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L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques

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XII

Je préfère, à la réfutation indécise de la prédiction du Templier, une autre qui est vraiment irrécusable, triomphante; je parle de celle que, grâce à un texte mieux lu, l'on a faite, dans ces derniers temps, d'une des paroles qui ont eu le plus de crédit chez les historiens des premiers Valois, et qui leur ont inspiré les plus belles phrases, les plus solennels commentaires.

Il s'agit du mot de Philippe VI, fuyant le champ de bataille de Crécy et venant demander asile au châtelain de Broye. Il n'en est guère de plus autorisé. Il a pour lui Villaret[154], Désormeaux[155], Dreux du Radier[156], mille autres encore, et enfin M. de Chateaubriand dans son Analyse raisonnée de l'histoire de France[157]. C'est lui qui va nous le redire, avec cette pompe de langage si facilement ridicule quand elle n'est plus que la parure d'un mensonge.

[154] Hist. de France, t. VIII, p. 451.

[155] Hist. de la maison de Bourbon, t. I, p. 264.

[156] Tablettes historiques, t. II, p. 148.

[157] Édit. F. Didot, 1845, in-12, p. 206.

«La nuit, dit-il, pluvieuse et obscure favorisa la retraite de Philippe... Il arriva au château de Broye: les portes en étaient fermées. On appela le commandant; celui-ci vint sur les créneaux et dit: «Qu'est-ce là? qui appelle à cette heure?» Le roi répondit: «Ouvrez: C'EST LA FORTUNE DE LA FRANCE:» parole plus belle que celle de César dans la tempête[158], confiance magnanime, honorable au sujet comme au monarque, et qui peint la grandeur de l'un et de l'autre dans cette monarchie de saint Louis.»

[158] V. plus haut, p. 12, pour l'authenticité au moins douteuse de ce mot.

J'ai regret d'avoir à biffer cette magnifique période, le cœur m'en saigne; il le faut pourtant: la belle parole qui l'a inspirée n'a jamais été dite. Ce qui est pis encore, c'est que sa solennité un peu matamore fait contre-sens avec le mot bien simple qui a réellement été prononcé par le roi vaincu, fugitif, et courbé sous les mornes tristesses de la défaite:

«Sur le vespre tout tard, ainsi que à jour vaillant, se partit le roy Philippe tout déconcerté, il y avoit bien raison, luy, cinquième des barons tant seulement.... Si chevaucha ledict roy tout lamentant et complaignant ses gens, jusques au chastel de Broye. Quand il vint à la porte, il la trouva fermée et le pont levé, car il estoit toute nuit, et faisoit moult brun et moult épais. Adonc fit le roy appeler le chastelain, car il vouloit entrer dedans. Si fut appelé, et vint avant sur les guérites, et demanda tout haut: «Qui est là qui heurte à cette heure?» Le roy Philippe qui entendit la voix répondit et dit: «Ouvrez, ouvrez, chastelain, c'est l'INFORTUNÉ ROY DE FRANCE...»

Voilà ce qu'a écrit Froissart[159], et cette fois vous pouvez l'en croire. Il a pour lui la pleine vraisemblance, ce qui, auprès de la version recueillie par M. de Chateaubriand, équivaut à la pleine vérité. Quant à l'origine de l'erreur reprise si malheureusement par le grand écrivain, elle est facile à deviner: elle vient d'une mauvaise lecture. Ceux qui publièrent les premiers le texte du chroniqueur lurent et imprimèrent mal; ou plutôt, égarés par les mauvaises habitudes historiques de leur temps, si fort engoué pour les discours et les mots fanfarons à la Tite-Live et à la Quinte-Curce, ils cherchèrent moins à lire ce qui s'y trouvait que ce qu'ils désiraient y trouver.

[159] Liv. I, part. I, chap. CCXCII.

C'est pendant la Renaissance, qui vit se réveiller la mode des pompeux mensonges à l'antique avec le goût des littératures anciennes, que le mot me semble avoir commencé de circuler sous sa forme altérée. Brantôme, qui le trouvait au gré de son imagination gasconne, fut un des premiers qui le mit en cours: «S'il faut qu'ils se retirent, dit-il[160], parlant des rois après une défaite, que ce soit en valleureuse et honorable rellique de battaille, comme fit ce brave Philippe de Vallois amprès la battaille de Crécy, qui amprès avoir combattu tout ce qui se pouvoit jusques à la sérée, qui le fit retirer au giste en un château et ville, où le gouverneur luy ayant demandé de la muraille son nom, il répondit que c'étoit la fortune restée de la battaille perdue!»

[160] Œuv. complètes de Brantôme, édit. elzévirienne, t. II, p. 88.

Depuis, l'on a recouru aux manuscrits, à celui de Breslau, qui est la meilleure copie de l'original, à celui de Berne, à celui de la bibliothèque de l'Arsenal, et le vrai texte a été rétabli tel que nous venons de le donner[161].

[161] V. le Récit de la bataille de Crécy, par M. C. Louandre (Revue anglo-française, t. III, p. 262), et un remarquable article de M. de Pongerville, dans le Journal de l'Instruction publique, 1855.—Dacier donna le premier la bonne leçon, après lui Noël la mit dans ses Éphémérides (1803, in-8, août, p. 211), Buchon enfin la consacra, d'après Dacier, dont il cita l'autorité en note, dans sa Collection des Chroniques en langue vulgaire, t. II, p. 370. Il la signala, un jour, à M. de Chateaubriand, pour qu'il rectifiât, dans une prochaine édition de ses Études historiques, le passage reproduit plus haut. Le grand écrivain lui répondit que le mot, tel qu'il l'avait cité d'abord, était bien plus beau et qu'il s'y tenait. Pour lui la vérité ne valait pas une phrase. Le fait nous a été affirmé par M. le docteur Payen, à qui Buchon l'avait raconté sur le moment même.

Si les historiens des siècles derniers l'eussent connu, je doute qu'ils en eussent fait cas; je répondrais même qu'ils lui auraient préféré la fausse version. N'était-ce pas assez d'avouer la défaite d'un roi de France? fallait-il lui enlever encore le mot qui relevait cette défaite et en était comme la revanche? Leur patriotisme n'aurait pu faire ce sacrifice à la vérité. La censure royale ne leur aurait d'ailleurs peut-être pas permis cette sincérité, surtout pendant le règne de Louis XIV. Tout ce qui touchait à l'infaillibilité des rois et tendait à diminuer leur prestige devait être sous-entendu par l'histoire.

A l'époque où l'abbé de Choisy s'occupait du règne de Charles VI, le duc de Bourgogne lui dit: «Comment vous y prendrez-vous pour dire qu'il étoit fou?—Je dirai qu'il étoit fou, répondit l'abbé. La seule vertu distingue les hommes dès qu'ils sont morts[162]

[162] Mémoires, t. I, p. 2.

On peut se faire une idée, par ce débris de conversation, de l'indépendance que les princes, qui pouvaient tout, permettaient alors aux historiens, même pour le passé; mais il ne faut pas s'en rapporter à la réponse de l'abbé pour croire que beaucoup s'affranchissaient du joug. Ils se soumettaient à mentir, et l'abbé lui-même des premiers, quoi qu'il veuille prétendre, avec sa fanfaronnade de sincérité.


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