, M. Clovis Bolard, de Calais, s'avance au bureau pour recevoir des mains de M. le président la médaille d'or que lui décerne la Société.»
Ici, l'on se contenta d'être surpris et un peu mécontent, comme le dit le journal; ailleurs, dans une circonstance à peu près pareille, si ce n'est que l'esprit religieux et non plus le sentiment patriotique y était mis en jeu, l'on ne s'en tint pas à ce muet étonnement.
M. Henri Julia lisait à la dixième séance de la Société archéologique de Béziers un fragment du mémoire historique qui lui avait mérité la Couronne d'argent. L'épisode choisi était le sac de Béziers, en 1209. Il venait de citer les paroles du légat Milon: «Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra bien ceux qui sont à lui,» lorsque tout à coup, du milieu de l'assemblée, un jeune prêtre s'écrie: «C'est faux, cela a été démenti.» Grand tumulte; le lecteur s'interrompt, le président se lève; on s'attend à le voir rappeler à l'ordre l'impétueux perturbateur. Point du tout; il retire la parole à M. Julia, qui voulait continuer, et il croit devoir se justifier lui-même du scandale de cette scène, en déclarant à l'assemblée que le fragment dont la lecture avait causé tant d'émotion n'était pas celui qu'il avait indiqué à l'auteur. «Ainsi, lisons-nous dans l'Alliance des Arts[174], M. Henri Julia, qui était venu de Paris pour recevoir une ovation dans une séance solennelle, s'est vu l'objet d'une censure publique.»
[174] 25 mai 1844, p. 363.
Le président avait de cette manière donné deux fois raison au jeune prêtre; il l'avait indirectement excusé de son inexcusable interruption, et il avait tacitement approuvé son démenti du mot historique. En ce dernier point avait-il tort? Que faut-il penser de la réalité de l'impitoyable parole du légat? Est-elle assez authentique pour qu'on se croie en droit de la répéter partout? Les uns diront oui; les autres non. Ceux-là ayant pour eux dom Vaissette; ceux-ci, son commentateur, le chevalier Du Mège. Dans le doute, je fis comme le sage; je commençai par m'abstenir[175], bien qu'en cela mon penchant fût volontiers pour la justification du légat. On a tant médit de l'Église et de ses prêtres! on a tant exagéré le mal dont leur sévérité souvent nécessaire a été la cause!
[175] Il faut dire, avant tout, à la justification du légat, que si son mot cruel se trouve relaté par quelques historiens (V. Césaire d'Heisterbach, liv. V, ch. XXI), il ne l'est point par tous, notamment par ceux qui feraient le mieux autorité, les écrivains du pays. Il ne se lit même pas dans le récit du moine de Vaulx-Cernay, «qui, dit M. Du Mège, aurait, sans aucun doute, trouvé le mot sublime et approuvé avec une sainte joie cet ordre barbare». (Hist. du Languedoc, de D. Vaissette, édit. Du Mège, 1838, in-8º, addit. et notes à la suite du t. V, p. 31.)
L'authenticité du mot me semblait toutefois assez fortement sapée pour penser qu'on ne dût pas désormais le citer sérieusement. Je fus donc surpris de le voir solennellement rappelé par M. Guizot dans sa réponse au discours de réception du Père Lacordaire. Les érudits s'en émurent, et l'un d'eux, M. Ch. Tamisey de Larroque, crut à propos de faire une réfutation en règle de la malencontreuse citation[176]. Après ce qu'il a dit pour montrer le peu de foi qu'il faut avoir en Césaire d'Heisterbach, dont le livre est ici le seul témoignage[177], et pour faire voir aussi par quelques faits de la vie du légat, que de telles paroles étaient absolument contraires à ses habitudes de miséricorde, j'avoue que le doute dans lequel je m'abstenais d'abord fut entièrement dissipé[178].
[176] Correspondance littéraire du 10 février 1861, p. 149-152.
[177] Daunou, qui ne peut être suspecté de trop de partialité pour l'Église, avait lui-même déclaré que le légat était calomnié par Césaire d'Heisterbach, dont le livre est indigne, selon lui, de toute créance. (Hist. litt. de la France, t. XVII, p. 313.)
[178] Si le compilateur Larousse avait connu l'excellent article de M. Tamisey de Larroque, il se fût sans doute dispensé de croire encore à l'odieux lieu commun, et il se fût gardé de nous faire un crime de notre doute prudent. V. son livre, au titre si bizarre, Fleurs historiques des dames, p. 632.
Pour la création du Saint-Office, à laquelle on prétend que saint Dominique eut part, je serai plus à l'aise encore. J'ai, pour nier, les autorités les plus fortes[179], entre autres celle du P. Lacordaire, d'autant plus précieuse en cela que l'empressement du célèbre dominicain à repousser pour son patron toute responsabilité dans cette fondation sinistre semble être une garantie de son horreur pour tous les actes de l'Inquisition[180].
[179] Le cardinal Ximenès et l'Église d'Espagne, par le docteur Hefels, traduct. de l'abbé Sisson, p. 205.
[180] Ce qu'il a dit, à ce sujet, dans son Histoire de saint Dominique, se trouve confirmé par un article de la Revue contemporaine, 25 avril 1857, p. 733.
Puisque je me trouve avec lui, je ne le quitterai pas sans parler d'un mot qu'il mit en crédit, et que son autorité fit prendre pour une parole célèbre, lorsque ce n'était qu'un titre de livre. Je laisserai parler à ce sujet M. de Montalembert[181], et d'autant plus volontiers qu'il me donne occasion de relever une petite erreur.
[181] Le P. Lacordaire, p. 147.
«C'est Lacordaire, dit-il, qui a le premier, dans un article de l'Avenir, exhumé ce titre de la Chronique des Gesta Dei per Francos, dont on usa depuis lors à tort et à travers, dans la littérature ecclésiastique....» C'est fort vrai; ce qui l'est moins, c'est l'origine de la phrase telle que la donna M. de Montalembert. Ce n'est pas le titre d'une Chronique, mais celui d'une collection d'historiens relatifs aux Croisades, publiée en 2 vol. in-folio, par Bongars, en 1611. Bongars était protestant, et il est curieux que ce soit lui qui ait prêté au grand orateur catholique l'une des formules dont il aimait le mieux se servir. Cette source, s'il l'eût connue, ne lui eût pas rendu moins belle la parole qu'il y trouvait. Son esprit faisait partout son profit du grand et du beau, et la phrase dont nous parlons est de ce domaine. Elle n'est égalée que par celle de Shakespeare, qui est presque sa tributaire: «La France est le soldat de Dieu.»