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L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques

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XXV

Voici toutefois qui est plus important, et tire bien autrement à conséquence: car, au mensonge très pittoresque dont je vais parler, nous ne devons rien moins que trois grands tableaux, l'un de Ménageot[272], l'autre de M. Ingres, le troisième de J. Gigoux[273]. Il est donc temps d'en finir avec lui une bonne fois, par pitié pour les peintres dont il tente le pinceau, et qu'il faut enfin désenchanter; par pitié aussi pour le public dont ces illustrations d'un fait complètement faux caressent et entretiennent l'erreur.

[272] A l'Exposition de 1781. Une copie de ce tableau fut exécutée en tapisserie aux Gobelins.

[273] Au Salon de 1835.

On a déjà deviné sans doute qu'il s'agit des Derniers moments de Léonard de Vinci, expirant à Fontainebleau dans les bras de François Ier (style de livret).

La Biographie universelle, qui a rarement le courage du doute et moins encore celui de la négation, a tenté dans cette circonstance son plus grand effort de critique; elle a bravement nié[274]. L'auteur de l'article Léonard de Vinci a fait céder les habitudes de crédulité routinière et presque superstitieuse du recueil dans lequel il écrivait, devant la logique des preuves entassées par Venturi[275], par Amoretti[276] et par Millin[277], pour combattre l'opinion trop longtemps acceptée.

[274] V. l'art. Vinci (Léonard), p. 156-157.

[275] Essai sur les ouvrages physico-mathématiques de Léonard de Vinci..., Paris, an V, in-4º.

[276] Vie de Léonard de Vinci.

[277] Voyage dans le Milanais, t. I, p. 216.

Il s'est demandé comment il s'était pu faire que Léonard, brisé par l'âge, malade depuis plus d'un an, eût tout à coup quitté le petit château de Clou près d'Amboise, devenu sa résidence par un ordre bienveillant du roi[278], et d'où peu de jours auparavant il avait daté son testament[279], pour venir à Fontainebleau se mêler aux joies bruyantes de la cour; comment, si sa mort avait eu lieu dans cette dernière résidence royale, il avait pu se faire que son tombeau ne s'y trouvât pas, mais fût au contraire placé près du lieu qu'il habitait d'ordinaire, dans l'église Saint-Florentin d'Amboise[280]. Enfin, il n'a rien omis non plus de ce qui peut éclaircir un autre point: il n'a oublié aucune des preuves données par Venturi pour constater que François Ier ne pouvait être, le 2 mai 1519, près du lit du grand artiste expirant, pas plus à Fontainebleau qu'au château de Clou; preuves du plus haut intérêt, puisque, dans cette circonstance, elles font de l'alibi double une raison sans réplique, digne d'être devant l'histoire aussi décisive qu'elle le serait devant un tribunal.

[278] V. sur les causes de son voyage en France et de son séjour en ce petit castel tourangeau, après une excursion en Sologne, le Vieux-Neuf, 2e édit., t. II, p. 158-164.

[279] On sait maintenant que Léonard fit son testament à Amboise, devant le notaire Bereau, non pas quelques mois, comme on le pensait, mais neuf jours seulement avant sa mort. Cet acte, retrouvé il y a deux ans par M. Arsène Houssaye, porte la date du 23 avril 1519.

[280] Il l'avait demandé par son testament. V. sur cette sépulture les Lettres de M. Ph. de Chenevière et de M. Cartier, dans l'Athenæum français, des 19 août et 25 nov. 1854.

«Venturi...., dit M. J. Delécluze[281], qui, en résumant ces mêmes preuves, leur a donné une autorité nouvelle, fonde son opinion sur ce qu'au moment de cet événement la cour était à Saint-Germain-en-Laye, où la reine venait d'accoucher; que les ordonnances du 1er mai sont datées de ce lieu, et que le journal de la cour ne fait mention d'aucun voyage du roi avant le mois de juillet. Il ajoute que l'élection prochaine de l'Empire occupait trop François Ier, qui le convoitait, pour qu'il s'éloignât du centre des négociations; et enfin, que Melzi, l'élève et l'héritier de Léonard de Vinci, en annonçant la mort de Léonard aux frères de ce grand artiste, ne dit pas un mot dans sa lettre de cet événement, qui eût si vivement intéressé sa famille.

[281] Léonard de Vinci, Paris, 1841, gr. in-8º, p. 66-67.

