L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques
VII
Les frères Grimm, qui, dans leur très savant et très curieux livre sur les Traditions allemandes, ont dégagé l'histoire de la légende avec tant de courage et de lumière, n'ont eu garde d'oublier ce conte. Ils l'ont remis à sa vraie place, dans la catégorie des inventions ingénieuses, des mensonges bien trouvés dont l'étiquette naturelle est la fameuse phrase italienne: Si non e vero, e bene trovato.
La plupart des traditions de notre histoire à l'époque mérovingienne les ont rencontrés tout aussi inexorablement sceptiques. Il faut voir quel bon marché ils font de la vérité historique des événements les plus populaires du règne de Childéric et de celui de Clovis; comment ils rejettent parmi les fables, en dépit d'Aimoin[106] et de Grégoire de Tours[107], tout le roman du mariage de Childéric avec la reine Basine, que l'abbé Velly avait pomponné de si jolies phrases; comment, malgré les mêmes historiens, ils relèguent au nombre des légendes: et la fameuse histoire du vase de Soissons[108], et celle du mariage de Clovis et de Clotilde[109], et celle encore de l'épée et des ciseaux que cette dernière princesse reçut des rois Childebert et Clotaire, comme présents symboliques lui annonçant qu'il lui fallait choisir, pour ses petits-fils, entre la mort par le glaive et la tonsure du moine[110].
[106] Hist. des Français, liv. I, chap. XIII et XIV.
[107] Hist. des Francs, liv. II, chap. XXVIII.
[108] Aimoin, liv. I, ch. XII.—Grégoire de Tours, liv. II, ch. XXVIII.—Flodoard, Hist. de Reims, liv. I, ch. XIII.
[109] Aimoin et Grégoire de Tours, ibid.
[110] Grég. de Tours, liv. III, ch. XVIII.—V. sur tous ces faits, le livre des frères Grimm, déjà cité, t. II, p. 85, 89, 95, 98.
De l'existence de Pharamond comme premier roi des Francs, les frères Grimm n'en parlent même pas[111]. Ils savent que c'est une croyance sur laquelle, à moins d'être le continuateur patenté de M. Le Ragois, l'on a passé condamnation depuis plus d'un siècle.
[111] L'abbé de Longuerue en doutait déjà, voyant qu'il n'en était pas fait mention dans Grég. de Tours et qu'il n'en était parlé que dans le Manuscrit de Saint-Victor.
Auparavant, on y croyait si bien, qu'on allait jusqu'à dire par quelles vertus s'était distingué Pharamond. Il se trouve dans les manuscrits de la Bibliothèque impériale[112] une dictée faite par Élisabeth de France, sous les yeux de Louis XIII encore enfant, où l'on fait dire à la petite princesse au sujet de son frère: «Qu'il prendra comme modèles, pour la piété saint Louis, pour la justice Louis XII, pour l'amour de la vérité Pharamond Ier.....» L'amour de la vérité sous le patronage d'un roi dont l'existence est un mensonge, voilà certes qui est bien placé!
[112] Mss. de Béthune, vol. coté 9309.
Un mensonge, ai-je dit, l'existence de Pharamond un mensonge! C'est bien de l'audace. Ceux à qui la fable est chère vont m'en vouloir; peut-être m'en feront-ils un vrai crime, comme il arriva au savant de Bohême Shlœzer, qui passa pour criminel de lèse-majesté, parce qu'il avait rayé de l'histoire de son pays plusieurs princes que des récits mystiques y avaient placés: Ausus est reges incessere dictis[113]! Le plus grave, c'est que notre liste royale y perd un roi, et commence ainsi par un vide. Avec un peu de complaisance on peut le combler, et recompléter le nombre, en replaçant dans la nomenclature un carlovingien jusqu'ici tenu à l'écart. C'est ce fils de Louis-d'Outremer, nommé Charles, que l'on croyait avoir été entièrement supprimé par son frère Lothaire, mais qui semble avoir eu toutefois quelques années de règne en Bourgogne, ainsi que l'a prouvé M. Auguste Bernard, d'après la suscription d'un acte des Cartulaires de Cluny[114].
[113] Baron de Férussac, Bulletin des Sciences historiques, t. XVI, p. 328
[114] Notes sur un roi inconnu de la race carlovingienne, dans le XXIIIe volume des Mémoires de la Soc. imp. des Antiq. de France.
Les frères Grimm n'ont pas dit un mot de la Sainte-Ampoule. S'ils doutent des légendes, jugez ce qu'ils pensent des miracles!
Nous n'en parlerons pas nous-même davantage; il nous suffira de renvoyer, pour l'origine de la sainte fiole, à l'excellent livre de M. Alfred Maury sur les Légendes pieuses[115].
[115] P. 183.
