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L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques

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III

Je viens de dire que je faussais compagnie à l'histoire ancienne; mais je vois tout d'abord qu'il faudra bien, malgré moi, que j'y revienne, car une bonne partie des mots qui font l'esprit de l'histoire de France, est dérobée à l'esprit des anciens. On a donné de la phrase une version tant soit peu rajeunie, on a déplacé la scène, changé les personnages, et le tour a été joué; et cela non pas une, mais vingt fois au moins. Nos historiens n'ont pas même eu le mérite d'inventer l'esprit qu'ils prêtaient à leur héros; ils l'ont pris tout fait dans quelque livre de langue morte, pour le faire courir à travers l'histoire vivante de leur temps.

L'exemple en cela leur venait des Romains. Dans le bagage littéraire importé de Grèce à Rome, se trouva l'histoire toute faite. Il ne fallut qu'arranger à la romaine ce qui était à la grecque. Tite-Live et les autres s'en chargèrent. De cette manière, telle tradition qui figure dans les origines helléniques se retrouve plaquée sur les origines romaines.

L'héroïsme de Scævola, dont nous parlions tout à l'heure, est un plagiat fait à je ne sais quel héros grec célébré par l'historien Agatharcide[61]. Les trois Horaces et les trois Curiaces sont des Grecs déguisés en Romains et en Albins. Le combat dont on leur fait honneur eut pour véritables champions trois soldats de Tégée et trois de Phénée, dans une guerre qu'avaient entre elles ces deux petites villes d'Arcadie. Le récit du fait se trouve tout au long dans un fragment des Arcadiques de Démarate, conservé par Stobée[62]. «Il n'y manque aucune circonstance, dit M. Villemain[63], on y trouve jusqu'à l'amour de la sœur du vainqueur pour l'un des vaincus, et jusqu'au meurtre de cette sœur infortunée.»

[61] V. la Dissertation de M. de Pouilly, sur l'histoire des quatre premiers siècles de Rome, dans les Mémoires de l'Acad. des Inscript., ancienne série, t. VI, p. 26.

[62] Id., ibid., p. 27.

[63] La République de Cicéron, Paris, Didier, 1858, in-8, p. 147.

L'histoire de Romulus n'est qu'une version à peine modifiée de celle de Cyrus: «L'Astyage d'Hérodote, dit M. Michelet[64], craignait que sa fille Mandane ne lui donnât un fils. L'Amulius de Tite-Live craint que sa nièce Ilia ne lui donne un arrière-neveu. Tous deux sont également trompés. Romulus est nourri par une louve, Cyrus par une chienne. Comme lui, Romulus se met à la tête des bergers; comme lui, il les exerce tour à tour dans les combats et dans les fêtes. Il est de même le libérateur des siens. Seulement les proportions de l'Asie à l'Europe sont observées. Cyrus est le chef d'un peuple, Romulus d'une bande; le premier fonda un empire, le second une ville.» L'histoire de Curtius se retrouve dans les traditions phrygiennes, tout à fait semblable, ainsi qu'on en peut juger par le récit qu'en a fait Callisthène, qui vivait sous Alexandre, c'est-à-dire avant les premiers historiens de Rome[65].

[64] Hist. romaine, édit. belge, t. I, p. 63.

[65] Mém. de l'Acad. des Inscript., t. VI, p. 27.

Si l'histoire put être aussi complaisamment accommodée à la guise de tel peuple comme à celle de tel autre; s'arranger pour celui-ci après avoir servi pour celui-là, mais le plus souvent, il faut en convenir, à la condition de n'être vraie pour aucun des deux; il est, à plus forte raison, tout naturel que les emprunts d'esprit, qui tiraient moins à conséquence, aient toujours pu se faire, d'un peuple à l'autre, avec la plus grande facilité. Le prêt d'une anecdote ou d'un mot devait moins coûter que celui d'un fait sérieux, d'un héroïsme, ou d'une tradition. Aussi les dettes de ce genre, que les faiseurs d'Ana nous ont fait contracter envers le passé, sont-elles sans nombre. Je ne parle pas seulement des facéties ordinaires, menues monnaies des conversations qu'on manie et qu'on fait circuler, sans regarder à la marque qui souvent est grecque ou romaine[66]; mais aussi et surtout des paroles dont on a gratifié l'esprit des princes ou des grands hommes, et qui, en raison de l'importance de leurs modernes endosseurs, ont obtenu, sans contrôle et à perpétuité, droit de circulation dans l'histoire.

[66] Pour un grand nombre de ces bons mots renouvelés des Grecs, nous renverrons au curieux Ana grec, le Philogelos, publié par M. Boissonade, à la suite des Déclamations de Pachymère, 1848, in-8. V. notamment les notes des pages 272, 280, 281, 284, 302.

Voltaire s'aperçut de ces emprunts des anecdotiers, qui, acceptés par les historiens, ont jeté tant de fausse monnaie dans l'histoire. Il les en railla fort, lui qui, s'il n'eut pas en pareille affaire une conscience beaucoup plus rigoureuse, se donna du moins presque toujours la peine de créer de toutes pièces les belles paroles dont il fit honneur à ses personnages:

«Pour la plupart des contes dont on a farci les Ana, écrit-il à M. du M...[67], pour toutes ces réponses plaisantes qu'on attribue à Charles-Quint, à Henri IV, à cent princes modernes, vous les retrouvez dans Athénée et dans nos vieux auteurs. C'est en ce sens seulement qu'on peut dire: Nil sub sole novum.»

[67] A M. du M..., membre de plusieurs académies, sur plusieurs anecdotes (1774).

A cela Voltaire n'ajoute pas de preuves; mais, sans beaucoup de peine, nous allons pouvoir en donner pour lui.


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