«Il y a, poursuit M. Delécluze avec un sentiment auquel nous ne pouvons trop applaudir, il y a des choses vraisemblables qui équivalent à la réalité. Léonard de Vinci était digne d'un tel honneur, et l'intérêt vif que François Ier a toujours montré pour les arts et les artistes, et pour Léonard en particulier, est cause que l'erreur signalée par Venturi sera difficilement détruite[282]

[282] Venturi a fait d'autant plus facilement bon marché de cette fable, que, suivant lui, le seul qui perde à la réfutation du fait, ce n'est pas le peintre italien, mais le roi de France. «Cette circonstance, dit-il, intéresse plus la gloire de François Ier que celle de Vinci, qui, sans cela, n'est pas moins grande.» (Essai sur les ouvrages physico-mathématiques de Léonard de Vinci, p. 39.)

J'avoue que c'est là, en effet, une erreur respectable, et à laquelle on a presque peur de toucher. Tant d'honnêtes gens l'ont répétée! tant de bons peintres l'ont illustrée! de plus, elle vient d'une source si sérieuse! N'est-ce pas, en effet, Mabillon qui l'a prise le premier sous l'infaillibilité de son patronage[283]? Malheureusement pour l'honorable fable, les détails dont on l'a enjolivée sont d'une si outrecuidante fausseté, qu'on prend, en les lisant, cœur à la réfutation, et que, pour avoir le plaisir d'en faire justice, l'on se donne sans remords le courage de ne rien épargner de tout le mensonge.

[283] Son Itinerarium italicum, in-4º, où elle se trouve, p. 12, est le livre le plus ancien où je l'aie rencontrée. Pasch, dans ses Inventa Nova-Antiqua, la cite d'après lui (p. 742). S'il eût existé pour ce fait une autorité antérieure, soyez certain qu'il l'aurait su et l'aurait dit. Mabillon s'était fait, cette fois, sans y regarder de près, ce qui ne lui arrivait guère, l'écho d'une tradition déjà en cours, née je ne sais d'où ni comment, et que le faiseur de lettres, Vaumorières, devait, lui aussi, recueillir vers le même temps, mais d'une façon plus excusable: si le mensonge ne s'était popularisé que par ses Lettres, il n'eût pas fait une si grande fortune. Elles parurent en 1699, in-12; c'est à la page 154 du tome II que se trouve l'anecdote.

«Les amplificateurs d'anecdotes, est-il dit dans la Biographie universelle, prétendent que François Ier, lisant une surprise dédaigneuse sur la figure des courtisans qui l'avaient accompagné chez Léonard, leur dit de ne pas s'étonner: «Je puis faire des nobles quand je veux, et même de très grands seigneurs; Dieu seul peut faire un homme comme celui que nous allons perdre.»

«On prête ce mot à tant d'autres princes, ajoute naïvement la Biographie, qu'il serait difficile de dire s'il appartient réellement à François Ier

Ce n'est pas assez s'indigner, à mon sens, et notre biographe, au moment de conclure, se relâche un peu trop de sa logique et de sa sévérité. Mais, après tout, pourquoi de la colère, et même de l'étonnement, à propos de ces amplifications? On doit toujours s'attendre à les voir paraître; ce sont les parasites naturels de tout mensonge qui a fait fortune.

Pour moi, je me suis fait un précepte de ces vers d'Ovide:

Hic narrata ferunt alii, mensuraque ficti
Crescit, et auditis aliquid novus adjicit auctor[284].

[284] Métamorphoses, liv. XII, v. 7.

Dès qu'une erreur est née, je me prépare à voir croître à l'entour tout une végétation d'erreurs accessoires.

S'il s'agit de mensonges parlés, la dernière phrase de ce petit passage de Voltaire, dans les Annales de l'Empire, me sert aussi de leçon constante, et fait que je me tiens toujours sur mes gardes, même, comme on le verra, contre les erreurs de ce genre propagées... par Voltaire.

«Plusieurs historiens, dit-il, rapportent que Charles, avant la bataille (celle qu'il livra près de Tunis à Barberousse), dit à ses généraux: «Les nèfles mûrissent avec la paille; mais la paille de notre lenteur fait pourrir et non pas mûrir les nèfles de la valeur de nos soldats.» Les princes ne s'expriment pas ainsi. Il faut les faire parler dignement, ou plutôt il ne faut jamais leur faire dire ce qu'ils n'ont point dit. Presque toutes les harangues sont des fictions mêlées à l'histoire.»


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