L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques
XXX
Si, comme je le pense, Brantôme n'avait pas dit vrai dans cette occasion, ce ne serait pas la seule fois qu'il eût erré en parlant de Charles IX. Ici, il lui a prêté un crime qu'il n'a sans doute pas commis; ailleurs, il lui prête un mot qu'il n'a pas dit.
A l'entendre, «ce roy tenoit que, contre les rebelles, c'estoit cruauté que d'estre humain et humanité d'estre cruel.» Le farouche apophthegme n'est pas de Charles IX; c'est un trait tiré des sermons de Corneille Muis, évêque de Bitonte[345], dont Catherine de Médicis, dans ses conseils à son fils, s'était fait un précepte favori.
[345] Bibliothèque choisie de Colomiez, 1682, in-12, p. 179.
D'Aubigné nous révèle cette particularité[346], et nous aide ainsi à corriger Brantôme. Son tour arrive d'être réfuté lui-même.
[346] Histoire universelle, t. II, liv. I, ch. II.
La fameuse lettre de H. d'Apremont, vicomte d'Orthez, comme refus d'obéissance à l'ordre qu'il avait reçu de faire massacrer les huguenots de Bayonne, est très probablement une pièce de son invention[347].
[347] Ibid., ch. V.—Par les lettres que Charles IX adressa le jour même de la Saint-Barthélemy à Pierre Le Vavasseur, seigneur d'Éguilly, et aux notables de la ville de Chartres, on peut supposer de quelle nature devaient être celles qu'il écrivit aux gouverneurs des provinces, et qu'on n'a pas retrouvées. Elles avaient pour but, non pas d'ordonner le massacre dans la ville, mais seulement d'expliquer les raisons qui avaient rendu nécessaires la mort de l'Amiral et celle de ses complices, «d'autant, lit-on dans la seconde de ces lettres, d'autant que ledit faict pourroit leur avoir été déguisé autrement que il n'est». Ce sont des conspirateurs et non pas les protestants que le roi poursuit, et contre lesquels il a sévi: «Sadite Majesté déclare que ce qui en est ainsy advenu a esté... non pour cause aucune de religion, ne contrevenir à ses idées de pacification qu'il a toujours entendu, comme encores entend observer, garder et entretenir, ains pour obvier et prévenir l'exécution d'une malheureuse et détestable conspiration faicte par ledit amiral, chef d'icelle et autres ses adhérents...» Ces curieuses lettres, au nombre de trois, ont été publiées pour la première fois par l'Artiste du 30 juillet 1843.—La lettre que Charles IX écrivit le jour même du massacre à son ambassadeur à Rome, et qui a été publiée d'après les manuscrits de Du Puy, par M. Frédéric de Raumer, Briefe aus Paris zur Erlaeuterung der geschichte, etc., prouve aussi, par la manière ambiguë dont elle est rédigée, combien il était impossible de faire à des lettres si peu nettes des réponses aussi formelles, aussi décisives, que l'est celle prêtée par d'Aubigné au vicomte d'Orthez. V. encore, pour les lettres écrites par Charles IX à cette date fatale, le Bulletin du Bibliophile, 1842, p. 198, et le t. VII de la Correspondance de Bertrand de Salignac de La Mothe-Fénelon.
Relisez-la avec attention, et, mis en éveil par ce simple avis, vous reconnaîtrez tout d'abord à la tournure du style, énergique, serré, prompt à l'antithèse, que c'est bien vraiment d'Aubigné qui doit l'avoir écrite. Les autres preuves viendront après.
«Sire, j'ay communiqué le commandement de Vostre Majesté à ses fidèles habitans et gens de guerre de la garnison: je n'y ay trouvé que bons citoyens et braves soldats; mais pas un bourreau[348]. C'est pourquoi eux et moy supplions très humblement Vostre dite Majesté de vouloir bien employer en choses possibles, quelque hasardeuses qu'elles soyent, nos bras et nos vies, comme estant, autant qu'elles dureront, Sire, vostres.»
[348] Le lieutenant du roi en Dauphiné aurait, selon le Scaligerana (Cologne, 1667, in-12, p. 78), fait une réponse à peu près pareille: «Monsieur de Gordes empescha que le massacre ne fust fait à Grenoble; il respondit qu'il estoit lieutenant du roy et non bourreau.»
Aucun historien n'a rapporté cette pièce, pas même de Thou, qui, ne lui trouvant pas une authenticité suffisante, «n'a pas oser l'adopter, dit l'abbé Caveirac[349], malgré sa bonne volonté pour les huguenots et ses mauvaises intentions contre Charles IX». D'Aubigné est le seul qui l'ait connue, et cela pour une excellente raison, si, comme j'ai tout lieu de le penser, c'est lui qui l'a fabriquée[350].
[349] Dissertat. sur la journée de la Saint-Barthélemy, etc. (Archives curieuses, 1re série, t. VII, p. 508).—C'est autour de cette dissertation, reprise par Lingard et combattue par M. Allen, qu'on fit si grand bruit de brochures en Angleterre, vers 1829. Aujourd'hui, l'on en fait grand cas, et on la trouve d'une logique fort acceptable. Du temps de Voltaire, ce n'était qu'une monstruosité. «Envoyez-moi, je vous prie, écrivait-il à Thiriot, le 24 décembre 1758, cette abominable justification de la Saint-Barthélemy; j'ai acheté un ours, je mettrai ce livre dans sa cage. Quoi! l'on persécute M. Helvétius et l'on souffre des monstres?»