J'avais, dans la première édition de ce livre, fait une chicane aux historiens pour leur traduction des paroles de saint Remy baptisant Clovis. M. Édouard Thierry m'a fort courtoisement prouvé que j'avais eu tort, et je vais prouver à mon tour que j'approuve ses raisons, en les reproduisant ici:
«M. Édouard Fournier, dit l'aimable critique[116], prend la traduction: «Courbe ton front, fier Sicambre,» en flagrant délit de rhétorique. Elle n'est pas tout à fait exacte, j'en conviens; mais elle l'est bien plus qu'il ne semble. Si elle cherche le nombre harmonieux, elle imite en cela le texte, qui affecte un faux air de vers latin: Mitis depone colla, Sicamber, et la traduction est encore plus simple que l'original. Quant au mot fier, on aurait tort de le prendre pour un contre-sens. Grégoire de Tours[117] ne dit pas: Depone colla, mitis Sicamber, «baisse le cou, doux Sicambre;» mais: Mitis depone colla, Sicamber; «baisse doucement la tête, Sicambre,»—la force de l'adjectif portant sur l'action du verbe; ou mieux encore: «Apprivoisé désormais,»—c'est le vrai sens de mitis—«baisse la tête, Sicambre.» Or, qui dit apprivoisé suppose un état antérieur, qui est l'état sauvage, et le mitis Sicamber contient le fier Sicambre.»
[116] Moniteur du 4 nov. 1856.
[117] Lib. II, cap. XXI.
On est presque heureux des erreurs qui vous attirent de semblables rectifications. Elles deviennent ainsi des bonnes fortunes pour la vérité.
Si le mot n'a pas été gâté par les arrangeurs d'histoire, il n'en a pas été de même pour le reste de l'épisode. La mise en scène qui a complètement dénaturé la pièce n'est nulle part plus fausse ni plus amusante que dans le livre de Scipion Dupleix[118]. Il nous montre le roi franc inclinant, à la voix de l'évêque, sa tête frisée et parfumée. On croit assister au sacre de Louis XIV, recevant, en perruque, la couronne de ses ancêtres.
[118] Hist. génér. de France, 1639, t. I, p. 58.
«L'heure de la veille de Pasques, à laquelle le roy devoit recevoir le baptesme de la main de sainct Remi, estant venue, il s'y présenta avec une contenance relevée, une démarche grave, un port majestueux, très-richement vestu, musqué, poudré, la perruque pendante, curieusement peignée, gaufrée, ondoyante, crespée et parfumée, selon la coutume des roys françois. Le sage n'approuvant pas telles vanités, mesmement en une action si saincte et religieuse, ne manqua pas de luy remonstrer qu'il falloit s'approcher de ce sacrement avec humilité!»
Les avènements de dynastie sont plus qu'autre chose encore en histoire des occasions d'erreur, ou tout au moins de doute. La Chronique, dont le langage, en ce temps-là surtout, est si mal assuré, ne bégaye jamais tant qu'auprès des berceaux. On se croyait sûr de la vérité, par exemple, au sujet de Hugues-Capet et de sa prise de possession du trône. Augustin Thierry avait dit qu'avec lui la France s'était enfin donné une royauté nationale, substituant ses droits nouveaux aux droits vieillis de la monarchie venue d'outre-Rhin avec les Franks de Clovis et ceux de Charlemagne. M. Olleris[119] vient aujourd'hui nous dire qu'on s'est trompé. Ni Hugues-Capet, ni ses successeurs immédiats n'eurent, à l'entendre, rien de vraiment national. Ce furent moins des rois français, selon lui, que des agents couronnés de l'étranger. S'ils n'étaient plus Germains par la race, comme ceux qu'ils remplaçaient, ils l'étaient par le servage. M. Olleris nous paraît aller trop loin. Il se peut, comme il tend à le prouver, que les premiers Capétiens, sans grande force au dedans, où les vassaux leur étaient plus ennemis que l'étranger même, aient cherché au dehors l'appui qui leur manquait là, et se soient fait ainsi une défense de ce qu'ils auraient dû combattre; mais il serait injuste de leur faire un crime de cette politique de prudence, et d'y voir surtout la preuve d'une vassalité quelconque vis-à-vis de l'Allemagne. De ce que celle-ci les soutint, il ne faut pas aller jusqu'à dire qu'ils fussent tout à elle, comme serviteurs et créatures de ses empereurs. La France ne vit pas moins en eux des rois de son choix, les premiers qu'elle eût vraiment tirés de ses propres entrailles, comme il est dit dans un passage des Annales de Metz, oublié par Augustin Thierry, bien qu'il fût singulièrement favorable à sa thèse: Unum quodque de suis visceribus, regem sibi creari disponit.
[119] Mémoire sur Aurillac et son monastère, fort bien analysé par M. E. Levasseur dans la Revue des Sociétés savantes, mai-juin 1864, p. 541, et signalé par quelques lignes excellentes de M. Saint-Marc Girardin, Journal des Débats, 17 mars 1863.
La bourgeoisie et les gens de métiers, chez lesquels était alors le vrai cœur de la France, en jugèrent si bien ainsi que, pour mieux établir le lien intime qui existait entre eux et cette dynastie, moins française encore qu'essentiellement parisienne, ils imaginèrent le conte singulier et bientôt popularisé par les romans[120], qui donnait le chef de la dynastie pour le fils d'un boucher de Paris, et tendait à confondre ainsi, dans une même parenté, les Capets avec les Capeluches. La dynastie en fut un peu rabaissée vis-à-vis de l'étranger, où l'on se moqua de cette origine, comme fit Dante dans son Purgatoire[121], mais en France, à Paris même, où la corporation des bouchers avait une si grande puissance, elle n'en fut que mieux assise et plus forte.
[120] V. l'excellente introduction de M. Guessard au roman de Hugues-Capet, «seul poème où la légende du bouclier soit rapportée avec une apparence de bonne foi...» P. 10, 31.
[121] Chant XXe.