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L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques

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IV

«Il n'appartient qu'aux tyrans d'être toujours en crainte. La peur ne doit pas entrer dans une âme royale. Qui craindra la mort n'entreprendra rien sur moi; qui méprisera la vie sera toujours maître de la mienne, sans que mille gardes l'en puissent empêcher.»

Telles sont, entre autres belles paroles, celles que le bon Hardouin de Péréfixe, et après lui tous les griffonneurs du Henriana, de l'Esprit de Henri IV, etc., mettent bravement dans la bouche du chef de la dynastie bourbonienne, croyant sans doute lui faire beaucoup d'honneur. Ils n'arrivent pourtant qu'à transformer ainsi le grand roi en une sorte de perroquet à paraphrases. La longue période qu'ils lui font dérouler n'est que l'écho étendu de cette parole de Sénèque: Contemptor suœmet vitæ, dominus alienœ, «Qui fait bon marché de sa vie est maître de celle des autres.»

Ce n'est pas seulement pour des propos graves comme celui-ci que ces anecdotiers sont allés gueuser, au nom du Béarnais, dans les livres anciens; ils les ont aussi écrémés de paroles grivoises, qui, assaisonnées, épicées à la française, ont pu être mises avec plus de vraisemblance encore que le reste sur le compte de ce diable à quatre.

Nos jurés-experts en supposition d'esprit vous raconteront, par exemple, que Baudesson, maire de Saint-Dizier, ressemblait si fort au roi, qu'un jour qu'il était venu le complimenter, la garde, le voyant passer et le prenant pour Henri IV, battit aux champs. «Qu'est-ce à dire, sommes-nous deux Majestés céans?» s'écria le roi en mettant la tête à la fenêtre. On lui expliqua que sa ressemblance avec Baudesson, qui venait d'arriver, était cause de l'erreur et de l'aubade. Il le fit entrer aussitôt, et fut surpris tout le premier de se trouver un ménechme si parfait: «Eh! compère, lui dit-il avec son accent le plus gascon et le plus narquois, votre mère est-elle donc allée dans le Béarn?—Non, Sire, c'est mon père qui y demeura.—Ventre-saint-gris! dit le roi gasconnant un peu moins, je suis payé.»

Maintenant, lisez Macrobe, au chapitre des Saturnales[68], qui rapporte les bons mots d'Auguste et les bonnes réponses qui lui furent faites, vous trouverez toute l'anecdote.... moins le ventre-saint-gris[69].

[68] Liv. II, ch. IV.

[69] Elle avait déjà couru au moyen âge. V. A. de Montaiglon, Anciennes poésies françaises, t. IV.—Pour un mot du Dante qui fut prêté à Henri IV, V. le Rabelais de MM. Burgaut des Marets et Rathery, t. II, p. 378, note.

Je vous ferai grâce de cent autres de même espèce, sauf une seule pourtant, dont l'origine m'échappa longtemps et qu'il faut que je vous raconte.

Sully avait promesse du roi pour une audience. Il vient heurter à la porte du cabinet royal; au lieu de le faire entrer, on lui dit que Sa Majesté a la fièvre et ne pourra le recevoir que dans l'après-dîner. Il se retire et va s'asseoir tout en grondant à quelques pas d'un petit escalier qui menait à la chambre du roi. Une belle jeune fille voilée, tout de vert vêtue, en descend bientôt furtivement et s'échappe. Le roi ne tarde pas à la suivre: «Eh! monsieur de Rosny, que faites-vous là? dit-il un peu troublé à la vue de son ministre; ne vous ai-je pas fait dire que j'avais la fièvre?—Oui, Sire, mais elle est partie.... Je viens de la voir passer tout habillée de vert.» Le roi se sentit pris; il lui frappa gaiement sur la joue, et ils s'en allèrent travailler.