[350] Et il y tenait, car, ainsi que l'a remarqué M. Léon Feugère (Revue contemp., 31 déc. 1854, p. 278), il l'a résumée dans ce vers des Tragiques:
C'est bien d'après lui du moins qu'elle a couru et fait fortune dans l'histoire. Par malheur, il n'a pas été heureux dans le choix de l'homme à qui il en a fait endosser l'héroïsme. D'après le langage qu'il lui prête, ce vicomte d'Orthez vous semble sans doute n'avoir pu être qu'un homme de la plus énergique intégrité, catholique clément, ennemi de toute rigueur. Or, sachez au contraire qu'il n'y avait pas de plus enragé guerroyeur contre les protestants. Fallait-il tenter quelque coup de main contre eux; était-il besoin, comme en 1560, de se joindre à l'armée du roi d'Espagne pour entrer dans les États du Navarrais huguenot, et, comme dit La Planche, pour «tout râcler, sans espargner femmes ni enfans[351]»; on pouvait compter sur lui. Il allait même si loin dans ses sévices, il était si ardent au massacre et à la curée quand il s'agissait des religionnaires de Bayonne qu'on lui avait donnés à gouverner, que ce même roi aux cruautés duquel d'Aubigné voudrait qu'il eût si courageusement refusé de prêter les mains, Charles IX, se vit forcé de lui ordonner moins de rigueur. M. Huillard-Bréholles en a donné des preuves dans un Rapport au ministre sur deux cent trente-huit lettres de rois et de reines de France conservées aux archives de Bayonne.
[351] Hist. de l'Estat de France, par Regnier de La Planche, édit. in-8º, p. 116.
«J'appellerai, dit-il, votre attention sur une lettre de Charles IX, du mois de mai 1574, à Vincennes, confirmée par une autre de Catherine de Médicis, portant injonction au vicomte d'Orthez de se conduire avec plus de modération, et la promesse de faire droit aux plaintes des habitants contre ce gouverneur. En y joignant deux notifications de Henri III, du 8 novembre 1584 à Ollainville et du 29 janvier 1582 à Paris, où il est question d'une réponse de ce même gouverneur contre l'autorité royale, on pourrait sans doute se faire une idée plus exacte du caractère d'un personnage qui n'est guère connu que par la lettre de d'Aubigné, reproduite avec empressement par Voltaire, mais rejetée à juste titre par la critique moderne[352].»
[352] Bulletin des comités histor., 1850, p. 167.
On m'objectera maintenant que s'il n'y eut pas de massacres à Bayonne, il faut que quelqu'un s'y soit opposé; et l'on me demandera qui ce put être. Tallemant va nous répondre par deux lignes de son Historiette sur le musicien de Niert, qu'on ne s'était pas encore avisé de citer à ce sujet.
«De Niert, écrit Tallemant[353],... est de Bayonne: il dit que son grand-père étant maire empescha qu'on ne fist le massacre dans Bayonne.»
[353] Édit. P. Paris, t. VI, p. 192.
Qui croire maintenant, de d'Aubigné qui tient pour le vicomte d'Orthez, ou de de Niert qui tient pour son grand-père? Ni l'un ni l'autre de façon certaine. S'il fallait opter cependant, c'est pour d'Aubigné et le vicomte que je me déciderais, ne voyant dans le dire de de Niert que la vantardise d'un descendant, qui se fait une gloire de la belle action qu'il prête à son aïeul. Quant au vicomte d'Orthez, d'Aubigné revient trop sur son action, et lui en tient trop de compte[354] pour qu'il n'y eût pas quelque réalité dans le fait: un homme de guerre, ainsi que l'a dit fort bien M. de Samaseuilh[355], peut être à la fois cruel et loyal; et le vicomte, par conséquent, qui ne reculait pas devant les plus sanglants massacres contre des gens armés, pouvait au contraire avoir de la répugnance pour une exécution digne du bourreau[356]. De là son refus, dont je ne repousse expressément que la forme donnée par d'Aubigné. Le fait peut être vrai; mais la lettre qui l'annonce est, à mon avis, incontestablement fausse dans le texte de l'historien. Or, ici, qu'est-ce qui nous importe le plus? La réalité des mots prononcés, l'authenticité des lettres écrites[357].
[354] Il alla jusqu'à épargner, dans un jour de massacre, les soldats du vicomte d'Orthez, pour lui rendre ainsi ce qu'il avait fait à ses coreligionnaires de Bayonne. (Hist. univ., liv. III, ch. XIII.)
[355] Bulletin de la Société de l'hist. du Protestantisme français, 1863, p. 19.
[356] Les gens d'Agen avaient pour la même raison répugné aux ordres du massacre. Les plus rigoureux contre les huguenots dans les temps ordinaires furent ceux qui se montrèrent les plus ardents à la désobéissance. (Scaligerana, p. 5, 96.)
[357] Ceci était écrit et sous presse lorsqu'un excellent article de M. Ph. Tamisey de Larroque, dans la Revue des Questions historiques, 1er janvier 1867, p. 292-296, est venu clore le débat et nous donner raison. M. de Larroque a découvert dans les manuscrits de la Bibliothèque Impériale, fs fr., nº 15555, p. 601, une lettre du vicomte d'Orthez au roi, en date du «dernier août 1572», par laquelle il lui promet «de fere vivre en tel poinct» ceux dont il est chargé, qu'aucun trouble ne puisse être à craindre; ce qui eut lieu. Il tint en brides catholiques et huguenots, et lutte et massacre furent ainsi empêchés. M. de Larroque pense avec assez de raison que de Niert, le maire, dut lui venir en aide pour cette tâche difficile, ce qui expliquerait le dire de son petit-fils, rapporté par Tallemant.