Voyage dans le nord du Brésil fait durant les années 1613 et 1614
De l’Estat du Temporel en ces premiers Commencemens.
Chap. II.
L’homme est composé d’esprit et de corps, l’esprit comme le plus noble doit estre servy le premier, puis apres le corps ; à ce subject il estoit plus que raisonnable de travailler premierement aux Chappelles pour en icelles repaistre les esprits de la parole de Dieu, & des SS. Sacremens, puis s’appliquer à ce qui regardoit le temporel ; Or tout ainsi qu’une terre, non encore cultivee ne donne pas grand contentement à son Maistre, voire s’il n’avoit du pain d’ailleurs, il pourroit mourir de faim aupres d’Icelle semblablement le lieu que l’on avoit choisi pour bastir la forteresse de Sainct Loüis estoit esloigné de toute commodité ; d’autant que c’est une poincte de roche qui avance dans la mer, en un des bouts de l’Isle, où jadis les Sauvages avoient habité & jardiné, & par ainsi rendu sterile ; d’autant que la terre ayant porté trois ans n’a plus de force à produire aucune chose sinon du bois, si d’adventure elle ne repose plusieurs annees ; cela fut cause que nous patissions beaucoup en ces commencements, voire à peine avions nous de la farine du Païs, de laquelle nous faisions du Migan, c’est à dire de la boüillie avec du sel, de l’eau et du poivre, qu’ils appellent Ionker, & de cela seulement nous sustentions nostre vie. Quelques uns qui ne pouvoient manger de cette farine seiche, la détrempoient dans l’eau & la mangeoient, Ceux qui estans en France à peine pouvoient manger des viandes delicates, trouvoient en ce Païs les legumes, quand ils en pouvoient avoir, tres-delicieuses.
Je rapporte cecy pour loüer la patience des François au service de leur Roy, & pour effacer cette tache qu’ordinairement on jette sur leur manteau, qu’ils sont impatiens, indomtables et mal-obeïssans ; Car je tesmoigne, avec verité, que je ne vey jamais tant de patience, et tant d’obeissance, qu’en ces Pauvres François. Que ceux donc qui ont bonne volonté d’aller en ces Païs ne s’estonnent d’entendre cette grande pauvreté ; Car ils ne patiront jamais, ce que nous avons pati, & de jour en jour la terre s’accomode & les vivres s’augmentent.
Pour remedier à cette disette, l’on delibera d’envoyer à la pesche des vaches de mer[57], environ à 30 & 40. lieües de l’Isle : ces bestes poissons ont la teste de vache sans cornes toute fois, deux pates sur le devant au dessous des mamelles, elles produisent leurs veaux comme les vaches, & les nourissent de leur laict, mais le petit veau a cette proprieté digne d’estre remarquee, pour nous servir d’instruction, c’est qu’il embrasse sa mere par sus le dos avec ses deux petites pates, & jamais ne la quitte, quoy que morte, tellement qu’on les prend vifs, & en a-on apporté de vifs jusques en l’Isle, & sont tres-delicats. Que cecy serve aux enfans à executer le commandement de Dieu, d’honorer Pere & Mere, c’est à dire, de leur survenir, aymer & respecter ; que les Catholiques se souviennent de demeurer fermes & colez au giron de l’Eglise leur Mere, & qu’aucune persecution ne les en arrache, que tous bons François cherissent leur Roy & leur Patrie. Ces Vaches de mer sont prises à la pasture qui est l’herbe croissante au bordage de la mer : Les Sauvages coulans leur canot doucement par derriere elles, d’où ils les dardent de deux ou trois harpons, & mortes qu’elles sont, sont tirees à terre, mises en pieces & salees ; Chose pareille arrive aux delicieux & gloutons, qui s’estans fabriquez leur ventre pour Dieu, sont surpris de la mort au milieu des viandes, et saouls sont traisnez en un moment dans les Enfers.
Le sel du tout necessaire, tant pour saler ces vaches, que pour autres commoditez, se pesche environ à quarante lieuës de l’Isle, dans des grandes plaines sablonneuses, ou il se faict naturellement en forme de glace, dur & luisant comme cristal, & ce par le flus & reflus de la mer qui donne dans ces plaines, & quand la mer est retiree, le Soleil vient à le cuire par sa chaleur, & est beaucoup meilleur, que celuy de France, & que celuy d’Espagne. Il faut l’aller pescher avant la saison des pluyes, pour ce qu’elles noyent le lieu où il se trouve.
Ayant prouvenu à ce mesnage, l’on dispersa une partie des François par les villages, pour y vivre suivant la coustume du Païs, qui est d’avoir des Chetouasaps, c’est à dire hostes ou comperes, en leur donnant des marchandises au lieu d’argent ; Et cette hospitalité ou comperage est entr’eux fort estroicte ; car ils vous tiennent proprement comme leurs enfans, tandis que vous demeurez avec eux, vont à la chasse & à la pesche pour vous, & d’avantage leur coustume estoit de donner leur filles à leurs Comperes, qui prenoient deslors le nom de Marie, & le sur-nom du François pour designer l’alliance avec tel François, en sorte que disant Marie telle, c’estoit autant que de dire la Concubine d’un tel. De sçavoir au vray pour quoy ils appellent leurs filles données aux François, pour concubines du nom de Marie, je ne puis l’asseurer, sinon qu’un jour un Sauvage me dist, luy monstrant un Tableau de la Mere de Dieu, et luy disant, Koaï Toupan Marie. Voilà la Mere de Dieu Marie : il me respondit : chè aï Toupan Arobiar Marie. Je croy & cognoy que la Mere de Dieu est Marie, & appellons nos filles que nous donnons aux Caraibes Marie. Cette coustume de prendre les filles des Sauvages, a esté deffenduë aux François, & cela ne se faict plus, si ce n’est occultement, mesme les sauvages qui de premier abord que l’on fist cete deffence, se doutoient de la fidelité & amitié des François envers eux, pour ne prendre leurs filles comme ils avoient de coustume, à present qu’ils ont esté entierement informez que Dieu defend d’avoir des femmes sinon en mariage, & que les Peres Messagers de Dieu le preschoient & l’avoient fait prohiber par ordonnance du Grand, se scandalisent quand ils voyent les François faire au contraire & le venoient denoncer au Grand & à Nous, en sorte qu’il faut que le François face ses affaires bien secrettement, s’il ne veut que cela soit cogneu.