S'il est quelque part une anecdote vraisemblable et bien faite suivant l'humeur de ceux à qui on la prête, c'est celle-ci certainement. J'ai donc été assez surpris d'apprendre qu'elle était supposée, comme tant d'autres. Elle se lit dans Plutarque[70], avec une petite différence conforme au goût des Grecs, et que le nôtre jugerait contre nature; ce n'est pas tout, je vous dirai qu'à la prendre seulement telle qu'elle est ici, on la trouve, bien avant qu'Henri fût né, qui court déjà le monde, mise en iambes malins par un certain Hilaire Courtois, qui, bien que Bas-Normand, latinisait d'une assez jolie façon[71].

[70] Vie de Démétrius, ch. VI (Œuvres de Plutarque, trad. Pierron, t. IV, p. 246).

[71] Hilarii Cortesii Volantillæ. Paris, 1533, in-12, p. 24.

Oh! le vraisemblable, le vraisemblable! C'est la mort du vrai en histoire; c'est l'espoir des mauvais historiens, et c'est la terreur des bons. Il ne faut pour la vérité ni deux poids ni deux mesures. Elle est nue; qu'importe! faites-la voir telle qu'elle est. Sa parole est franche jusqu'à la brutalité; qu'importe encore! laissez-lui sa brutale parole, et faites tout pour qu'elle parvienne à tous. L'idéal, dont elle s'est trop parée, est un voile charmant sans doute; enlevez-le lui pourtant, et rendez-le, si c'est possible, à la poésie, qui, de nos jours, s'en est trop passée.

M. Renan a écrit[72]: «Au point de vue de la vérité historique, le savant seul a le droit d'admirer; mais au point de vue de la morale, l'idéal appartient à tous. Les sentiments ont leur valeur indépendamment de la réalité de l'objet qui les excite, et on peut douter que l'humanité partage jamais le scrupule de l'érudit qui ne veut admirer qu'à coup sûr.»

[72] Études d'hist. relig., 2e édit., p. 271.

Ce n'est pas mon avis. L'exactitude, selon moi, n'est pas faite pour la dégustation exclusive des privilégiés. Ce qu'elle apporte d'utile doit profiter à tous. Sans elle, l'histoire n'a point d'enseignement pour l'humanité; et l'humanité ne doit être frustrée d'aucun des enseignements de l'histoire.

Aux derniers siècles, époque de la flatterie et des mensonges aristocratiques, on pouvait dire, à la grande indignation du P. Griffet[73]: «Le vrai est le sublime des sots;» mais aujourd'hui c'est différent. Voltaire alors pouvait se croire en droit d'écrire: «Il y a des vérités qui ne sont pas pour tous les hommes et pour tous les temps[74];» ou bien encore, à propos de certains faits de l'histoire de Russie: «Il n'est pas encore temps de les dire, les vérités sont des fruits qui ne doivent être cueillis que bien mûrs[75].» La raison humaine a fait assez de progrès pour que ces réserves prudentes soient devenues inutiles. On peut aujourd'hui lui servir les vérités en primeur. Il faut surtout qu'elles lui arrivent sans avoir été frelatées d'aucune manière, et sans qu'on ait tenté de mettre à leur place le vraisemblable qui n'est que leur fantôme.

[73] Traité des différentes sortes de preuves qui servent à établir la vérité de l'histoire, p. 90.

[74] Lettre au cardinal de Bernis, du 23 avril 1764.

[75] Lettre à la comtesse de Bassevitz, du 24 déc. 1761.

En cela, je me tiens à ce qu'a dit le P. Griffet: «Il n'y a de place dans l'histoire que pour le vrai, et tout ce qui n'est que vraisemblable doit être renvoyé aux espaces imaginaires des romans et des fictions poétiques[76]

[76] Traité des différentes sortes de preuves, etc., p. 42.

