L'esprit dans l'histoire: Recherches et curiosités sur les mots historiques
Bien souvent il est arrivé que lorsqu'un fait réellement vrai avait été revêtu par les historiens des formes menteuses de leur style, celles-ci faisaient mettre en doute la vérité du fond, et reléguer le tout dans la catégorie de leurs fables coutumières.
Il en a été ainsi pour cette grande scène où tous les historiens des deux derniers siècles, mais aucun avec autant de pompe et de faux apparat que l'abbé Velly, nous représentent Philippe-Auguste, le matin de la bataille de Bouvines, posant sa couronne sur l'autel, en disant à ses barons: «S'il est quelqu'un parmi vous qui se juge plus capable que moi de la porter, je la mets sur sa tête et je lui obéis.»
Tenu en défiance par cette mise en scène et par cette déclamation; n'ayant d'ailleurs pour garantie du fait qu'un passage de la Chronique de Richier, abbé de Senones, et un autre de Papire Masson qu'il savait très-porté à donner créance aux fables, Augustin Thierry n'hésita pas à révoquer hautement en doute, dans une de ses Lettres sur l'histoire de France[126], tout le théâtral épisode. Depuis lors, on a publié la Chronique de Rains, et le fait condamné par M. Thierry s'y est retrouvé avec des airs de vérité naïve qui lui assurent enfin une sorte d'authenticité. Par la manière dont le récit nouveau détruit presque de fond en comble l'échafaudage de cette histoire telle qu'on la racontait auparavant, on ne voit que mieux toutefois combien il avait été raisonnable, sinon de la nier, du moins de la mettre en doute.
[126] 1re édition, p. 72.
Nous allons reproduire la simple narration du vieux chroniqueur, avec les paroles sensées dont M. Edward Leglay la fait précéder en la citant dans son Histoire des comtes de Flandre[127].
[127] T. I, p. 500.
«Quelques historiens, dit-il, prétendent que le roi de France, se plaçant au milieu de ses officiers, fit déposer sa couronne sur un autel, et que là il l'offrit au plus digne. Personne ne se présenta comme bien l'on pense, et Philippe remit sa couronne sur sa tête. Guillaume le Breton, qui se tenait derrière le roi, et vit de ses propres yeux tout ce qui se passa dans cette journée mémorable, ne parle pas de cette cérémonie à la Plutarque. Si la chose eut lieu, elle fut beaucoup plus simple, plus naïve, et par conséquent beaucoup plus en harmonie avec les idées féodales et chevaleresques; telle enfin que la rapporte un vieil auteur français:
«Quand la messe fut dite, le roi fit apporter pain et vin, et fit tailler des soupes, et en mangea une, et puis il dit à tous ceux qui autour de lui étaient: «Je prie à tous mes bons amis qu'ils mangent avec moi, en souvenance des douze apôtres, qui avec Notre-Seigneur burent et mangèrent, et s'il y en a aucun qui pense mauvaisetié ou tricherie, qu'il ne s'approche pas.» Alors s'avança messire Enguerrand de Coucy, et prit la première soupe et le comte Gauthier de Saint-Pol la seconde et dit au roi: «Sire, on verra bien en ce jour si je suis un traître.» Il disait ces paroles pour ce qu'il savait que le roi l'avait en soupçon, à cause de certains mauvais propos. Le comte de Sancerre prit la troisième soupe, et les autres barons après, et il y eut si grande presse, qu'ils ne purent tous arriver au hanap qui contenait les soupes. Quand le roi le vit, il en fut grandement joyeux; et il dit aux barons: «Seigneurs, vous êtes tous mes hommes, et je suis votre sire, quel que je soie, et je vous ai beaucoup aimés... Pour ce, je vous prie, gardez en ce jour mon honneur et le vôtre. Et se vos vées que la corone soit mius emploié en l'un de vous que en moi, jo mi otroi volontiers et le voit de bon cuer et de bonne volenté.» Lorsque les barons l'ouïrent ainsi parler, ils commencèrent à plorer, disant: «Sire, pour Dieu, merci! nous ne voulons roi sinon vous. Or, chevauchez hardiment contre vos ennemis, et nous sommes appareillés de mourir avec vous[128].»
[128] La Chronique de Rains, publiée par M. L. Paris, p. 148.—Ce qu'il y a d'assez singulier, c'est que la scène, telle que l'abbé Velly et les autres l'ont arrangée, ressemble beaucoup moins à celle dont on trouve le récit dans cette Chronique de Rains, qu'à certaine scène du même genre pompeusement décrite dans l'Alexiade, liv. IV, ch. V. Au lieu de la bataille de Bouvines, il s'agit de celle de Dyrrachium; au lieu de Philippe-Auguste, c'est Robert Guiscard. Anne Comnène lui fait tenir aux chevaliers normands le même discours à peu près que l'on a prêté à Philippe-Auguste offrant sa couronne aux barons.
Il vous semblera sans doute, comme à moi, que l'histoire gagne beaucoup à ce simple récit où la pratique d'un pieux usage, cette communion de la bataille, si chère à Du Guesclin lui-même[129], fait le fond de la scène. On ne peut nier qu'il substitue au mieux ses naïvetés chevaleresques à la pompe déclamatoire de ces narrations de seconde main, dans lesquelles, à force d'être frelatée et fardée, la vérité elle-même n'était plus vraisemblable.
[129] Sa coutume, avant le combat, était de manger trois soupes (trois tranches de pain) dans du vin, en l'honneur de la Trinité. Les preux du Roman de Perceval faisaient tous la même chose.