Si, du moins, l'on n'en faisait abus que pour les bagatelles dont je parlais tout à l'heure, le mal serait petit et nous en ririons presque. Si l'on se contentait, par exemple, de perpétuer, sous le nom de François Ier, je ne sais quelle aventure de chasse qui quelques mille ans auparavant, avait été prêtée au roi de Syrie Antiochus Sidètes[77], après avoir peut-être auparavant servi pour Nemrod, le grand chasseur; si tout le danger de ces sortes de suppositions consistait à faire répéter par Rabelais, riant dans son agonie, la parole de Demonax mourant: «Tirez le rideau, la farce est jouée[78];» ou bien à faire dire encore, par un paysan, à Louis XIV, ce mot copié d'Apulée: «Vous aurez beau agrandir votre parc de Versailles, vous aurez toujours des voisins;» si l'on s'en tenait seulement aussi à renouveler pour Bassompierre et tels autres gens d'esprit certains mots de spirituelle paillardise qui avaient fait fortune cent ans avant eux, comme celui-ci sur la virginité: «Il est bien difficile de garder un trésor dont tous les hommes ont la clef[79];» si même, en une question plus grave, l'on s'avisait, comme fit J.-B. Say, de prêter trop gratuitement à Christine de Suède, à propos de Louis XIV et de la révocation de l'édit de Nantes, ce vieux mot fait tant de siècles auparavant pour Valentinien venant de tuer Aétius: «Il s'est coupé le bras gauche avec le bras droit[80]»; tout cela, encore une fois, ne tirerait pas à grande conséquence. Je pourrais m'en amuser, comme fit Léonard Salviati, lorsqu'il voulut prouver en se jouant que, pour les faits historiques, il suffit de ce vraisemblable que je honnis[81]. J'irais même jusqu'à dire comme Montaigne, à propos de hardiesses pareilles hasardées dans son livre: «En l'estude que je traicte des mœurs et mouvemens, les témoignages fabuleux, pourvu qu'ils soient possibles, y servent comme les vrais.» Le malheur, c'est que le même système d'invention et de supposition, la même méthode de prêts gratuits, de greffes ingénieuses qui font fleurir sur un nom l'esprit ou l'héroïsme germé sous le couvert d'un autre, c'est que toutes ces manœuvres du mensonge ont été mises en usage pour les choses les plus graves de l'histoire, aussi bien et plus souvent peut-être encore que pour ces frivolités, pour ces bagatelles: et cela, toujours à la grande joie du menteur qui tendait le piège, du mystificateur sournois qui riait sous cape du succès de son industrie, et s'en applaudissait d'autant mieux qu'il vous avait leurré pour une affaire plus sérieuse, et vous avait servi une bourde plus vide et plus inutile, au lieu d'une vérité nécessaire.

[77] Plutarque, Apophthegmes, édit. Didot, t. III, p. 121.—Rollin, Hist. ancienne, 1836, in-8, t. III, p. 27.—H. Estienne, Précellence du langage françois, édit. Feugère, p. 118.

[78] C'est Freigius qui lui prêta le premier ce mot au t. I de ses Commentaires sur Cicéron. V. la lettre de Guy Patin à Spon, du 22 juin 1660.

[79] Ce mot, dans le Chevræana, t. I, p. 350, est prêté à Bassompierre. Il se trouvait, bien avant que celui-ci fût né, dans le Trésor du Monde, Paris, 1565, in-12, liv. II, p. 59.

[80] J.-B. Say, Traité d'économie politique, t. I, p. 189.

[81] Il Lasca Dialogo, cruscata, ovvero barodosso di Mannozzo Rigogoli. Firenze, 1606, in-8.

On ne trompe pas toujours son siècle; mais pour peu qu'on soit imprimé et qu'on ait mis un peu d'art à façonner ses menteries, l'on a pour soi tous les siècles qui suivent. La vérité se dit toujours la dernière, souvent même elle ne se dit pas du tout, tant il y a de gens qui sont de l'humeur timorée de Fontenelle et qui craignent d'ouvrir les mains. Le mensonge, fanfaron et bavard autant qu'elle est timide et muette, marche, court, vole cependant: l'avenir est à lui.

C'était bien l'espoir de cet impudent de Paul Jove, «lequel, dit Guil. Bouchet[82], estant blasmé de mensonge en son histoire, le confessa, adjoutant néantmoins qu'une chose le confortoit, qui estoit l'asseurance que dedans cent ans il n'y auroit escrit aucun, ne personne qui dist le contraire de ce qu'il avoit mis en son livre; et par ainsy que la postérité croiroit tout ce qui estoit couché dans son histoire.»

[82] XIVe Sérée, t. II, p. 57.


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